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baudelaire

  • La carte postale du jour...

    "Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
    Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie."

    - Charles Baudelaire, La voix

    dimanche 31 janvier 2016.jpg

     

    Je ne me souviens pas quand j'ai découvert Suicide et pourtant cela aurait dû être un choc et laisser une trace ?!? mais Walter Benjamin disait que le souvenir n'est jamais la bonne clé pour mettre la main sur le passé dans sa version durable et j'en déduis donc que j'ai dû perdre la clé de ce moment-là, du moment Suicide.

    Je me souviens bien des tonnes d'anecdotes entendues sur cet album datant de 1977, de leurs tournées chaotiques et de la violence envers ce groupe qui n'utilisait ni guitares ni batterie, et surtout l'histoire drôle mais effrayante de ce concert à Glasgow, en 1978, où le groupe ouvrant pour The Clash, a vu une hache lancée par quelqu'un dans le public passer à quelques centimètres du visage d'Alan Vega, le chanteur - Suicide était plus punk que les punks, c'est sûr.

    Je me souviens aussi d'un concert du belge Dirk Ivens avec son projet Dive, dans les années 90, reprenant Ghost Rider, et puis je me souviens aussi de Pascal Gravat et son projet Mars, lors d'un concert organisé par Alex et moi-même, en 2010 à l'Usine, reprenant lui aussi Ghost Rider, et de la tension et de l'attention que cela suscite dans le public aujourd'hui encore, même si mes titres favoris de Suicide sont le plus souvent les plus musicaux - comme Dream Baby Dream ou Surrender - bien que le plus fascinant de tous reste à mon avis Frankie Teardropmurder-ballad synthétique de dix minutes avec son fameux cri...

    Frankie Teardrop
    Twenty year old Frankie
    He's married he's got a kid
    And he's working in a factory

    He's working from seven to five
    He's just trying to survive
    Well lets hear it for Frankie
    Frankie Frankie

    Well Frankie can't make it
    'Cause things are just too hard
    Frankie can't make enough money
    Frankie can't buy enough food

    And Frankie's getting evicted
    Oh let's hear it for Frankie
    Oh Frankie Frankie
    Oh Frankie Frankie

    Frankie is so desperate
    He's gonna kill his wife and kids
    Frankie's gonna kill his kid
    Frankie picked up a gun

    Pointed at the six month old in the crib
    Oh Frankie
    Frankie looked at his wife

    Shot her
    "Oh what have I done?"
    Let's hear it for Frankie

    Frankie Teardrop
    Frankie put the gun to his head
    Frankie's dead

    Frankie's lying in hell

    We're all Frankies
    We're all lying in hell

    https://www.youtube.com/watch?v=8_dXp0eF8s0

     

    Nietzsche disait que "la musique a trop longtemps rêvé ; nous voulons devenir des rêveurs éveillés et conscients" et c'est ces mêmes rêveurs éveillés dont parle Théo Lessour (notez bien son nom) dans ce fabuleux essai intitulé Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos. Ce même chaos que Karl Kraus voulait rétablir au début du XXème siècle, alors que Karl Tieg, lui, voulait carrément "liquider l'art". Les avant-gardes vont vomir le chaos, Russolo en tête, pour aboutir à diverses tendances d'appréhender le bruit dans la musique - jusqu'à devenir de l'a-musique. On s'intéressera bien sûr à la révolution rock avec trois grandes dates et trois groupes / artistes majeurs, à savoir Bob Dylan en 1965 qui se met à dos ces fans en électrifiant sa musique, les Beatles en 1966 avec l'excellent album charnière qu'est Revolver, véritable concentré de technologie et d'expérimentation en studio, et, en 1967, Hendrix qui noie l'hymne américain dans un bain électrique. Mais si le rock donne l'illusion de liberté, par son bruit, ses fringues et ses postures sexuelles, il n'est au final qu'un produit d'appel aliénant de l'industrie culturelle à l'image d'un consumérisme effréné, pour reprendre les mots d'Adorno (qui disait à peu près la même chose déjà au sujet du jazz). Heureusement, et c'est là que cela nous intéresse au plus haut point : vient l'album White Light White Heat du Velvet Underground, puis le punk, et, surtout, l'arrivée de groupes plus punks que les punks, comme Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Sonic Youth, les Swans, Suicide, Coil, DAF, etc. On entre en terrain hostile. C'est un art qui dénie la culture, ou du moins, comme l'explique merveilleusement Théo Lessour, la renaturalise pour permettre à l'hybridation des genres de ne pas devenir asséchante. Mais c'est un art aujourd'hui qui tombe dans cette rétromania dont Simon Reynolds démontre les limites dans son excellent essai du même nom ; mais pour revenir à l'essai de Théo Lessour, disons simplement qu'il est original, drôle, intelligent, savant et restera - c'est tout le mal qu'on lui souhaite - une référence du genre tant il me paraît exceptionnel. C'est dit.

    Extrait de Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos, de Théo Lessour (publié par les éditions Ollendorf & Desseins) :

    "En 1978, sur le fameux Frankie Teardrop (l'histoire d'un ouvrier à la chaîne qui ne peut pas joindre les deux bouts et assassine sa famille avant de se suicider), les new-yorkais de Suicide ajoutent à l'arsenal maintenant banal du mal canto (ici particulièrement agité, proche d'un parler-crier) le hurlement le plus flippant jamais enregistré de mémoire d'homme, répété ad nauseam pendant les 5 dernières minutes d'un morceau statique aux limites du supportable (il en dure dix). A-musique par excellence : l'inarticulé total du hurlement sur la musique la moins modulée imaginable, la réduction au néant de la modulation. C'est une chanson sans notes. Sans instruments : un rythme "cardiaque", le timbre du synthé réduit à une sorte d'absence, un bourdonnement comme un frigo. Et puis c'est tout, quelques effets d'échos et de réverbération, d'ailleurs très prenants, et on est rendus. Monotonie jusqu'à l'absurde. Ce que le théoricien de la noise Paul Hegarthy pourrait appeler une "négativité non résolue". Ça n'est même pas l'ennui du travail à la chaîne qui est évoqué par cette linéarité plate, mais quelque chose de bien plus inexorable : l'horreur d'être en vie. Le hurlement de Frankie ne recèle pas la moindre parcelle d'espoir. Le cri est moins un appel à l'aide que l'ultime peur abjecte de celui qui va bientôt se faire dévorer. Mais on en jouit. En hurlant ainsi Alan Vega fait de cette fatalité de l'enfer une musique. Pornographie de l'horreur, Frankie Teardrop est peut-être un récit digne de Zola, mais ce n'est pas non plus une chanson folk sur les misères du prolétariat. Ça n'est pas le message politique qui intéresse Suicide mais la douleur elle-même. Frankie Teardrop permet de jouir de l'horreur sociale plutôt qu'elle ne la dénonce (elle ne la dénonce qu'accessoirement). Les Suicide sont des bluesmen que le malheur rend heureux, ou plus exactement qui lui trouve une vraie plastique."

     

  • La carte postale du jour...

    "Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ?"
    - Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1955)

    jeudi 11 juin 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir cherché pendant près de deux heures la tombe de Raspail au cimetière du Père Lachaise, à Paris ; un peu en retrait parmi d'autres tombeaux, elle ne s'offre pas tout de suite aux regards, elle se mérite en quelque sorte, et si on prend la peine d'en faire le tour, elle cache un spectre qui représente la femme de Raspail, décédée alors que son mari était - une fois de plus - incarcéré ; faire une photo de la tombe de Raspail était un classique (ça l'est encore, peut-être) des années 90, pour pouvoir orner son salon d'un agrandissement fait maison de la pochette de ce disque de Dead Can Dance.

    Je me souviens de cet embarrassant entretien avec Dead Can Cance, alors que ceux-ci étaient invités en 1993 sur le pateau de l'émission de Michel Field, Le Cercle de Minuit ; le présentateur affirmait trouver que leur musique avait des tendances "spinoziste" (sic), ce à quoi Brendan Perry et Lisa Gerrard, étonnés, ayant du mal à comprendre où il voulait en venir, répondirent le plus simplement du monde qu'ils n'avaient pas lu Spinoza ; et plus récemment sur la chaîne Arte, dans l'émission Tracks, ce court documentaire (douze minutes) sur le groupe où il est affirmé que son premier album (éponyme) date de 1981 - alors qu'il date de 1984 ; et que les musiciens devaient leur succès mondial au film Baraka (1992), qui utilise un de leur titre, The host of Seraphim, alors que Dead Can Dance était tout de même depuis la fin des années 80 l'un des plus gros vendeurs du label 4ad et que son album Into the labyrinth (1993) se vendra à un demi-million d'exemplaires rien qu'aux Etats-Unis, succès qui profitera en retour au film Baraka (et pas le contraire) ; Tracks donne aussi l'information erronée que le groupe a composé de nombreuses musiques de films à partir des années 2000, dont celle de Gladiator de Ridley Scott, alors que c'est Lisa Gerrard et Hans Zimmer qui sont les signataires de la musique de ce film, Dead Can Dance s'étant séparé depuis 1998... trois erreurs en douze minutes, c'est quand même pas mal.

    Je me souviens aussi à quel point Within the realm of a dying sun a été composé dans l'ombre du soleil noir de la mélancolie, le duo ayant été influencé à la fois par la musique classique et la poésie symboliste, il y règne une ambiance fin de siècle, solennelle aussi, un peu grandiloquente parfois, mais cela reste l'un de leur plus beau disque, avec ces faces distinctes, l'une avec la voix de Lisa Gerrard, l'autre - ma préférée - avec celle de Brendan Perry qui rappelle un Scott Walker dérivant en solitaire dans un film d'Ingmar Bergman, et puis, comme sur l'album précédent (Spleen and ideal), cette influence Baudelairienne qui enveloppe le tout d'un voile de mystère, surtout sur le magnifique titre d'ouverture, Anywhere out of the world :

     

    We scale the face of reason to find at least one sign
    That could reveal the true dimension of life lest we forget.
    And maybe it's easier to withdraw from life with all of it's misery and wretched lies.
    Away from harm.

    We lay by cool clear waters and gazed into the sun.
    And like the moths great imperfection succumbed to her fatal charms.
    And maybe it's me who dreams unrequited love, the victim of fools who stand in line.
    Away from harm.

    In our vain pursuit of life for ones own end,
    Will this crooked path ever cease to end.

    https://www.youtube.com/watch?v=pUVtmf9zXt8


    Si Baudelaire nous invite à "plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau", Rémy Oudghiri, lui, tente de cerner ce besoin de fuir hors du monde, pour finalement aboutir au constat paradoxal que : la fuite hors du monde n'est peut-être rien d'autre qu'une façon d'y entrer. Deleuze voyait la fuite comme un engagement alors que Laborit expliquait, dans son Éloge de la fuite, que l'homme contemporain a besoin d'échappatoires pour résister à la pression sociale, prônant pour cela une fuite dans l'imaginaire, que l'on soit artiste, ou pas. Ainsi ce Petit éloge de la fuite hors du monde est à la fois un essai philosophique et un essai littéraire, car il n'est meilleur outil pour s'évader qu'un (bon) livre. Oudghiri propose ainsi une ligne de fuite où l'on suit Pétrarque sur son Mont Ventoux ; Rousseau qui renait quand il fuit les hommes ; Gauguin, dont l'art surgit lors de son exil ; Tolstoï dans sa fuite ultime ; Pascal Quignard, qui lui décide de vivre dans un angle caché du monde ; Alex Supertramp, le jeune protagoniste de Into the wild (le livre de Jon Kracauer qui sera adapté au cinéma par Sean Penn), de son vrai nom Christopher McCandless, inspiré par ses lectures de Thoreau et Tolstoï, il partit en quête de lui-même et de liberté un peu comme les personnages des films Easy Rider de Denis Hopper (1969) et Zabriskie Point d'Antonioni (1970) ; et puis surtout Le Clézio, que je découvre ainsi grâce à ce livre, qui plaide pour un mode de vie qui échappe aux impératifs de l'économie moderne, un peu comme l'avait fait avant lui l'une de mes idoles de jeunesse : Hermann Hesse. Mais l'auteur de ce très bon livre ne se contente pas d'évoquer la fuite comme solution, non. Il y traite aussi ses limites, avec notamment l'échec de Des Esseintes, le protagoniste de À rebours, le fabuleux roman fin de siècle de Huysmans. En effet Des Esseintes en créant "son" monde artificiel, en se retirant du monde réel, en l'absence de dépassement de soi et d'ouverture vers autre chose, se dévitalise, comme une plante privée de soleil, et son médecin finit par lui ordonner de revenir à Paris ! ici on a le cas absolu d'une fuite sur un chemin circulaire, une fuite ne menant à rien.
    Au final, c'est un essai intelligent, qui donne des pistes, des envies de lectures (le passage sur Emmanuel Bove est super et m'a donné très envie de découvrir son livre Pressentiment, qui traite de l'effacement - social - d'un homme), et qui se lit agréablement - des échappatoires de la sorte, on en redemande,, et si toutefois nous n'avons plus la forêt de Walden pour nous cacher, il reste heureusement des forêts de livres.

     

    extrait de Petit éloge de la fuite hors du monde, de Rémy Oudghiri :

     

    "Dans un lieu isolé, il est une activité que prise particulièrement Pascal Quignard, c'est la lecture. Loin de tout, il a le temps de s'abîmer dans les livres. Lire, c'est une autre façon de se retirer du monde. Pour lire, on doit s'éloigner de sa familles, de ses amis, du groupe social auquel on appartient, de notre époque. Les livres sont contraires aux "moeurs collectives" écrit Quignard. À travers eux, on se glisse hors du temps. On s'évade.
     L'auteur de Vie secrète ne cesse d'écrire. Lire est une attente qui ne cherche pas à aboutir : une errance. La lecture est une dérive. Elle "redéboîte le puzzle" note-t-il. Se perdre dans la lecture, c'est se mettre à nu, se réinventer, jaillir à nouveau comme au premier jour. C'est, en tout cas, s'en donner la possibilité. Il peut paraître surprenant d'envisager la lecture, et en particulier la lecture régulière, dévorante, insatiable, comme un moyen de se déshabiller. Comment ces milliers de signes pourraient-ils produire autre chose qu'un trop-plein ? Comment n'entraîneraient-ils pas, dans leur prolifération, une indigestion ?
     C'est que la lecture est un apprentissage infini. En lisant, on apprend plus qu'on ne connaît. Et dans cet apprentissage réside la vraie joie du lecteur. Le lecteur n'est pas un savant - être savant, c'est encore jouer un rôle. Le lecteur n'accumule pas, ne capitalise pas, ne cherche pas à optimiser son savoir, il se contente d'errer dans la dispersion infinie des ouvrages. Là où la majorité des gens n'envisage les études que comme une préparation à la vie sérieuse, Pascal Quignard y entrevoit la condition de la vraie vie. Lui n'a jamais cessé d'étudier. En un sens, il n'a jamais quitté les bancs de l'école ou de l'université : éternel étudiant qui préfère apprendre plutôt que connaître. Car on ne connait jamais vraiment. On ne peut que déambuler, libre et heureux, dans l'univers foisonnant du savoir."