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ce jour heureux est plein d'allégresse

  • La carte postale du jour...

    "J’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes."
    - Pierre Desproges, Fonds de tiroir

    dimanche 22 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir toujours apprécié Ludwig von 88, groupe punk à l'ironie grinçante, à l'humour décapant, au fiel antigivrant, un peu comme les BD Jean-Claude Tergal que nous lisions entres amis, alternative riante aux lectures sérieuses des Chants de Maldoror de Lautréamont et Sur les Cimes du Désespoir de Cioran, Ludwig von' représentait ainsi une pause, un bol d'air, une gorgée de citronnade fraîche en plein désert, à la musique anglo-saxonne - adulée encore aujourd'hui - avec Closer de Joy Division, If I die, I die... des Virgin Prunes et autre Pornography des Cure, et peut-être était-ce là, finalement, cette harmonie tant recherchée ?

    Je me souviens bien à quel point j'ai ri quand j'ai ouvert pour la première fois le livret de Ce jour heureux est plein d'allégresse, découvrant les collages humoristiques agrémentés de citations détournées, comme celle de Pierre Boulez : "Le jazz n'est qu'une musique de drogués", ou celle de Joseph Staline : "L'amour est le fruit de la décadence bourgeoise impérialiste".

    Je me souviens aussi d'avoir toujours eu un faible pour les vieilles boîtes à rythmes, avec ici un son bien clinquant comme j'aime grâce à la production d'Éric Débris (ex-Métal Urbain!), surtout sur mon titre favori, New Orleans, mais aussi sur Sous le soleil des Tropiques, dont on reprend le texte tous en coeur :

     Sous le soleil des tropiques
     J'irai claquer tout mon fric
     Je dépenserai des millions
     A t'égorger des visons
     Et quand le soir t'attendant
     Je penserai au bon vieux temps
     J'effeuillerai les marguerites
     A grands coups de dynamite

     

    Vous voulez écrire un premier roman ? Lisez vite La Revanche de Kevin, c'est une merveille d'humour à la Desproges et d'imposture littéraire bien digérée où rira bien qui rira le dernier, comme on dit. Iegor Gran est le roi - trop méconnu peut-être - de l'humour noir, du second degré, de la répartie sagace, on lui doit le très bon L'écologie en bas de chez moi ainsi que L'Ambition, roman sur les (petites) mœurs contemporaines, dont j'avais dis grand bien dans une précédente carte postale (du 19.10.2014). Ici il s'agit donc de Kevin, maudit de naissance à cause de son prénom, dont la revanche n'est pas celle qu'on pense, d'où l'importance de lire ce roman jusqu'à son aboutissement, bouquet final après un feu d'artifice de rebondissements inattendus qui poussent tour à tour le lecteur un peu plus loin dans les marais brumeux de l'imposture. Qui trompe qui et de quelle façon et pour quel résultat ? Ce nouveau roman de Iegor Gran est grande joie, je vous le dis ! Journalistes, agents littéraires, écrivains, la mère de Charlotte, le monde du travail, les vacances en Grèce, un magazine de mode, Kevin, bien sûr, mais aussi Tanizaki, Proust et Céline, tout ce petit monde se percute dans ce roman, pour le meilleur et surtout pour le pire.

    "- Je ne sais pas moi! Débrouillez-vous, c'est vous l'expert. Moi, voyez-vous, ce qui me touche chez eux, vous l'avez dit vous-même l'autre jour, c'est leur manière très sensible d'inviter des écrivains. On peut dire tout ce que l'on veut sur leur probité journalistique, il reste ces pages où l'on défend la vraie littérature. À ce propos, il se trouve que j'ai, dans mes tiroirs, un petit texte assez percutant sur la décoration intérieure, "Personnages en quête de design". Postmodernisme. Dualité.
     On le voyait venir : il voulait caser son éjaculat d'écriture dans une revue prestigieuse. Ça se comprenait, et Kevin mieux que quiconque entendait dans le discours de son patron les gémissements d'une vanité émoustillée.
     "Quand minable rime avec bac à sable", pensa-t-il.
     Oui, du sable, à la radio autour de lui, partout où portait son regard, de gros grains, empâtés et froids, crissait sous les pieds avec une belle unanimité de gravier, s'affairant à construire des barrières invisibles sur lesquelles s'écrasent les Pradel et tous les écrivains subtils, incapables de percer la carapace de l'indifférence et du goût comme il faut.
     Il ne fallait pas chercher plus loin les véritables causes de son suicide, pensait Kevin. Pauvre Pradel !
     - Que ça reste entre nous, hein, dit encore Descaribes dans un sourire débordant de crasseuse connivence.
     Jamais Kevin n'avait autant détesté ce milieu où il pataugeait. Son orgueil d'être différent était cependant une bouée sur laquelle il pouvait compter : un doigt d'honneur lui poussa spontanément au creux de la main, vigoureux comme un premier crocus printanier. Il se dépêcha de le dissimuler dans la cave de sa poche.
     Fort opportunément, l'affaire d'un ministre véreux vint pimenter l'actualité et fit passer le déjeuner avec Life & Style au second plan. La rédaction eut soudain plusieurs pommes de terre à éplucher. Des personnalités à interviewer, des tables rondes à organiser, une pluie de déclarations à copier-coller pour le site internet. On connut aussi de remarquables pics d'audience que Kevin s'employa à valoriser auprès des annonceurs par un astucieux barème de bonus-malus. Puis Descaribes reçut une décoration lors d'une émouvante cérémonie au ministère de la Culture. Puis il partit en vacances.
     À son retour, il raconta la Grèce et l'on s'émerveilla de ses coups de soleil, des coquillages qu'il avait rapportés, on compara le prix d'un litre de lait sur l'île d'Andros et à Paris XV, on discuta des avantages respectifs des systèmes de protection sociale, sujet sur lequel chacun se sentait une âme d'expert, on admira enfin la carte postale qu'il avait fait parvenir à Marie-Louise, en tant que représentante du personnel, et l'on décida de l'épingler solennellement sur le tableau d'affichage "pour faire rêver"."