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génération perdue

  • La carte postale du jour...

    "No one here gets out alive" - Jim Morrison, An American Prayer

    dimanche 6 décembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir été très sensible au fait que Ian McCulloch, le chanteur charismatique d'Echo & The Bunnymen, a toujours été grand fan de Jim Morrison - comme l'était un autre Ian (Curtis) avant lui d'ailleurs -, appréciant peut-être, comme le poète américain, des auteurs comme Nietzsche et Huxley, Rimbaud et Céline, ainsi que le cinéma Nouvelle Vague, surtout celui de Godard et de Truffaut.

    Je me souviens bien que leur reprise de People are strange boucle la carrière 80s des Bunnymen (qui se reformeront dix ans plus tard), alors que le film pour lequel ce titre avait été commandé, The Lost Boys (Génération perdue pour les pays francophones) était peut-être l'un des premiers longs métrages à lier l'adolescence au mythe érotique du vampire, comme le vantait d'ailleurs le slogan hédoniste qui accompagnait le film : "Sleep all day. Party all night. Never grow old. Never die. It’s fun to be a vampire" ; un bon gros teen-movie avec de jeunes vampires au look choucrouté gothico-heavy-metal ressemblant à celui du groupe The Cult (dont le chanteur, Ian Astbury, officiera en tant qu'ersatz de Jim Morrison sur la tournée de reformation des Doors, en 2002) ; sympathique navet dont on ne retient pas grand chose, sauf qu'il aura remis au goût du jour, à la fin des années 80 - et donc avant le Biopic qui leur sera dédié quelques années plus tard - la musique des Doors ainsi que Jim Morrison comme figure emblématique du rock.

    Je me souviens aussi que j'adore passer cette reprise des Doors par les Bunnymen dans mes soirées au Cabinet, à Genève, aux côtés d'autres reprises comme celle de Ashes to ashes de Bowie par Warpaint, A Forest des Cure par Bat for Lashes, Dear Prudence des Beatles par Siouxsie ou le Mother's little helper des Stones par mes favoris belges, Polyphonic Size...

    When you're strange
    Faces come out of the rain
    When you're strange
    No one remembers your name
    When you're strange
    When you're strange
    When you're strange

    People are strange when you're a stranger
    Faces look ugly when you're alone
    Women seem wicked when you're unwanted
    Streets are uneven when you're down

    https://www.youtube.com/watch?v=yUgRSmo50gE

     

    L'histoire de Brady est si extraordinaire, qu'elle paraît être une fiction... Et pourtant, si : l'épopée carnavalesque de ce cinéma de quartier ouvert en 1956 et racheté par Jean-Pierre Mocky en 1994 (pour le revendre en 2011) est véridique - et drôle. À lui tout seul, le récit de Jacques Thorens - qui officia comme caissier et projectionniste dans les années 2000 -, donne à la fois un portrait incroyable d'une petite salle de quartier et de ses difficultés (le mot est faible) pour survivre, une petite bio' de Mocky lui-même (hilarant), une cartographie des nanars et du cinéma bis (horreur, western moussaka, taïwannerie martienne, ... avec un très petit budget) et de l'évolution des techniques cinématographiques sans parler d'un tableau des marginaux qui fréquentent le lieu. Car les spectateurs du Brady n'étaient pas beaucoup à être de vrais cinéphiles... avec la formule "double programme" établie dans les années 70, le cinéma propose deux films pour le prix d'un et attire dès lors les clochards qui viennent roupiller quelques heures au chaud - ou des homos qui viennent s'y rencontrer dans "les toilettes dont on ne revient pas". Mais lorsque le cinéma projette Baise-moi de Despentes et Coralie Trinh Thi, les clochards supportent assez mal la scène de viol qui les empêche de dormir et finit même par les terrifier après plusieurs jours ! Le Brady était un lieu hors-norme, ailleurs. Aujourd'hui on n'y passe plus Zorro et les trois mousquetaires, Le sadique aux dents rouges ou encore L'île de l'enfer cannibale, mais plutôt Mon Roi de Maïwenn (qui est une horreur tout de même, mais d'un autre genre), mais au moins : le cinéma existe encore. Un beau bras d'honneur au monde moderne dont ce livre est une extension jouissive en forme de doigt. 

     

    Extrait de Le Brady, cinéma des damnés, de Jacques Thorens (aux éditions Verticales) :

    "Quand je suis arrivé, la formule "deux films pour le prix d'un" avait toujours cours. Un Mocky, en alternance avec de l'horreur ou une série Z. Le spectateur qui se présentait vers 17 heures pouvait même en voir trois, car on en passait un autre pour une séance unique vers 20 heures.

     Le Brady a fini par être la dernière salle spécialisée dans le fantastique, la dernière à proposer du permanent et du double programme avec les copies d'époque qui circulaient encore. Un monument peu visité où l'on collectionnait l'obsolète. Expliquer chacune de ses particularités revenait à me plonger dans l'histoire des cinémas de quartier. Le Brady portait les traces de chacune de ses mutations : blaxploitation, giallo, kung-fu, western-spaghetti, porno, étrangleurs, bossus, femmes fouettées en prison, morts-vivants, lézards en plastique, érotico-cannibales, nazisploitation, j'en passe et des meilleures. J'observais les strates et les restes. Bien avant que Tarantino et d'autres relancent l'intérêt pour ce mauvais genre.

     L'Étrange festival ou une cinémathèque belge pouvaient appeler pour un renseignement, afin de savoir où dénicher une copie, mais ce n'est pas ça qui ramenait des spectateurs en nombre. En 1993, le Brady n'était plus seul, le tract de la première soirée des "vendredis du cinéma bis" à la Cinémathèque française précise : "dans le cadre d'un double programme, dans la tradition des défuntes salles de quartier".

     Gérard, notre programmateur, rêvait de ramener davantage de cinéphiles "classiques", pour pallier la défection des fantasticophiles, presque tous partis à la Cinémathèque ou dans les vidéoclubs. Certains considéraient que leur Brady était mort avec l'arrivée de Mocky. Gérard débusquait des films rares, quelques fois abîmés, qu'il faisait rénover par Christian le projectionniste - plus expérimenté que moi. Régulièrement les distributeurs ne se rappelaient même plus qu'ils avaient les droits de ces titres et encore moins l'existence de ces bobines égarées. Comme Jules César de Mankiewicz qui malheureusement avait mieux marché au Quartier latin, quand ils avaient récupéré la copie réparée par Christian.

     Au désespoir de Gérard, les cinéphiles n'avaient pas la réflexe d'aller au Brady. Les vieux homos, si.

     Aujourd'hui le titre à l'affiche c'est Sodome et Gomorrhe, un péplum.

    - Si bon ça. Y a soudoumie, une place, si vous plaît, dit Ahmid goguenard.

     Nos clients c'était plutôt ce genre-là."

     

  • La carte postale du jour...

    "La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi."

    - René Crevel, Les pieds dans le plat

    dimanche 8 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert Teho Teardo par sa collaboration avec Blixa Bargeld (du groupe allemand Einstürzende Neubauten) il y a de cela quelques années à peine, et j'avais trouvé que ses compositions, oscillant entre post-rock mélancolique et musique contemporaine classique - qui me rappelaient d'ailleurs furieusement le morceau The Garden des Neubauten avec sa mélodie lancinante au violon, s'animant en crescendo et se démultipliant dans des éclats sonores hypnotiques -, collaient parfaitement aux textes néo-dadaïstes de Blixa.

    Je me souviens bien d'avoir littéralement sauté sur ce vinyle lorsque j'appris sa parution - une merveille.

    Je me souviens aussi d'avoir vite remarqué que l'un des titres de cette vrai fausse musique pour films s'intitule Hôtel Istria, celui-là même où logèrent Man Ray, Duchamp, Picabia ou encore Aragon, et de m'être dit qu'à mon prochain passage à Paris (dans une semaine) j'irais sans doute y faire un tour...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=X-c_CIHxcDQ

     

    Voilà un bel essai sur les esthètes guerriers : ces poètes engagés, alors en rupture avec le désordre établi suite à la première guerre mondiale ; enfants de D'Annunzio, Jünger et T.E. Lawrence, ils se nommaient René Crevel, Auden, Klaus Mann, et s'opposaient, comme le disait J. de Fabrègues dans un numéro de la Revue du Siècle datant de 1934 "contre l'égoïsme obtus du monde bourgeois-libéral, contre le matérialisme économique et spirituel, contre l'impuissance d'une politique sans esprit et sans âme, (...)" Ils périront les armes à la main, aux commandes d'un avion ou d'une balle dans la tempe, habités par un désespoir aussi grand que leurs idéaux d'un nouvel ordre lyrique, d'une révolte décadente contre la décadence, de la tentation de l'absolue liberté, de l'avènement d'un nouvel homme et d'un âge d'or non pas passé, mais futur, voir - encore mieux - : présent. Des idéaux destinés à être broyés par la machine guerre qui se remet en route, d'abord en Espagne, puis dans toute l'Europe dès 1939. Des idéaux que l'on retrouve dans les années soixante, comme le note Hakim Bay dans son essai T.A.Z., qui lie la pensée subversive, déjà élaborée à Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses adeptes, aux mouvements de jeunesse, la "contre-culture" (même si celle-ci est depuis longtemps devenue, malheureusement, uns niche du capitalisme ultra-libéral), celles des hippies aux anarchistes nihilistes, des punks, du squat en passant par les rave-party - tous donnent bien souvent la priorité à la vie en groupe, le refus de l'aliénation urbaine, la tentative de créer des économies alternatives, la circulation des drogues, la liberté sexuelle, etc. Maurizio Serra permet, grâce à son travail précis et soigné, de redécouvrir l'esprit de cette jeunesse des années 30, riche de ses paradoxes, esprit qui survit encore de-ci delà, en Europe et ailleurs.

     

    Extrait de Une génération perdue - Les poètes guerriers dans l'Europe des années 1930, de Maurizio Serra (paru aux éditions du Seuil 2015) :

     

    "Dans une autre vie, une autre œuvre, interrompue au seuil de la maturité des temps gris de l'immédiat après-guerre, quand l'intellectuel croit combler, par l'engagement, l'angoisse d'être relégué : "Certaines cultures végètent à un degré inférieur de l'histoire, confie Cesare Pavese peu avant son suicide ; pour elles le problème de mûrir, d'atteindre à ce viril instant tragique qu'est l'équilibre entre l'individu et le collectif, correspond à celui qui se pose pour l'anarchiste rebelle en culottes courtes : grandir en héros tragique, conscient de l'histoire."

     Ce jugement traduit le climat d'un époque où la culture suscitait des passions qui étaient, en retour, le reflet de son pouvoir d'effraction. Si elle ne conciliait, ou ne réconciliait pas, elle pouvait au moins provoquer les réflexions des uns et les contre-réflexes des autres - jusqu'à l'excès.

     Alors les esthètes armés sont partis, coupables d'avoir deviné que l'Europe s'apprêtait à hypothéquer sa propre histoire pendant des générations. Oui, Cantimori avait vu juste. Que nous ont-ils donc légué, par delà le long purgatoire auquel les a condamnés l'après-guerre ? Qu'est-ce qui nous autorise à les lire ou les relire aujourd'hui, à retracer leur parcours, à les considérer à nouveau comme actuels, malgré ce qui sépare le monde des années 30 du nôtre ? C'est que, même là où il s'exprima dans le désordre et l'incohérence, et culmina dans les luttes fratricides, le témoignage de cette génération perdue, la dernière peut-être qui puisse se définir comme réellement et idéalement "européenne", demeure authentique et profondément humain."