Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

écorces

  • La carte postale du jour...

    "Cela signifie deux choses au moins. D'une part, l'art de la mémoire ne se réduit pas à l'inventaire des objets mis au jour, des objets clairement visibles. D'autre part, que l'archéologie n'est pas seulement une technique pour explorer le passé, mais aussi et surtout une anamnèse pour comprendre le présent. C'est pourquoi l'art de la mémoire, dit Benjamin, est un art "épique" et "rhapsodique"."
    - George Didi-Huberman, Écorces

    lundi 6 avril 2015.jpg

    Je me souviens que dans l'album précédent de Teho Teardo et Blixa Bargeld (Still Smiling), et plus précisement sur la chanson Defenestrazioni, le chanteur allemand délaisse la langue de Goethe pour celle de Dante pour s'exclamer, lors une scène surréaliste où il se trouve sur un balcon surplombant une foule qui lui lance des fleurs - rappelant étrangement un des discours de Mussolini (?!?) -, que nous serons tous capables de voler dans les airs, que nous boirons du vin de miel et que nous mangerons des nuages pour le petit-déjeuner.

    Je me souviens bien que depuis le duo Stella Maris, avec l'actrice Meret Becker - superbe titre paru au mitan des années 90 -, où les deux protagonistes se cherchent dans un rêve commun sans jamais se trouver - histoire que j'ai vécu pour ma part comme une épiphanie -, je portais une attention toute particulière aux textes de Blixa Bargeld, dès lors devenu l'un de mes paroliers favoris.

    Je me souviens aussi que pour ce disque limité par son tirage et composé de cinq titres essentiels, sobrement intitulé Spring, avec sa couleur rappelant les cerisiers en fleurs -, Blixa Bargeld agrandi son étrange bestiaire puisqu'après l'axolotl de l'album précédent il compose ici une chanson-documentaire sur les anguilles de la Mer des Sargasses (la seule mer sans rivage), et qu'il utilise aussi beaucoup le souvenir de rêves, comme sur le magnifique Nirgendheim, qui évoque - en partie - son opération d'un ongle incarné (pour ceux qui se rappellent son arrivée sur scène en chaise roulante, à l'Usine, en 2002 ou 2003, suite à son opération impromptue du pied!) :

     

    Desasterträume
    Alles ist jetzt
    Noch mal

    Der Nagel muss raus
    Aber alle haben Pause
    Ich zähl' die Punkte an der Decke
    Es sind einundsechzig

    Das Jahr liegt in den letzten Zügen
    Ist im Winter angelangt

    Bei dies natalis solis invicti
    Ein Tiger schleicht sich an

    Von Wo auch immer
    Wo auch immer
    Wo auch immer
    Im Nirgendheim

    https://www.youtube.com/watch?v=6n0xjdjEvUE

     

    C'est une géologie des souvenirs que propose Laurent Jenny avec ce nouveau livre composé de fragments autobiographiques. De l'enfance de l'auteur aux souvenirs de voyages et même jusqu'à la restitution de rêves que l'auteur décrit comme "faits d'images sans suite, toujours vraie une à une, mais hâtivement raboutées en récits au réveil, dont, à les raconter en exercice de fausse logique, on sent craquer les mauvaises coutures, les raccords imparfaits." Chacun des fragments est isolé et pourtant partie prenante d'un ensemble présenté sous forme de poésie en prose. Avec distance et pudeur, l'auteur évite le récit du moi, la figuration de soi, au profit d'une série d'images sensibles, parfois floues comme dans un rêve, et particulièrement dans son évocation de ses voyages en Inde et en Chine, où le texte s'esthétise de senteurs, de couleurs, de formes, de sensations - fortes impressions où le lecteur fera peut-être, lui aussi, l'expérience d'une épiphanie esthétique que semble avoir vécue l'auteur qui s'efface ainsi derrière ce diaporama de l'intime, du souvenir, de la réminiscence. Le lieu et le moment est un arrêt sur image d'une " foule en mouvement" - pour reprendre les mots de Michaux -, mais cette foule c'est l'auteur lui-même. Et c'est beau.

    extrait du Lieu et le moment, de Laurent Jenny :

     

    "À l'entrée dans de nouvelles villes, j'étais toujours d'abord inexplicablement déçu. Entrant dans Pushkar, et saisissant d'un coup d'oeil la beauté stupéfiante de cette ville sainte à coupoles blanches qui trempent dans la lumière changeante du lac, je me suis dit : "Cette ville n'est qu'un mirage, prenons-la en photo et partons. Qu'ai-je à faire de ce petit Bénarès, plein de sâdhus charlatans en caleçon oranges qui demandent l'aumône et de babacools vieillissant traînant avec eux une marmaille déguisée ?" Mais le lendemain matin à sept heures, j'ai senti que j'avais bien changé. Une lumière verte trainait dans les rues saltes et désertes. Le lac, sous un ciel menaçant, avait pris une douceur argentée et floue d'une finesse inaperçue la veille. J'ai compris que je pourrais rester indéfiniment à regarder des pèlerins tremper leurs haillons de couleur dans l'eau sacrée en lentes ablutions et à sentir s'égrener les heures sur les ghats, J'étais entré dans le temps du lieu qui maintenant diffusait, s'étalait en nappes infinies, m'absorbait. Et ainsi de chaque ville."