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La carte postale du jour...

 

"Il y a ici un appétit d'essentiel sans cesse entretenu par le spectacle d'une nature où l'homme apparaît comme un humble accident, par la finesse et la lenteur d'une vie où la lenteur tue le mesquin." Nicolas Bouvier, L'usage du monde (1963)

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Je me souviens que la découverte de ce disque de Nature and Organisation, à sa sortie en 1994 - trouvé chez Maldoror, le commerce de disque "underground" de mon ami Kristian -, à Genève, fut une révélation car il représentait la quintessence de tout ce que j'aimais sur le moment et me permettait ainsi de m'éloigner de la vulgarité des produits de masse de cette époque (la techno, le grunge, la brit-pop...) ; ce folk noir radical était influencé par Nico, John Cale et Scott Walker, par le film culte - et sa musique géniale ! - The Wicker Man (celui de 1973, pas son misérable remake récent), proposait les textes étranges de David Tibet (Current 93), les arpèges limpides et les compositions somptueuses de Michael Cashmore, ainsi que l'apport de sonorités expérimentales et parfois même bruyantes de Steven Stapleton (Nurse With Wound), des courants pourtant opposés mais se renforçant mutuellement, offrant la perspective de nouvelles affinités électives - un chef d'oeuvre du genre pour faire bref!
Je me souviens bien d'avoir fait écouter Beauty reaps the blood of solitude à un jeune disquaire passionné de "songwriting" (selon son appellation, qui désignait un peu tout et n'importe quoi du moment que cela ressemblait à des chansons mièvres interprétées en anglais avec peu d'instrumentation, et - malheureusement - bien souvent dénuées de composition), et que sa réaction fut étonnante puisqu'il devint nerveux à tel point qu'il se prit la tête entre les mains en s'écriant "comment peut-on faire de la musique aussi lente et triste - arrête ça, mais arrête ça!".
Je me souviens aussi de la réponse charmante de Michael Cashmore, l'humble génie qui se cache derrière Nature and Organisation, à ma demande de réédition de ce disque trop rare en format vinyle, réponse qui fut négative mais empreinte d'une grande bonté, et j'y repense à chaque fois que j'écoute ce disque merveilleux mais condamné à rester dans l'ombre, avec mon morceau préféré, My Black Diary, parce que chanté tour à tour par des artistes dont les routes divergeront définitivement peu après, à savoir David Tibet (Current 93), Douglas Pearce (Death In June) et Rose McDowall :

In shadows we circle
and in shadows we blend
Transience and its resonance
No lifeless echo but a lifeless end!

 

Déjà - ou seulement, à vous de choisir -, un troisième volume du Manifeste Incertain de Frédéric Pajak qui continue, par le dessin et le texte, à faire s'entrecroiser les biographies d'artistes, écrivains le plus souvent, avec sa propre autobiographie. On suit donc Walter Benjamin - figure centrale déjà des deux précédents numéros - dans son exil, en France, puis en Espagne, à bout de souffle, jusqu'à son suicide, ainsi que le parcours d'Ezra Pound, grand poète qui se prendra de passion pour l'Italie fasciste, à tel point d'ailleurs que les fascistes eux-mêmes se méfieront de lui.
On ne peut qu'admirer, une fois de plus, les magnifiques dessins en noir et blanc de Pajak, et sa façon de décrire les personnages de Benjamin et Pound à travers des faits historiques, des rencontres, des lieux, et beaucoup de citations aussi. Il y a quelque chose de beau et de triste dans ces solitudes dues à l'exil (pour Benjamin) ou le délire (pour Pound), mais surtout chez Benjamin dont j'admire la lucidité mélancolique servie par un Pajak philosophe :

"Benjamin est un adversaire averti du progrès. Il observe celui-ci comme on observerait une charge de cavaliers de l'Apocalypse déferlant à l'aveugle sur le territoire du monde ancien et ravageant tout, ses mœurs, son panorama, son âme. S'érigent alors des cathédrales de fer et de ciment enrobées de vitrage. Les voitures à essence hennissent.
 L'exhibition tapageuse de la modernité l'inquiète, et l'afflige. Il devient mélancolique, sachant qu'il n'y aura pas de retour en arrière, que la furie technicienne, mariage consanguin de la science et de la politique, dévaste et dévastera tout, jusqu'au moindre recoin de la vie d'avant.
 Jugé inapte au service militaire, il n'a pas eu à combattre dans les tranchées de la Grande Guerre. S'il mesure mal, ou de très loin, l'ampleur de la catastrophe humaine, il est le témoin de la reconstruction des paysages et des agglomérations abîmées - et donc de leur modernisation. La guerre sert de prétexte à la dictature du progrès. Avec l'eau courant et l'électricité viennent la paix et la domestication des consommateurs. Le confort appelle à un gouvernement inédit. Si les pionniers du progrès sont capitalistes, ses doctrinaires les plus véhéments sont communistes ou fascistes. Outre le bien-être matériel pour tous, ceux-ci en appellent à la vitesse, synonyme de société nouvelle. Et la vitesse devient inévitablement l'ennemi juré de la démocratie réelle. C'est dire que tout régime moderne est à sa manière foncièrement tyrannique : il faut faire vite, toujours plus vite. Si les nazis ont inventé le Blitzkrieg, la société civile les imitera avec succès. Le commerce mondial en adoptera les méthodes : information furtive, communication instantanée. Tout ce qui apparaît doit disparaître au plus vite. L'instantanéité fait figure de religion.
 Avec la révolution industrielle, on déclare la guerre à la lenteur - et, de surcroît, à la flânerie. Benjamin relève que, vers 1840, les flâneurs dans les passages parisiens se promenaient avec une tortue et marchaient au rythme de l'animal. Et il ironise, regrettant que le progrès n'ait pas ralenti son pas. Mais le flâneur est l'ennemi passif de la société : il déambule, contemple les marchandises, mais ne consomme pas.
 Au détour d'une phrase, d'une harangue, Benjamin discerne le malheur qui vient. L'ampleur de l'aveuglement des masses qui lui échappe, comme elle échappe à presque tous. Face à l'accélération des événements, il paraît résigné, se montre de plus en plus fataliste. Croit-il en une issue favorable, en un réveil des consciences ? Difficile à dire."

 

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