Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vaterland

  • La carte postale du jour...

    “Ce serait un moindre mal de mourir si l’on pouvait tenir pour assuré qu’on a du moins vécu.” - Clément Rosset, Le Réel et son double

     

    dimanche 9 aout 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir tant écouté la musique de La double vie de Véronique, achetée peu après la mort du cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski à Genève, en 1996, d'avoir été fasciné par ce film dont le mystère, aujourd'hui encore, ne s'est pas entièrement dévoilé, d'être aussi tombé amoureux - pour un moment - de l'actrice Irène Jacob (retrouvée il y a peu, et à ma grande surprise, dans le film les Beaux Gosses de Riad Satouff!), et puis ce premier contact avec le fait qu'on puisse, dans un nom ou un prénom, faire suivre trois consonnes telles que K, r et z !

    Je me souviens bien que le tout premier disque (du turinois Agonije) que j'ai produit sur mon premier label (Allegoria), en 1994, utilisait un très court "sample" de la musique composée par Zbigniew Preisner pour le film de Kieslowski, et que j'avais trouvé cela formidablement adapté, mais quand j'y repense maintenant j'ai toujours cette impression de voir un autre moi, dans une époque éloignée, comme dans un rêve, une autre vie que la mienne...

    Je me souviens aussi qu'elle a été ma surprise en rachetant cette musique de film en format vinyle puisque Preisner, pour parler de son travail, du succès récolté ensuite et de sa collaboration avec Kieslowski, utilise la technique du Je me souviens ! Dont voici un extrait :

    "Je me souviens que personne ne voulait sortir le CD à cette époque, parce que la durée de cette composition ne dépassait pas 32 minutes, ce qui était trop court pour le format CD, qui s'était largement imposé ; j'ai du convaincre le producteur du film de prendre ce risque" *

    https://www.youtube.com/watch?v=C4aPgCk9AD4

     

    Alors que j'avais abandonné le livre Vaterland, d'Anne Weber, dont le ton péremptoire m'avait rendu la lecture un peu irritante (principalement le passage sur Sebald), tomber sur ce premier livre de Katja Petrowskaja, sorti lui aussi dans la collection Cadre Vert au Seuil, et de manière simultanée à Vaterland, m'a immédiatement réconciliée avec cette forme d'enquête familiale utilisant à la fois l'essai, qui consiste à tourner autour du sujet sans pour autant épuiser celui-ci, et le témoignage. L'énigme de Peut-être Esther n'est ainsi évoquée que partiellement, et se révèle au lecteur plutôt vers la fin, de manière discrète, le temps de quelques pages importantes, certes, mais diluées dans cette extraordinaire quoique tragique voyage dans la mémoire familiale que propose l'auteur, d'une plume à la fois légère et agréable, touchant parfois à l'intime, mais en gardant une distance respectueuse. C'est aussi que la famille de Katja Petrowskaja est impressionnante - et puis le vingtième siècle est passé par là, entre les soviétiques d'abord, puis l'invasion allemande, la shoah, pour finir avec la chape de silence imposée par les communistes, ces ancêtres proches ont été sans cesse déplacés, bousculés, éparpillés ; un arrière grand-oncle qui tente d'assassiner un diplomate allemand à Leningrad au début des années 30 ; une arrière grand-mère qui veut absolument se rendre à la convocation des allemands en 1941 alors que tous lui conseillent de ne pas bouger de chez elle ; un grand-père prisonnier de guerre qui ne réapparait dans sa famille, à Kiev, qu'au début des années 80, ramenant avec lui - pour le plus grand bonheur de sa petite-fille Katja - un jardin privatif (sa famille ne disposait pas d'une datcha dans ses années là, faut de moyens suffisant) ; et puis ces voisins, ces proches, qui aident Katja à recomposer le puzzle de sa famille. Beau portrait, belle enquête, sur la vie et ses doubles, la fiction et la réalité, les langues aussi. Magnifique livre avec une scène de délire assez saisissante au milieu, qui fait directement allusion à la Double vie de véronique, le film de Krzysztof Kieslowski, au milieu de l'ouvrage.

    Extrait de Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja :



    "Cette nuit là je n'ai pas pu dormir, j'ai rêvé du sauna, du ghetto, de corps nus, tordus dans la mort ou dans la jouissance, j'ai rêvé d'être autre, hommes et femmes mélangés, j'avais de la fièvre, j'ai raconté à katarzyna que je m'appelais comme aussi katerina, je tremblais, je pourrais aussi être polonaise, lui ai-je dit,
    la double vie, comme il fait froid ici, je ne suis pas obligée de jouer, je pourrais être chacune, mais il ne vaut mieux pas, je ne le ferais jamais, non, plutôt ne rien faire, je me suis aussi cachée parmi les autres, ou non, plutôt exhibée, regarde, quel show, je n'ai pas dit shoah, tu as dit shoah, toi ou moi, l'une ou l'autre, je ne sais pas si j'ai jamais été parmi les miens ni qui ils sont, les miens, toutes ces ruines autour de nous et en tous, et les changements de langue que j'effectue pour habiter les deux parties, pour éprouver à la fois moi et pas moi, quelle ambition, je suis différente, mais je ne me cache pas, chaude, et sinon je suis farouche, chaude, quel show, shoah, froide, à nouveau toute froide, mais je peux faire semblant, et moi et moi et moi, quel mot étrange ce moi, comme toi, comme toit, comme si moi j'appartenais à quelqu'un, à une famille, à une langue, mon sexe collé, en allemand la langue est féminine et en russe elle est masculine, qu'est-ce que j'ai fait de ce changement ? je peux me coller ce truc, comme toi, katarzyna, je peux monter sur la table et le montrer, regardez tous, je l'ai, en bas, ô mon allemand ! je transpire avec ma langue allemande collée sur la lange."

     

     

    * la musique de la Double vie de Véronique a été vendue à plus de 100 000 exemplaires peu après sa sortie