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  • La carte postale du jour...

    Aucun homme, aucune femme ne doit justifier son anthologie personnelle, ses choix canoniques. L'amour ne se justifie pas par l'argumentation."
    - George Steiner, Réelles présences

    dimanche 1 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert cette collection des LateNightTales au milieu des années 2000, j'étais disquaire et mon collègue du rayon électro (coucou Stéphane!) appréciait ces compilations, me semble-t-il, et même s'il m'a fallu du temps, j'ai fini moi aussi par affectionner ce concept qui laisse à un groupe le soin de faire une anthologie de ses goûts musicaux, ses disques et ses titres préférés, puis d'y apporter une touche personnelle en reprenant une chanson à sa manière.

    Je me souviens bien d'avoir été très surpris par les choix des Américains de MGMT, que je connaissais pour leur hit Kids et rien d'autre, d'avoir apprécié le fait qu'ils évitaient de compiler ce qui se ressemble, pour réunir plutôt ce qui se rassemble autour d'une certaine esthétique sonore, de Disco Inferno au Spacemen 3, en passant par le génial Red Indians de Felt (qui rappelle un peu All my colours d'Echo & The Bunnymen!), le magnifique et langoureux Ocean des Velvet Underground ou encore le sobre mais efficace titre de The Durutti Column : For Belgian Friends, ainsi qu'un nombre de groupes et de musiciens que je ne connaissais pas d'ailleurs, ou peu, autant dire que cette anthologie remplit tout ce qu'on attend d'elle, à savoir qu'elle nous ouvre le jardin secret de ses concepteurs et nous guide dans une flânerie ici bien agréable.

    Je me souviens aussi qu'après avoir découvert qu'ils avaient repris All We Ever Wanted, probablement mon morceau préféré de Bauhaus, MGMT ont fait un bon sur l'échelle de l'estime que je leur portais, passant de peu à beaucoup ! (et la vidéo est très sympa)

     

     All we ever wanted was everything
     All we ever got was cold
     Get up, eat jelly, sandwich bars and barbed wire
     And squash every week into a day

    https://vimeo.com/32590845

     

    Comme les compilations, les revues sont capitales pour cultiver la curiosité, nous amener vers de nouveaux artistes, de nouveaux écrivains, d'autres livres à lire, ou à relire parfois. Ainsi Fario réalise depuis des années déjà un captivant travail en publiant régulièrement des numéros qui allient l'intelligence du contenu à une belle esthétique, faisant de ces quelque 480 pages un véritable livre de collection pour toute bonne bibliothèque (il y en a encore, et même plus qu'on ne le croit). Les admirateurs de Gustave Roud comme moi avaient trouvé, dans un précédent numéro, les photographies de cet écrivain suisse adepte de la randonnée en plaine, et dans ce dernier numéro, le quatorzième, on découvrira des textes de Baudoin de Bodinat, Lionel Bourg et Bernard Noël, pour n'en nommer que quelques-uns, mais aussi des poésies, en bilingue (!), d'Ivan Bounine, et bien sûr l'habituelle question, en fin de revue : Où écrivez-vous ? posée cette-fois à Denis Grosdanovitch, qui s'en explique dans un texte intime et joyeux. Autant dire que cette revue est littéraire, qu'elle est un bon antidote à la bêtise actuelle, qu'elle invite à prendre son temps aussi. À noter, et cela pour vous avoir par les sentiments, que Fario vient de se faire sucrer son aide du CNL (Centre National du Livre), et que, du coup, elle ne peut compter que sur ses lecteurs - le bon moment pour découvrir cette revue ! 

    Outre l'excellent (quoiqu'un peu triste) éditorial de Vincent Pélissier, on trouve dans les premières pages de ce numéro un extrait d'un magnifique texte de Paul Valery (que vous pourrez, à défaut, retrouver dans son recueil paru en folio : Variété III, IV et V), et que je ne peux m'empêcher de reproduire à mon tour tant il est bon (et qui date de 1935!) :

     

    "Commençons donc par l'examen de cette faculté qui est fondamentale et qu'on oppose à tort à l'intelligence, dont elle est au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l'homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l'avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l'intelligence souffrira profondément de l'altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération ?
     Notre monde moderne est tout occupé de l'exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les cherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on n'eût jamais imaginés), à partir des moyens de contester ces besoins qui n'existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérement infligées. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... Abus de fréquences dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accomode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose suffisante."