"NATALIE : Hélas, que sont la grandeur et la gloire des hommes!"
- Heinrich von Kleist, Le Prince de hombourg (Acte IV, Scène 1)
Je me souviens que dès nos premiers échanges, l'écrivain Jean-Yves Jouannais m'avait confié adorer lui aussi le groupe Joy Division, puis, à l'occasion de notre première rencontre au café Remor il y a un an, il m'avait montré une photographie prise au passage du groupe The Cure près de chez lui, en 1982 ou 1983, et nous avions dès lors pleinement sympathisé jusqu'à nous découvrir une passion commune pour Eyeless in Gaza, le groupe trop peu connu du duo Peter Berker et Martyn Bates - Martyn, avec son physique tout droit sorti d'une peinture d'Egon Schiele, Martyn encore dont j'avais moi-même ressorti en 2006 un disque solo' paru presque dix ans plus tôt et intitulé Mystery Seas, dont je me suis fait par ailleurs le plaisir d'offrir une copie à Jouannais qui l'a bien appréciée.
Je me souviens bien d'un article de François Gorin sur telerama.fr qui disait que Martyn Bates avait inventé le Muezzin New-Wave ; en effet Martyn ne chante pas, il scande ses poèmes avec une passion qui verse parfois dans la folie obsédante, voire à l'épilepsie - c'est du Artaud, c'est Maldoror qui hurle à la lune, c'est de l'Art à l'état pur.
Je me souviens aussi que Martyn Bates déclarait dans un entretien donné en 1982 que "beaucoup imitent Joy Division qui était un excellent groupe - Ian Curtis ÉTAIT Joy Division", et on peut dire de même de Eyeless in Gaza, dont l'omniprésence du chanteur fait toute la singularité de ce groupe qui se distingue par son amateurisme génial, son côté accidentel, bancal, avec des titres fulgurants enregistrés en une prise à la va-vite pour garder l'émotion intacte du premier jet, comme sur ce fascinant Invisibility...
conflict ; disdain, novel in position
- differing ; separate disquieting
inhibition - your shadow in rejection
turning about face ... speaking
volumes in silence ... left ravaged
... left chaste ...
https://www.youtube.com/watch?v=W5UVr9HnRhM
Jean-Yves Jouannais est un artiste, écrivain et bibliothécaire. L'Encyclopédie de la guerre est son oeuvre majeure et continue puisqu'elle s'écrit tout au long des conférences qu'il donne au Centre Pompidou ; on en trouve des traces dans ses derniers livres comme l'Usage des ruines, malheureusement épuisé, qui fait le lien entre ruine et littérature, ainsi que dans Les barrages de sable, son traité de castellologie littorale qui expliquait, entre autre, que les hommes guerroyaient pour inscrire leur nom dans l'histoire et aussi (surtout) : dans la littérature. La bibliothèque de Hans Reiter est ainsi dans la continuité des Barrages de sable ; ce n'est ni un roman, ni un essai, ni un résumé de ses activités d'artiste-bibliothécaire pour l'Encyclopédie de la guerre, mais plutôt tout cela à la fois. On apprendra au fil de cette lecture de quoi est faite cette mystérieuse "bibliothèque de guerre" et dans quel but son propriétaire, Hans Reiter, l'a construite pour, au final, composer un volume unique à base de citations arrachées dans chacun des livres. Ce que propose Jean-Yves Jouannais est un regard sur les raisons des guerre, ou plutôt, leurs déraisons. L'histoire se termine par une mise en abyme, dans le Paris de l'après 13 novembre. Mais on passe aussi l'Île de Rügen et ses falaise de craie (peinte par Friedrich), par la Suisse, on y fait allusion à Proust, Kleist et Joy Division aussi, tiens. C'est fascinant, intéressant, et souvent haletant. Un livre hors-norme pour lecteur curieux.
Extrait de La bibliothèque de Hans Reiter, de Jean-Yves Jouannais (publié chez Grasset) :
"... sans convoi.
Je quittai la Suisse. Le train, surveillé de haut par les embrasures de bunkers invisibles, traversait des forêts de conifères qui, surprises à l'aube, exhalaient une brume compacte. Sapins et mélèzes par milliers respiraient à l'unisson. Dans mon casque, Ian Curtis, dont je pouvais dire qu'il avait été ma seule idole. Joy Division ressemblait à l'image que je me faisais de la guerre, et avait été comme la bande originale de mes fièvres obsidionales. Cette musique avait été également, je m'en rendais compte ce jour-là, dans ce train qui m'exfiltrait de la Suisse sans guerre mais aux réservistes se faisant sauter la cervelle avec leur arme de service, la source unique de l'exultation et de la danse, de cette danse dite "pyrrhique" ou danse de guerre que j'ai très tôt associée à l'épilepsie - mal dont souffrait Ian Curtis -, dès le jour où j'ai appris l'étymologie du mot - epilépsia, "attaquer, mettre violemment la main sur quelque chose". Depuis, je n'ai plus douté du lien entre les convulsions de l'épilepsie et les chorégraphies du combat, apprenant, progressivement, pour me le confirmer s'il en était besoin, qu'en avaient souffert les plus grands chefs de guerre : Alexandre le Grand, puis Jules César, Charles Quint, Napoléon, Richelieu ; Charles II d'Espagne ; Charles-Louis d'Autriche, tombeur de Jourdan et de Moreau ; mais encore Byron mourant en Grèce dans son uniforme rouge, Jeanne d'Arc lâchant son épée aux pieds des Anglais sur une rive de l'Oise."