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  • La Carte postale du jour ...

    "À force d'écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver"
    - Marcel Carné, Drôle de drame (1937)
     

    mercredi 30 novembre 2016.jpg

     
    Je me souviens que malgré le fait que nous ne savions pas bien quoi faire avec ce disque de hiphop - nous sommes en 1991, en plein revival gothique et le disque Die Propheten de Das Ich tourne en boucle sur la platine du magasin de disques où je "travaille" -, Consolidated venaient en tout cas confirmer qu'un réel radicalisme était encore possible en musique après le rachat total du punk (dès sa disparition en 1978), prenant fait et cause pour le végétarisme (Consolidated furent les premiers vegan que j'ai connu, et en 1991... autant dire que c'était aussi nouveau et inconnu, qu'extrême et très mal vu), s'opposant aux violences policières, à la politique cannibale des états fascistes unis d'Amérique (du nord), au patriarcat (Consolidated furent aussi le premier groupe aussi engagé pour le féminisme), critiquant l'industrie culturelle (les pseudos alternos' avec) etc. - Consolidated était en avance sur leur temps, tout ce qu'ils dénonçaient est d'ailleurs arrivé depuis.
     
    Je me souviens bien qu'un soir, à l'Usine, Damien (le Baron), et ce en pleine soirée gothique, a décidé de prendre les platines avec un bon coup dans le nez, a mis un morceau de Consolidated, chassant instantanément le peu de créatures de la nuit qui restait encore, non seulement de la piste de danse, mais carrément du Kab' - fallait oser.
     
    Je me souviens aussi des morceaux de dingue qu'on trouve sur cet album mixant du funk avec un hiphop industriel assez agressif, des montages de discours pour dénoncer la langue de bois des politiques, avec des titres comme Brutal Equation, Music has no meaning, Your body belongs to the State, The sexual politics of meat ou encore le manifeste Friendly Fascism et son introduction où une voix suave nous souhaite la bienvenue dans cette fin de vingtième siècle et l'arrivée de fascisme sympathique, et le refrain : friendly fascism having so much fun, what else do you need ?
     
    https://www.youtube.com/watch?v=6WBBA_FzuwM
     
    Il serait faux de penser que toute œuvre artistique, et plus particulièrement littéraire, est annonciatrice d'événements à venir, mais l'intérêt de ces œuvres, quand elles sont en avance sur leur temps, quand elles ont su capter une étincelle du futur, c'est qu'elles nous aident à penser l'impensable... et c'est bien le sujet de ce livre qui, par le biais de nombreuses œuvres littéraires, mais aussi picturales (Ludwig Meidner) ou cinématographiques (Akira Kurosawa, Jean-Luc Godard), tente à nous faire découvrir ce qui était écrit à l'avance. Pierre Bayard est non seulement très cultivé, et généreux, puisqu'il nous en fait profiter, mais il écrit aussi de manière accessible, souvent amusante, ce qui rend son essai des plus captivant. Il nous donne ainsi pléthore de pistes pour découvrir des anticipations avérées ou dormantes (quand cela ne s'est pas encore produit), comme autant de point de rupture, de ligne de faille, d'éclat de temps : Kafka et sa Colonie pénitentiaire qui présageait les camps de concentration ; l'haïtien Frankétienne, qui écrivit une pièce de théâtre mettant en scène un tremblement de terre terrible, dont il fut peu après lui-même victime comme toute l'île malheureusement ; Houellebecq et Plateforme, ce roman se déroulant en Thaïlande et qui prédisait en quelque sorte les attentats de Bali l'année suivante ; Jules Verne, Franz Werfel, H.G.Wells, Tom Clancy et la liste est longue, vertigineuse même ! et vertigineuse à ce point que Pierre Bayard finit par conseiller à "ceux qui nous gouvernent", "de lire et de relire le célèbre auteur de science-fiction (Jules Verne), non pour admirer abstraitement et après coup sa prescience, mais pour essayer de deviner, dans l'intérêt de tous ceux dont ils ont la charge et dont ils négligent trop souvent les intérêts, de quoi notre avenir sera fait." Comme il a raison - et comme il le prouve bien avec cet essai admirable qui redonne espoir en les arts et la littérature d'ailleurs. Ah... vous vous demandez certainement pourquoi Le Titanic fera naufrage comme titre ? Un roman racontait le naufrage identique d'un immense navire appelé le Titan, quatorze ans avant le drame (et je ne parle pas de l'adaptation avec Di Caprio et l'affreuse chanson de Céline Dion, mais bien du naufrage du Titanic) !
     
    Extrait de Le Titanic fera naufrage, de Pierre Bayard (publié aux éditions de Minuit) :
     
    "C'est donc à une tout autre manière d'écrire l'histoire de la littérature et des arts qu'invite la prise en compte des divers anticipations dont les œuvres sont porteuses.
     Une histoire qui ne serait plus fondée sur une conception linéaire de la temporalité, mais sur une vision en vrille - attentive au jeu des causes postérieures et des conséquences antérieures -, grâce à laquelle les œuvres, situées au point de rencontre des traces du passé et des éclats du futur, pourraient compléter par leur connaissance du monde les expertises sur lesquelles s'appuient, de manière insatisfaisante, ceux qui ont en charge de notre destin."
  • La Carte postale du jour ...

    "Je ne comprends pas qu'on laisse entrer les spectateurs des six premiers rangs avec des instruments de musique. Au vestiaire les violons, clarinettes et autres bassons !"
    - Alfred Jarry

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    Je me souviens d'avoir adoré la reprise qu'avait faite Siouxsie de Spiegelsaal (en anglais Hall of Mirrors) de Kraftwerk, sur son album Through the looking glass, de 1987, et d'avoir soudainement fait plus attention aux textes du groupe allemand qui avait beaucoup à dire sur la société du spectacle et de la consommation des années 70s.

    Je me souviens bien de l'influence considérable de Kraftwerk sur David Bowie, qui les invitera à tourner avec lui en 1976 - ce que Kraftwerk refusera poliment, pour lui rendre hommage un an plus tard en chantant De station en station / retour à Dusseldorf City / rencontrer Iggy Pop et David Bowie - ; sur Ian Curtis, qui diffusait parfois Trans Europa Express avant que Joy Division monte sur scène ; sur les pionniers de la Techno comme Juan Atkins, Derrick May et Kevin Saunderson ; et bien sûr Kraftwerk influença New Order qui s'inspirèrent de Europa Endlos pour leur très bon titre Your silent face (1983).

    Je me souviens aussi de cette anecdote racontée par un membre de Kraftwerk qui expliquait qu'après un concert parisien, le groupe était allé au Palace (ou aux Bains?) et que le DJ, voulant leur faire plaisir, avait passé Trans-Europa Express, vidant instantanément la piste de danse, ce qui fut un grand moment de solitude pour les musiciens allemands...

    https://www.youtube.com/watch?v=qBGNlTPgQII

     

    Je n'avais jamais eu vent de cette bande dessinée qui retrace l'histoire de la house music, en croisant la disco, le funk, la soul, la techno de Detroit, la french touch et même la new-wave... heureusement, les éditions Allia ont eu la bonne idée de rééditer ce bel objet réalisé à l'aube des années 2000 par deux fins connaisseurs des musiques, principalement électroniques, mais pas seulement, vous l'aurez compris. Didactique et drôle, ce guide à la narration impeccable a l'élégance de nous guider dans les clubs et de nous faire découvrir les DJs de New York à Paris (manque peut-être la Belgique et l'electronic body music, grands absents de ce recueil...), depuis les années 60 jusqu'à la fin des années 90, et tout ça avec un regard parfois critique, surtout vers la fin du livre où l'on sent que quelque chose ne va plus : tout le monde a voulu monter dans le train de l'électronique, et la machine a comme déraillé. En tout cas, David Blot et Mathias Cousin nous font profiter de leur immense culture musicale en nous donnant régulièrement des listes de chansons par thème : "disco partout", "Chicago et house music", "Detroit techno city" ou encore une liste "Manchester" incluant les Happy Mondays, bien sûr, mais aussi A Certain Ratio, The Fall et les Smiths - génial ! Et puis comme ils sont fans de New Order, on a droit à un cahier spécial sur le groupe, réalisé en 2001 et qui est vraiment bien sympathique, surtout pour l'anecdote racontée par le groupe mancunien déclarant qu'en 1986, alors que les musiciens enregistrent leur album Technique à Ibiza, ils auraient croisé Nico et discuté avec elle, juste avant qu'elle ne reparte sur son vélo et décède une heure plus tard - ils seraient donc les derniers à l'avoir vue ! Presque incroyable... Le chant de la machine est une BD qui tend vers ce que faisait le dessinateur américain Crumb dans les années 60, alors que le texte (ou plutôt "le scénario", signé David Blot) est rédigé dans un style journalistique et humoristique qui rend la lecture aussi facile qu'intéressante, que l'on soit fan de musique électronique, ou pas, passant de la disco new yorkaise au son froid de Kraftwerk pour revenir vers Daft Punk et les premières raves du début des années 90. Un grand moment musical, un livre passionnant et original.

    Extrait de Le chant de la machine, de David Blot et Mathias Cousin (publié par les éditions Allia) :

    Le chant de la machine.jpg

     

     

     

     

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Je n'ai jamais été aussi peu intéressé par ce que je faisais dans les années 80. J'avais complètement déserté ma musique. Bizarrement, c'est à cette époque que j'ai eu mon plus grand tube avec Let's dance. Pour la première fois, j'appartenais au public et je ne savais pas quoi faire. Leur donner ce qu'ils réclamaient ou leur résister."
    - David Bowie

    lundi 21 novembre 2016.jpg

    Je me souviens que nous nous sommes bien marrés à cause du refrain "ouais-ouais-ouais-ouais, au Vénus bar" mais que, globalement, cette chanson d'AV est super dansante pour une soirée new-wave.

    Je me souviens d'avoir acheté ce disque un peu à la même période qu'un quarante-cinq tours de Robi qui reprenait du Trisome 21, ainsi que le 10pouces de Lescop avec le titre La forêt dessus, et que tout ça ressemblait presque à un revival 80s bien assumé et en français s'il vous plaît.

    Je me souviens aussi qu'à la dernière soirée Disorder, j'ai passé deux fois le titre Venus Bar d'AV parce que l'ambiance était à la fois joviale et hystérique et que ça apportait une bonne pointe d'humour en plus.

    https://www.youtube.com/watch?v=uRzwY3w2Rmc

     

    J'ai la chance de travailler dans une corne d'abondance qui charrie jour après jour des dizaines, voire des centaines de livres. Je peux faire mon petit marché et dénicher sans gros soucis de bonnes lectures chaque semaine, qu'il s'agisse de classiques ou bien de nouveautés. Il m'arrive d'en recommander à des clients, des amis, et, par un jeu d'échange, on m'en conseille aussi - c'est là que ça se complique. Par politesse, par curiosité aussi, je me prête parfois au jeu et je me laisse tenter, ou avoir - là, je me suis fait avoir. Pourtant tout avait bien commencé : une dame enthousiaste et sympathique me parle d'Antoine Laurain en grand bien ; ma curiosité est titillée sans parler de mon besoin de ne pas passer à côté d'un bon auteur, d'un chouette livre, voire carrément d'une œuvre. Ainsi, en parcourant le résumé du dernier livre de Laurain, je découvre que ce roman parle d'un groupe cold-wave français fictif et d'une lettre d'un gros label qui serait arrivée avec trente ans de retard. Le fan de Minimal Compact, The Cure, Cocteau Twins et Joy Division que je suis n'attend pas une seconde de plus ! j'embarque une copie du livre le lendemain et après quelques dizaines de pages : patatra. On croirait presque avoir affaire à une version light de Vernon Subutex de Despentes, mais là où l'auteure faussement outrancière nous gratifie au moins d'une culture musicale crédible (Joy Division, Einstürzende Neubauten, etc.), Laurain lui, tout en nous présentant un groupe de cold-wave, nous cite Christophe, U2 et Indochine là où on attendait Complot Bronswick, Marc Seberg, Baroque Bordello ou Normal Loy - misère. Mais si cela n'était que ça... l'auteur nous sert une petite enquête qui n'est là que pour nous présenter, avec trente ans de bagages sous les yeux, les anciens membres du groupe : un financier à qui tout réussit (mais mystérieux...) et que tout le monde veut comme président de la France (whoua...) et qui retrouve subitement la chanteuse avec qui (mais il ne le savait pas) il a eu un enfant trente ans plus tôt (qui est en fait sa secrétaire ! si, si, sa secrétaire...) ; un facho' qui se fait exploser après son discours au Zénith (oui, au Zénith, vous avez bien lu...) ; un docteur qui n'a rien pour plaire (et que sa femme trompe) mais qui finit par coucher avec la copine russe de vingt ans (et qui fait du porno, sic, évidemment... une Russe, ça ne peut faire que du porno...) du dernier protagoniste, qui est lui un artiste contemporain ultra-cliché. Ah... j'oubliais le mort. Celui qui vivait dans une autre époque, celui des chaises Napoléon qui a choisi de se suicider parce que le monde allait trop vite et qu'il n'y comprenait plus rien (d'ailleurs c'est peut-être la seule partie intéressante du roman). Bref, un roman facile, limite bête sur la fin, construit comme au sortir d'un atelier d'écriture, avec de l'amour et de l'intrigue, pour rester bien au chaud dans ses charentaises avant d'attaquer le dernier numéro de Marie Claire.

    Extrait de Rhapsodie française, d'Antoine Laurain (publié chez Flammarion) :

    "Alain entendit le bruit de la porte se refermer, puis il se dirigea vers le premier café venu et s'entendit commander un rhum."

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Il chemina jusqu'au quai des Augustins, se promena le long du trottoir en regardant alternativement l'eau de la Seine et les boutiques des libraires, comme si un bon génie lui conseillait de se jeter à l'eau plutôt que de se jeter dans la littérature."

    - Balzac, Illusions perdues

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    Je me souviens qu'à la première écoute des deux uniques albums de Glorious Din, il y a de cela quelques années à peine, j'ai pensé à la fois à Joy Division mais aussi à R.E.M. (celui des années 80 donc, des premiers disques, Murmur ou Reckoning, de la merveilleuse chanson So central rain I'm sorry par exemple), ce qui, sur le moment, m'a semblé plutôt incongru, puis je me suis ensuite demandé comment diable j'avais pu passer à côté de ce groupe phare de la scène post-punk de San Francisco de la seconde moitié des années 80 !

    Je me souviens bien que le chanteur de Glorious Din, Eric Cope (dont le nom d'artiste est un hommage à Julian Cope), a poussé son obsession pour Joy Division jusqu'à nommer son deuxième enfant Ian (en 1980), son propre label Insight (du nom de la chanson de Joy Division) et produire lui-même le second album, Closely watched trains, dans l'idée de reproduire le même style de production que Martin Hannett, le fameux "cinquième musicien" de Joy Division en studio.

    Je me souviens aussi d'avoir pensé que Glorious Din, ou du moins son parolier, avait comme point commun avec les Sisters of Mercy une certaine obsession pour le train, qui revient dans plusieurs de leurs chansons, et notamment avec du retard dans le superbe Another train pulls in.

    https://www.youtube.com/watch?v=ujjd-b6g304

     

    Il y a un proverbe dans le monde du livre qui dit que si on veut se faire une petite fortune dans l'édition, il faut commencer avec une grosse fortune. Il faudrait aussi lire les essais d'Eric Vigne (Le livre et l'éditeur, Klincksieck 2008), de Jean-Yves Mollier (Une autre histoire de l'édition française, La Fabrique 2015) et de François Dosse (les hommes de l'ombre - portraits d'éditeurs, Perrin 2014), ce à quoi je rajouterais comme lecture complémentaire le Journal de stage de Bruno Migdal (pour rire un peu) ainsi que le très intime et beau Jérôme Lindon de Jean Echenoz (pour voir quelle relation particulière entretiennent, parfois, les éditeurs avec un ou plusieurs auteurs). Avec tout ça, il faudra maintenant, pour les intéressés de la chose et, surtout, les jeunes gens de dix-sept à septante-sept ans qui désirent monter une maison d'édition, lire ce petit mais ô combien intéressant livre-témoignage d'Eric Hazan : Pour aboutir à un livre. À travers un grand nombre d'interrogations allant de la construction du catalogue au rapport aux librairies tout en n'oubliant la question du livre numérique, ce livre pourrait avoir des faux airs de guide du parfait petit éditeur - de l'éditeur indépendant -, mais c'est bien mieux encore puisqu'il s'agit de situer l'éthique et la philosophie même des éditions La Fabrique ; leur rapport aux subventions, aux choix des textes, aux traductions, etc. Eric Hazan y parle de son travail, de sa passion, de ce qui l'oppose encore à ce qu'il appelle la "falsification contemporaine", à savoir l'édition commerciale, celle qu'on trouve malheureusement chez bon nombre de libraires, cette édition qui est le fruit pourri de grands groupes, des best-sellers, des listes des meilleurs ventes (en France l'Express, en Suisse l'Hebdo par exemple), des prix littéraires, tout un système auquel de nombreux petits éditeurs indépendants refusent de participer (où ne peuvent pas... la frontière est floue parfois), même si, en éditeur lucide, il n'oublie pas non plus que La Fabrique est aussi un commerce, pas comme les autres, certes, car c'est le commerce de l'esprit, des idées, mais quand on sort des livres, il faut aussi les vendre, et ça, Eric Hazan et son équipe savent le faire, à leur manière, et pour notre plus grand plaisir intellectuel.

     

    Extrait de Pour aboutir à un livre, d'Eric Hazan (publié aux éditions La Fabrique) :

    "Par quels traits peut-on distinguer une bonne librairie ?

     Avant tout par l'existence d'un point de vue. Aucun livre n'est là par hasard ou parce qu'on en a parlé dans tel média : il est présenté parce qu'il est nécessaire, il est mis en perspective. Les tables sont des ensembles construits. Dans le livre auquel vous avez fait allusion, Roland Alberto, de l'Odeur du temps à Marseille, explique que « l'objectif, c'est une librairie où chaque livre est relié aux autres par un fil fait de rencontres, de lectures, de spéculations, d'erreurs et de notes de bas de page. Le client qui entre va être pris dans cette toile : il a acheté celui-ci, il cherchera celui-là. » La fréquentation des librairies apprend à repérer une telle cohérence en regardant simplement la vitrine.

    Ces librairies-là ont-elles un rôle différent des autres, en ce qui concerne l'édition indépendante ?

    La production des petites maisons y occupe plus de place que ne le voudrait son poids en termes de chiffre d'affaires, de nombre de volumes publiés - oui, on peut dire que les bonnes librairies indépendantes favorisent l'édition indépendante."

     

  • La Carte postale du jour ...

    "L'homme qui pratique la lucidité pendant toute sa vie devient un classique du désespoir."

    - Emil Michel Cioran

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    Je me souviens de l'année 1996 pour différentes choses, d'abord parce que c'est l'année de la sortie du film Fargo, des frères Cohen, que j'avais beaucoup aimé, c'est aussi l'année où sort la chanson en duo de Nick Cave avec PJ Harvey, Henry Lee, merveilleuse, l'année de l'album Ende Neu des Neubauten et celle encore de la bande originale de Lost Highway avec un très beau titre de David Bowie, et puis '96 c'est aussi l'année où Bedhead sortent ce magnifique 10pouces, mélancolico-pantouflard comme j'aime.

    Je me souviens bien que Bedhead ont repris Disorder de Joy Division et Golden Brown des Stranglers, ce qui me les rend éminemment sympathiques.

    Je me souviens aussi que j'avais été touché par la chanson The dark ages, surtout quand le chanteur chante de sa voix un peu nasillarde : "The dark ages last a few hours / But that's all the time that's needed / To erase memories, create horrible dreams, ruin sleep / Destroy all possibility of elimination"

    https://www.youtube.com/watch?v=6vv6iHxhOZk

     

    Vers 1850, un critique dont tout le monde a oublié le nom avait professé la fin de la littérature, sa mort, sa disparition, et pourtant : elle est pourtant bien vivante, quoique malade peut-être. Les ouvrages dans une veine désenchantée traitant des possibles fins de la littérature sont légion et bien souvent très intéressants, parce qu'au fond, ils permettent quand même de questionner notre rapport à la littérature dite contemporaine, et plus encore : de cerner un peu mieux de quoi on parle. Nu dans ton bain face à l'abîme, le manifeste littéraire après la fin des manifestes et de la littérature fait partie de ce type d'ouvrages. Bien que très court, il est très original et commence par cette question : "C'était quoi la littérature ? C'était la littérature de Diderot, Rimbaud, Walser, Gogol, Hamsun, Bataille et surtout de Kafka : révolutionnaire et tragique, (...)", pour ensuite évoquer la cause du grand déclin, où plutôt les causes, parce qu'il n'y en aurait pas qu'une - cela serait trop simple. La littérature d'aujourd'hui est, pour Lars Iyer, lui-même romancier, philosophe et grand connaisseur de l'œuvre et de la pensée de Blanchot, "un produit comme les autres", qu'il qualifie alors de "remarquable, exquis, laborieux, mais toujours petit" car "aucun poème ne fomentera de révolution, ni de roman ne défiera la réalité, plus maintenant". Ce livre a, dans sa première partie, quelque chose de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier où Stig Dagerman notait avec une certaine lucidité (et un peu d'amertume sans doute) que "Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? ", tandis que Lars Iyer note de son côté dans un chapitre dédié à Enrique Vila-Matas : "c'est seulement au bord de l'abîme que nous nous souvenons de ce qui est intouchable". Le directeur des éditions Allia, Gérard Berréby, ne s'y est pas trompé en faisant traduire ce petit texte, car il est essentiel, et, malgré un certain découragement envers la littérature contemporaine, aborde celle de Kafka, Thomas Bernhard et Bolano, ce qui donne immanquablement des envies de lectures ou de relectures. À l'heure des poètes qui rentrent dans une librairie sans regarder les livres, des écrivains qui collent à la réalité pour donner sur papier un équivalent de mauvaise série télévisée (mais sans l'image, et parfois sans le son), c'est à cette heure imprécise et inquiète qu'il est bon de regarder dans l'abîme, car celui-ci est oubli et, donc, apaisement. Et nu dans son bain c'est encore mieux.

    Extrait de Nu dans ton bain face à l'abîme, de Lars Iyer (traduit par Jérôme Orsoni, publié aux éditions Allia):

    "Pour ceux d'entre nous qui sont pragmatiques, la fin de la Littérature est simplement la fin d'un modèle mélodramatique, un faux espoir qui est passé par la psychanalyse, le Marxisme, le punk et la philosophie. Mais les moins pragmatiques d'entre nous prenons conscience de ce que nous avons perdu - nous en faisons l'expérience. Sans la Littérature, nous perdons et la Tragédie et la Révolution. Or ce sont les deux dernières modalités valables de l'Espoir. Et quand la Tragédie disparaît, nous sombrons dans la morosité, une vie dont l'infinie tristesse est d'être moins que tragique. Nous avons soif de tragédie, mais où pouvons-nous la trouver lorsqu'elle a cédé la place à la farce ? La honte et le mépris sont désormais les seules réponses aux manifestes littéraires. Tous les efforts viennent désormais trop tard, toutes les tentatives sont des impostures. Nous savons ce que nous voulons dire et entendre, mais nos nouveaux instruments ne tiennent pas l'accord. Nous ne pouvons pas refaire ou faire à nouveau puisque ces deux actions se sont télescopées pour devenir équivalentes  - nous sommes comme les clowns d'un cirque qui ne tiennent pas dans leur voiture. Les mots de Pessoa résonnent à nos oreilles : "Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie." C'est la tâche qui nous est confiée, notre dernière, notre meilleure chance."