Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La Carte postale du jour ...

    "Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. "
    - Max Nordau, Dégénérescence

    mercredi 21 septembre 2016.jpg

     
    Je me souviens d'avoir découvert Marcel Duchamp avec Clockdva et ce Buried Dreams qui était en 1989 d'une modernité folle et qui, me semble t-il, a vieilli sans toutefois perdre de son intérêt.
     
    Je me souviens bien de ce concert de Clockvda en 1991, à Florence, dans un amphithéâtre en plein air, et d'avoir trouvé qu'ils étaient vraiment digne de Kraftwerk, une de leur influence la plus importante (avec D.A.F. de Sade), mais avec un côté beaucoup plus sombre qui me rappelait plutôt Skinny Puppy...
     
    Je me souviens aussi que cet album possédait (possède encore) une forte radicalité, citant pèle-mêle Camus et Sade, Baudelaire et surtout Krafft-Ebing, ce théoricien de la dégénérescence dont le manuel pour spécialistes - Psychopathia Sexualis - eut, depuis sa parution en 1886, un succès presque comparable aux roman best-sellers d'aujourd'hui, traitant pour la première fois de cas de paresthésie, thème mis en musique par Clockdva, notamment sur le titre Velvet realm.
     
    https://www.youtube.com/watch?v=e_-CUVlPNog
     
     
    C'est bien normal que Noël Herpe commence son récit en citant des films, c'est sa spécialité, on lui doit notamment une biographie d'Eric Rohmer, co-écrite avec Antoine de Baecque. Mais ce qui est étonnant, c'est que ce texte au penchant autobiographique qui aurait pu nous faire hausser les épaules et soupirer quelque chose comme "encore une autofiction à la petite semaine", et bien ce texte dissimule en lui les germes de ce qui fait un grand écrivain, celui-là même qui vous emmène là où vous ne pensiez pas aller et qui repense la littérature et la fiction (et le cinéma dans le cas). Ainsi, tout en nous faisant profiter de sa culture sans pédanterie aucune, Noël Herpe se dévoile dans un récit qui débute par ses années d'enseignant à Caen, en compagnie d'un "Don quichotte au pays de Flaubert" comme il le dit si bien, pour se terminer par un strip-tease de l'âme, escorté cette fois dans cette plongée en eau sombre par des d'hommes qui, comme lui, s'habillent en femme dans un monde qui ne veut pas de leur étrangeté. Impossible de ne pas penser à Laurence Anyways, le film de Dolan, dont l'atmosphère est proche, mais reste aussi cette plume dont la beauté brille dans le nuit solitaire des êtes en marge qu'elle décrit... ce livre est mince, certes, mais le poids des mots est là et la littérature ne pourrait pas mieux s'en porter d'ailleurs. Formidable.
     
    Extrait de Dissimulons! de Noël Herpe (publié aux éditions Plein Jour) :
     
    "Je me souviens singulièrement d'un quadragénaire, qui se prénommait Thierry comme Thierry la Fronde, l'idole de ses quinze ans. À cet âge tendre, il s'était fait moquer par ses petits camarades, au vestiaire, parce qu'il portait des collants sous son pantalon. C'est là, me disait-il, qu'il avait compris : les garçons avaient le droit de porter des collants dans les films - mais pas dans la vie. Cet écart entre la fiction et la réalité me déchirait, comme me déchiraient ces bons bourgeois que leur conjointe ne saurait voir travestis.
     Pour décliner ce pathétique, j'écrivis le scénario d'un film intitulé C'est l'homme. Le protagoniste émergeait de l'armée des ombres dont j'ai parlé, il osait sortir dans la rue et cherchait même le danger. Il ne manquait pas de le rencontrer, incarné par trois garçons qui lui faisaient subir toutes les humiliations. Et qui le livraient à une foule haineuse, en le faisant passer pour un pédophile. Outre mes travelos tirés du placard, j'avais mis là-dedans beaucoup de choses. les images soulevées par le rapt d'Ilan Halimi, qui venait d'horrifier la France. Les cauchemars que m'avait valus Funny Games de Haneke. Le souvenir aussi de Panique, dont j'essayais, avec mes moyens modestes, de reproduire le chemin de croix final, au pied de l'église, avec la grande meute des bien-pensants qui s'acharne sur un homme seul.
     C'était un catalogue de mon répertoire, et surtout, pourquoi ne pas le dire ? de mes fantasmes masochistes. Il s'abreuvait au calvaire que je croyais vivre à Caen. Il se gonfla des refus essuyés auprès des festivals, ce qui prolongeait l'atmosphère paranoïaque du film. J'y trouvais le moyen d'exprimer un certain nihilisme christique, qui fait de la Passion l'unique défi à jeter aux mille têtes de la bêtise humaine. Au passage, je réfléchissais sur la phobie du désir masculin qui caractérise notre époque - et qui, au delà du bouc émissaire commode qu'est le pédophile, accable les pulsions considérées comme perverses : toutes les formes de libido, en vérité, coupables de ne point rentrer dans la norme du macho domestiqué.
     Quand je songe aujourd'hui au film, ce n'est pas cette dimension sulfureuse qui me semble la plus précieuse. Elle me renvoie à un théâtre que je connais bien : celui qui consiste à contredire l'ordre établi, à résister à la répartition des rôles conventionnelle - quitte à se retrouver écrasé, non sans un sombre plaisir, sous l'édifice qu'on prétendait ébranler... Ce qui me touche à présent, ce sont plutôt les premières scènes. Mon alter ego en train de déambuler vainement dans les rues parisiennes, affublé d'un déguisement qui ne trompe personne, ne sachant pas au juste ce qu'il veut. Comme s'il y avait là un mouvement qui pourrait se suffire à lui-même. Le pur rêve d'un autre." 
  • La carte postale du jour...

    "La traduction, sous tous ses aspects, est l'opération la plus vitale pour l'homme."
    - Pasolini, Les anges distraits

    dimanche 11 septembre 2016.jpg

     
    Je me souviens que l'Islande a toujours été un fantasme pour moi ; fantasme nourri des films de Fridrik Thor Fridriksson (particulièrement les films Cold fever et Children of nature), de la musique des Sugarcubes puis celle de Björk, de l'album Island de Current 93 ou, plus récemment, des groupes comme Sigur Ros, Amiina ou Ólafur Arnalds.
     
    Je me souviens bien d'avoir été très enthousiaste en apprenant, en mai dernier, que c'est Ólafur Arnalds qui se prêterait au jeu des LateNightTales.
     
    Je me souviens aussi de ma surprise quant au choix de la reprise, obligatoire dans cette collection - et c'est bien là le charme de celle-ci, d'offrir un panorama musical des goûts de l'invité et que ce dernier se prête à une relecture d'une chanson d'un autre artiste -, d'avoir été un peu dérouté par ce Say my name, originalement des destiny's Child et plutôt r'n'b, retranscrit, ou plutôt traduit sous une autre forme, un nouveau langage musical, acoustique, sobre et très mélancolique, et qu'au final, Õlafur Arnalds s'en sort plutôt avec les honneurs (ouf).
     
    https://www.youtube.com/watch?v=kFXxrOy6qc0
     
    "Des livres dans les cartons - des cartons remplis de papier, des feuilles volantes de traduction. C'est ma vie." On l'aura vite compris, la protagoniste du roman de Rabih Alameddine est traductrice, grande amatrice de papier imprimé, de littérature. Cette ancienne libraire, répudiée jeune par un mari imposé et impotent, a dû construire sa vie de façon indépendante dans une société Beyrouthine qui ne s'y prêtait guère. Elle a dû faire face également à la guerre de 1975 à 1991, allant jusqu'à se trouver une kalachnikov pour protéger son appartement regorgeant de livres. Avec l'âge et le temps qui passe, les livres et les auteurs sont devenus son seul refuge même si elle l'a bien compris : ces derniers ne la mettent pas au dessus du monde ni ne la protègent de celui-ci quand il devient hostile... Ainsi Pessoa, Joyce, Kafka, Nabokov, Sebald (qu'elle a traduit), Bolano (qu'elle aimerait traduire), Danilo Kiš, Claudio Magris, Yourcenar et beaucoup beaucoup beaucoup d'autres l'accompagnent dans la vie et dans Beyrouth, cette ville qu'elle décrit comme l'"Elizabeth Taylor des villes : démente, magnifique, vulgaire, croulante, vieillissante et toujours en plein drame". Les Vies de papier est un beau roman sur la littérature, généreux en citations, jamais gnan-gnan, c'est aussi un beau livre sur la vieillesse, et lorsqu'on arrive à la dernière page, la 326, on regrette un peu de devoir quitter cette généreuse quoiqu'extravagante narratrice qui fut une guide de Beyrouth et une critique littéraire fort appréciable. Un bon roman, érudit et divertissant à la fois, où l'on ne s'ennuie guère et quand c'est le cas, c'est toujours pour être repris par une remarque cocasse, une situation comique (ou dramatique) ou encore une excellente citation, comme celle de Camus, tirée de la Chute, qui se trouve au milieu de ce livre et résume un peu le destin de sa protagoniste traductrice : "Ah, mon cher, pour qui est seul, sans dieu ni maître, le poids des jours est terrible."
     
    Extrait de Les vies de papier, de Rabih Alameddine (publié aux éditions Les Escales) :
     
    "Je ne peux pas dire si mes traductions sont bonnes car je ne peux les considérer avec impartialité. Je suis intimement impliquée. Mes traductions sont des traductions de traductions, ce qui, par définition, signifie qu'elle soient moins fidèles à l'original. Comme Constance, je fais de mon mieux. Cependant, contrairement à elle, je ne saute pas les mots que je ne connais pas, et je ne raccourcis pas non plus les passages longs. Je n'ai pas et n'ai jamais eu l'intention de faire de mes traductions un canon absolu - mes ambitions ne sont ni étendues ni entendues. Je traduis pour le plaisir que cela procure et je n'ai assurément  pas en moi l'énergie victorienne. Je suis une Arabe, après tout.
     Garnett ne fut pas le plus prolifique des traducteurs, loin de là. Le Vénitien de la Renaissance Ludovico Dolce traduisit plus de trois cent cinquante livres (Homère, Virgile, Dante, Castiglione, pour n'en citer que quelques-uns), et je ne suis pas certaine non plus qu'il fut le plus prolifique. Le sérieux est un des traits communs aux traducteurs.
     Si vous voulez mon avis, le plus gros problème de Garnett, c'est qu'elle était de son temps, et de son lieu. Son travail est un reflet de cela ; elle plut aux Anglais de sa génération, ce qui est chose normale - tout à fait compréhensible. Malheureusement pour tout le monde, son époque et son lieu étaient follement ennuyeux. Chic type et porto bon marché, ce genre de chose.
     Recourir à la prose edwardienne pour Dostoïevski c'est comme ajouter du lait à un bon thé. Tfeh ! Les Anglais aiment ce genre de chose.
     Et puis Garnett n'était pas un génie. Maintenant, vous savez, Marguerite Yourcenar fit bien pire lorsqu'elle traduisit les poèmes de Cavafy en français. Elle ne se contenta pas de sauter les mots qu'elle ne comprenait pas, elle en inventa. Elle ne parlait pas la langue, alors elle fit appel à des locuteurs grecs. Elle modifia complètement les poèmes, les francisa, se les appropria. Brodsky aurait dit qu'on ne lisait pas Cavafy, qu'on lisait Yourcenar, et il aurait eu cent fois raison. Si ce n'est que les traductions de Yourcenar sont intéressantes en tant que telles. Elle desservit Cavafy, mais je peux lui pardonner. Ses poèmes devinrent autre chose, quelque chose de nouveau, comme du champagne.
     Mes traductions ne sont pas du champagne et elles ne sont pas non plus du thé au lait.
     De l'arak, peut-être.
     Mais attendez. Walter Benjamin a quelque chose à dire à propos de tout cela. Dans "la Tâche du traducteur", il écrivit : "Aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de ressembler à son original. Car dans sa survie, elle ne méritait pas ce nom si elle n'était pas mutation et renouveau du vivant."
     Dans son propre style déconcertant, Benjamin dit que si vous traduisez une œuvre d'art en collant à l'original, vous pouvez montrer le contenu en surface de l'original et expliquer les informations contenues à l'intérieur, mais vous passez à côté de l'essence ineffable de l'œuvre. Autrement dit, vous traitez de l'inessentiel.
     Prenez ça, messieurs Brodsky et Nabokov. Un crochet du droit et un direct de ce bon vieux M. Benjamin. Constance aurait traduit du russe avec davantage de fidélité, elle aurait manqué l'essentiel.
     Très bien, très bien. Constance a peut-être manqué les deux, l'essentiel et l'inessentiel, mais nous nous devions d'applaudir son effort."