Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La carte postale du jour...

    Mon enfant, tu ne seras pas un homme médiocre; il faut que tu deviennes ou entièrement bon ou entièrement mauvais.

    - Plutarque, Vie parallèles des hommes illustres

    dimanche 13 septembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert Karl Blake au début des années 90 avec un portrait de lui posant les poings fermés en avant où l'on pouvait lire "hate" sur la main gauche  et "love" sur la droite, chaque lettre étant tatouée dans l'ordre sur l'index, le majeur, l'annulaire et l'auriculaire, tout comme le révérend Harry Powell, le tueur en série du film La Nuit du Chasseur.

    Je me souviens bien qu'avec Brendan Perry (Dead Can Dance), Nick Cave, Ian Curtis et John Grant, Karl Blake fait partie de mon panthéon des plus belles voix de la musique indépendante, mais que ses disques sont si inégaux - oscillant entre des ballades désespérées et un rock progressif bruyant aux sonorités jazzy et expérimentales -, ses textes si bizarres, qu'il reste un chanteur peu connu, difficile d'accès, descendant maudit de William Blake, affublé d'une apparence de bûcheron adepte de rock psychédélique.

    Je me souviens aussi d'avoir eu de nombreux et fort sympathiques échanges écrits avec Karl Blake, dans l'idée de réaliser une compilation des titres "audibles" de Shock Headed Peters (Ideal, Chalet d'amour, Mon repos, le magnifique duo avec Sally Doherty : After you is manner, etc.), tiré notamment du grandiose premier album sorti à la mitan des années 80, Not born beautifull, mais incluant aussi certains projets parallèles ou collaborations, mais qu'il a toujours gentiment refusé, cela aurait pourtant été "ideal"...

    I want a house with big thick doors and a big Brown rooms and rippling fires and windy chîmneys with Windows with curtains reddy Brown like old carpets - with lift gate shutters that lock across people only that I know coming in and people that I know only coming in and no one breaking in

    Perhaps a moat would be too grand a forest would be friendly a wood a welcome; No fields though - I think - with fields you can see it coming and I don't think I want to see it.

     (Shadows of aeroplanes are frightening)

    https://www.youtube.com/watch?v=uPyPOekPsAk

    Dans la littérature il est des voix particulières, et celle de Frédéric Pajak résonne comme aucune autre. Son Manifeste incertain fait toujours plus d'émules et c'est grande joie. Refusant le terme essai, ses livres illustrés sont autant flâneries biographiques que réflexions - parfois même critiques - sur le monde moderne. Précédemment hantée par Nietzsche, Cesare Pavese et surtout Walter Benjamin, l'œuvre protéiforme de Pajak donne maintenant à découvrir le cas Gobineau et, pour un très bref passage, celui de Witold Gombrowicz, auteur polonais pour lequel le dessinateur-philosophe avait même entrepris un voyage en Amérique du Sud, mais, découvrant qu'il détestait de plus en plus cet écrivain, l'abandonna en chemin pour se pencher principalement sur un penseur oublié du dix-neuvième et mort à Turin en 1882 : Joseph Arthur de Gobineau. Oublié ? Pas tant que ça... Il y a ceux qui se souviennent de Gobineau pour ses malheureuses théories raciales, mais il y a aussi - et heureusement - ceux qui se rappellent de lui comme d'un grand écrivain, un penseur hors norme, un orientaliste généreux et ouvert. Parmi ces derniers, il y a notre Nicolas Bouvier, qui plaça une citation de Gobineau en épigraphe à ses "Réflexions sur l'espace et l'écriture", à savoir : "Pendant quelques mois, vous n’aurez rien à faire qu’à marcher devant vous, où vous voudrez, comme vous voudrez, vite ou lentement ; rien ni personne ne vous presse. J’ai connu cette vie ; et je la pleure éternellement." Bouvier ne s'y était pas trompé, et Pajak non plus quand il écrit: "Il y a quelque chose d'émouvant que brouille le portrait réprobateur que l'on fait de lui. Cette émotion ne se lit pas dans son idéologie. C'est la même émotion qui me prend en songeant à Fourier, Stirner, Bakounine, Marx, Schopenhauer, Nietzsche. Cette avidité à vouloir embrasser son temps, et tout le temps humain, et le monde, et l'univers, pour en extirper une vérité, voire toute la vérité." (Page 42). Ainsi, avec le même talent développé dans les premiers trois volumes, qui dressaient un magnifique quoique mélancolique portrait de Walter Benjamin, Pajak s'aventure à faire une biographie de Gobineau en réfléchissant à sa trajectoire, ses relations (il a été ami avec Talleyrand), ses amours, pour les femmes, mais aussi pour l'Orient et le romantisme, l'inconnu et la littérature (mais n'est-ce pas la même chose?). C'est que Gobineau fait partie de cette race d'hommes qui appréhendent les choses et le monde par le texte ; il a lu Homère, Thucydide, Virgile, Dante, Machiavel. Pajak mêle son regard sur le monde à celui de Gobineau, le résultat est cette œuvre, un quatrième volume du Manifeste Incertain, où le plaisir des yeux nourri par la série de dessins en noir et blanc est accompagné par le plaisir de lire un formidable texte où se confondent les souvenirs d'enfance de l'auteur, le portrait de Gobineau, la critique de la cuisine française et celle, plus philosophique peut-être, de la réalité commerciale de notre époque... Un travail magnifique, essentiel même.

    extrait du Manifeste incertain 4, de Frédéric Pajak (publié par les éditions Noir sur Blanc) :

     

    "L'Histoire autorisée se nourrit d'images, quelles que soient la qualité et la vérité de ces images. Elle fait feu de tout bois. Rien ne ressemble moins à une ville bombardée que des images télévisées. On se souvient de la nullité des images de Bagdad bombardée par les Américains : diffusées en boucle par des journalistes aux ordres des états-majors, elles ne laissaient voir que des lueurs verdâtres scintillantes, comme dans une discothèque.

    Aucune image publicitaire d'un plat de spaghettis ne peut donner le goût d'un plat de spaghettis, et le plus large sourire d'une cagole n'y fera rien. Une image reste une image. Les images télévisées, aussi "réalistes" soient-elles, montrant des hommes, des femmes et des enfants assassinés par des balles ou par une arme chimique ne révèlent pas la réalité de la tuerie, c'est-à-dire la mort. Et l'image d'un mort, filmée quelques instants, parmi des milliers d'autres images, ne saurait rendre compte de ce temps arrêté : il y faudrait l'éternité. Et pourquoi pas ?

    La messe, autrefois, passait pour une manière de spectacle de l'histoire biblique. Elle procédait d'une mise en scène, d'un rituel. La télévision, en diffusant des images de l'Histoire événementielle, accomplit un rituel équivalent. Mais elle ne peut l'accomplir sans la publicité, son "souteneur", dont les images ne mentent pas, puisqu'elles ne prétendent à rien d'autre qu'à propager le commerce. La publicité est le langage exact de la réalité, et le commerce instaure la seule réalité qui agite les sociétés - ce qui ne signifie pas qu'aucune réalité n'est possible.

    Les rapports humains sont obligatoirement assujettis au commerce. Le travail, les loisirs, la politique, la science, la guerre, l'art : tout est, d'une manière ou d'une autre, tributaire du commerce. Seul l'amour lui échappe - je ne parle pas de la sexualité tarifée - ; c'est un sentiment qui a pour lui d'être très ancien, antérieur au commerce. Il porte la trace indélébile d'un monde variable - et de sa promesse. Je dis "véritable", parce que je pressens un monde dans le monde, caché, pelotonné, vivant. Je le connais dans l'amour, je le devine dans la peinture, la poésie, la musique. Arthur Rimbaud en savait quelque chose : "La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde". "