"À force d'écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver"
- Marcel Carné, Drôle de drame (1937)
Je me souviens que malgré le fait que nous ne savions pas bien quoi faire avec ce disque de hiphop - nous sommes en 1991, en plein revival gothique et le disque Die Propheten de Das Ich tourne en boucle sur la platine du magasin de disques où je "travaille" -, Consolidated venaient en tout cas confirmer qu'un réel radicalisme était encore possible en musique après le rachat total du punk (dès sa disparition en 1978), prenant fait et cause pour le végétarisme (Consolidated furent les premiers vegan que j'ai connu, et en 1991... autant dire que c'était aussi nouveau et inconnu, qu'extrême et très mal vu), s'opposant aux violences policières, à la politique cannibale des états fascistes unis d'Amérique (du nord), au patriarcat (Consolidated furent aussi le premier groupe aussi engagé pour le féminisme), critiquant l'industrie culturelle (les pseudos alternos' avec) etc. - Consolidated était en avance sur leur temps, tout ce qu'ils dénonçaient est d'ailleurs arrivé depuis.
Je me souviens bien qu'un soir, à l'Usine, Damien (le Baron), et ce en pleine soirée gothique, a décidé de prendre les platines avec un bon coup dans le nez, a mis un morceau de Consolidated, chassant instantanément le peu de créatures de la nuit qui restait encore, non seulement de la piste de danse, mais carrément du Kab' - fallait oser.
Je me souviens aussi des morceaux de dingue qu'on trouve sur cet album mixant du funk avec un hiphop industriel assez agressif, des montages de discours pour dénoncer la langue de bois des politiques, avec des titres comme Brutal Equation, Music has no meaning, Your body belongs to the State, The sexual politics of meat ou encore le manifeste Friendly Fascism et son introduction où une voix suave nous souhaite la bienvenue dans cette fin de vingtième siècle et l'arrivée de fascisme sympathique, et le refrain : friendly fascism having so much fun, what else do you need ?
https://www.youtube.com/watch?v=6WBBA_FzuwM
Il serait faux de penser que toute œuvre artistique, et plus particulièrement littéraire, est annonciatrice d'événements à venir, mais l'intérêt de ces œuvres, quand elles sont en avance sur leur temps, quand elles ont su capter une étincelle du futur, c'est qu'elles nous aident à penser l'impensable... et c'est bien le sujet de ce livre qui, par le biais de nombreuses œuvres littéraires, mais aussi picturales (Ludwig Meidner) ou cinématographiques (Akira Kurosawa, Jean-Luc Godard), tente à nous faire découvrir ce qui était écrit à l'avance. Pierre Bayard est non seulement très cultivé, et généreux, puisqu'il nous en fait profiter, mais il écrit aussi de manière accessible, souvent amusante, ce qui rend son essai des plus captivant. Il nous donne ainsi pléthore de pistes pour découvrir des anticipations avérées ou dormantes (quand cela ne s'est pas encore produit), comme autant de point de rupture, de ligne de faille, d'éclat de temps : Kafka et sa Colonie pénitentiaire qui présageait les camps de concentration ; l'haïtien Frankétienne, qui écrivit une pièce de théâtre mettant en scène un tremblement de terre terrible, dont il fut peu après lui-même victime comme toute l'île malheureusement ; Houellebecq et Plateforme, ce roman se déroulant en Thaïlande et qui prédisait en quelque sorte les attentats de Bali l'année suivante ; Jules Verne, Franz Werfel, H.G.Wells, Tom Clancy et la liste est longue, vertigineuse même ! et vertigineuse à ce point que Pierre Bayard finit par conseiller à "ceux qui nous gouvernent", "de lire et de relire le célèbre auteur de science-fiction (Jules Verne), non pour admirer abstraitement et après coup sa prescience, mais pour essayer de deviner, dans l'intérêt de tous ceux dont ils ont la charge et dont ils négligent trop souvent les intérêts, de quoi notre avenir sera fait." Comme il a raison - et comme il le prouve bien avec cet essai admirable qui redonne espoir en les arts et la littérature d'ailleurs. Ah... vous vous demandez certainement pourquoi Le Titanic fera naufrage comme titre ? Un roman racontait le naufrage identique d'un immense navire appelé le Titan, quatorze ans avant le drame (et je ne parle pas de l'adaptation avec Di Caprio et l'affreuse chanson de Céline Dion, mais bien du naufrage du Titanic) !
Extrait de Le Titanic fera naufrage, de Pierre Bayard (publié aux éditions de Minuit) :
"C'est donc à une tout autre manière d'écrire l'histoire de la littérature et des arts qu'invite la prise en compte des divers anticipations dont les œuvres sont porteuses.Une histoire qui ne serait plus fondée sur une conception linéaire de la temporalité, mais sur une vision en vrille - attentive au jeu des causes postérieures et des conséquences antérieures -, grâce à laquelle les œuvres, situées au point de rencontre des traces du passé et des éclats du futur, pourraient compléter par leur connaissance du monde les expertises sur lesquelles s'appuient, de manière insatisfaisante, ceux qui ont en charge de notre destin."