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  • La carte postale du jour...

    "Comme une tache d'encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts"
    - Claude Simon, La Route de Flandres (1960)

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    Je me souviens d'avoir attendu fébrilement cet Ypres, de n'avoir pas été déçu.

    Je me souviens bien qu'à l'écoute de ce disque solennel des Tindersticks, travail sonore commandé par le musée In Flanders Fields pour illustrer de manière permanente l'exposition sur la seconde bataille d'Ypres (1915), je me suis immédiatement remémoré celui des français de Collection d'Arnell-Andrea intitulé Villiers-aux-vents, paru il y a une vingtaine d'années maintenant et qui se penchait sur la guerre 14-18 - et notamment le tristement célèbre Chemin des dames -, dans un style proche peut-être des Cocteau Twins, mais avec des textes en français et un style bien personnel tout de même ; d'ailleurs à cette même époque j'avais lu je crois Orages d'acier d'Ernst Jünger, et vu l'excellent film de Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire, autant d'œuvres sur cette guerre industrielle de l'acier-roi, dont Wagner avait dit qu'il représentait le "joug avilissant du machinisme universel dont l'âme est blême comme l'argent".

    Je me souviens aussi que ces longues plages néo-classiques d'une tristesse infinie, qui ne sont pas sans rappeler certains travaux d'Arvo Pärt, m'avaient ainsi ramené au cycle de gravures traumatique de l'artiste Otto Dix intitulé La Guerre et réalisé en 1924, ainsi qu' au dernier poème de Georg Trakl Grodek, où il écrit "La flamme chaude de l'esprit nourrit aujourd'hui une douleur violente, les descendants qui ne verront pas le jour."

    https://www.youtube.com/watch?v=zEsweNWTRdE

     

    Passé inaperçu dans le dévaloir des publications accompagnant la commémoration du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, livres parus parfois dès la fin de l'année 2013, Éclats de 14 est paru lui il y a quelques mois à peine, proposant sous un petit format carré plusieurs textes de Jean Rouaud - à qui l'on doit, entre autre, le livre Champ d'honneur aux éditions de Minuit, récompensé par le Goncourt en 1990 (à noter que la quatrième partie de son cycle autobiographique Une vie poétique sort dans un mois!) -, et accompagné des magnifiques dessins de Mathurin Méheut, réalisés sur le front entre 1915 et 1917. Gide disait que "Tout a été dit, mais comme personne n'écoute, il faut toujours répéter", cependant Rouaud ne se tient pas à la seule répétition ; son texte, écrit dans une langue héritée de Marcel Proust et Claude Simon, peut-être, son texte disais-je est scindé en plusieurs parties distinctes - La guerre du feu, la Guerre de  l'eau, la Guerre de l'air, etc, - et se fait le parfait compagnon d'infortune du roman de 124 pages sobrement intitulé 14 et publié il y a deux ans par Jean Echenoz, qui avait réussi l'exploit  de ramasser, si l'on peut dire, à concentrer la guerre et ses éclats dans les destins croisés de quelques personnages seulement. C'est une approche originale, nouvelle peut-être, terrible sûrement, et bien sûr magnifique que Rouaud nous donne à lire, c'est le livre de cette Europe suicidaire du "monde d'hier" (Zweig), dont la catastrophe, l'hécatombe immense, donnera quelques années plus tard un culte des morts sans précédent...

    "Tout a été dit et redit. La stratégie suicidaire de l'état-major qui prônait l'offensive à outrance envoie des centaine de milliers d'hommes à l'abattoir avec l'idée d'une guerre éclair, d'une guerre haïku en somme, quand on sait ce qu'il en a été, quatre années sous terre, et des milliers de volumes racontant l'horreur, la stupidité d'un général Nivelle organisant la grande tuerie du Chemin des dames, les assauts inutiles pour reprendre Douaumont et au final en faire un ossuaire, la mutinerie des hommes lassés non de se battre mais d'avoir à obéir à des ordres imbéciles, le sauvetage in extremis par l'arrivée des Américains, et puis la grande saignée des campagnes qui se lit sur les monuments, l'effondrement démographique des villages dont certains ne se sont jamais remis, car aux disparus, près d'un sur trois, s'ajoutaient les revenants impotents, gazés, alcooliques, toute une génération entre vingt et quarante ans qui ne serait plus là pour assurer le renouvellement de la population, le déficit d'hommes à marier qui laissait toute une vie de solitude à des milliers de jeunes femmes, lesquelles, tout de noir vêtues en souvenir d'un père, d'un mari, d'un fiancé ou d'un frère, erraient dans les villages au soir de leur vie, ayant parfois du mal à refouler encore cette somme de frustrations qui avait été leur fidèle compagne. Sans oublier le traumatisme des morts en série planant dans les esprits, entretenu par la propagande, au point qu'il semble qu'on ait suspendu ces pendrillons noirs et argent en signe de deuil à l'entrée de chaque commune. On sait. Et comment le pays épuisé baisse définitivement les bras, incapable de soutenir plus longtemps ce rang de grande puissance que lui avait légué les siècles. On sait tout ça. Ce qui est étrange, c'est, un siècle après, d'en être encore à ressasser ce deuil interminable. On pourrait bien sûr dire que la Première Guerre mondiale est l'acte fondateur du XXe siècle, qu'elle donne le "la" tragique, que s'y intéresser ce serait en fait tenter de comprendre les mécanismes historiques qui ont contribués aux exterminations massives qui ont ponctué tout le siècle noir et qui en découlent plus ou moins directement. De manière peut-être à en tirer des leçons. Ce qui serait la version "raisonnable". Mais on peut penser plutôt que la Première Guerre mondiale a un effet de sidération. C'est le dernier conflit classique, deux armées s'affrontant sur le terrain (et on se rappelle comme le "terrain" labouré par les obus, les boyaux, les tranchées, s'est imprimé dans notre imaginaire). Pas de conflit idéologique, pas de déchirement intérieur, la défense du pays, c'est le b.a.-ba de l'engagement. La guerre élémentaire en somme. Après, et ça commence en 1917 en Russie, c'est la couleur politique qui tranche au sein même des peuples, jette les deux bords l'un contre l'autre."