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jean-yves jouannais

  • La carte postale du jour...

    "NATALIE : Hélas, que sont la grandeur et la gloire des hommes!"
    - Heinrich von Kleist, Le Prince de hombourg (Acte IV, Scène 1)

    dimanche 21 février 2016.jpg

    Je me souviens que dès nos premiers échanges, l'écrivain Jean-Yves Jouannais m'avait confié adorer lui aussi le groupe Joy Division, puis, à l'occasion de notre première rencontre au café Remor il y a un an, il m'avait montré une photographie prise au passage du groupe The Cure près de chez lui, en 1982 ou 1983, et nous avions dès lors pleinement sympathisé jusqu'à nous découvrir une passion commune pour Eyeless in Gaza, le groupe trop peu connu du duo Peter Berker et Martyn Bates - Martyn, avec son physique tout droit sorti d'une peinture d'Egon Schiele, Martyn encore dont j'avais moi-même ressorti en 2006 un disque solo' paru presque dix ans plus tôt et intitulé Mystery Seas, dont je me suis fait par ailleurs le plaisir d'offrir une copie à Jouannais qui l'a bien appréciée.

    Je me souviens bien d'un article de François Gorin sur telerama.fr qui disait que Martyn Bates avait inventé le Muezzin New-Wave ; en effet Martyn ne chante pas, il scande ses poèmes avec une passion qui verse parfois dans la folie obsédante, voire à l'épilepsie - c'est du Artaud, c'est Maldoror qui hurle à la lune, c'est de l'Art à l'état pur.

    Je me souviens aussi que Martyn Bates déclarait dans un entretien donné en 1982 que "beaucoup imitent Joy Division qui était un excellent groupe - Ian Curtis ÉTAIT Joy Division", et on peut dire de même de Eyeless in Gaza, dont l'omniprésence du chanteur fait toute la singularité de ce groupe qui se distingue par son amateurisme génial, son côté accidentel, bancal, avec des titres fulgurants enregistrés en une prise à la va-vite pour garder l'émotion intacte du premier jet, comme sur ce fascinant Invisibility...

    conflict ; disdain, novel in position
    - differing ; separate disquieting
    inhibition - your shadow in rejection
    turning about face ... speaking
    volumes in silence ... left ravaged
    ... left chaste ...


    https://www.youtube.com/watch?v=W5UVr9HnRhM


    Jean-Yves Jouannais est un artiste, écrivain et bibliothécaire. L'Encyclopédie de la guerre est son oeuvre majeure et continue puisqu'elle s'écrit tout au long des conférences qu'il donne au Centre Pompidou ; on en trouve des traces dans ses derniers livres comme l'Usage des ruines, malheureusement épuisé, qui fait le lien entre ruine et littérature, ainsi que dans Les barrages de sable, son traité de castellologie littorale qui expliquait, entre autre, que les hommes guerroyaient pour inscrire leur nom dans l'histoire et aussi (surtout) : dans la littérature. La bibliothèque de Hans Reiter est ainsi dans la continuité des Barrages de sable ; ce n'est ni un roman, ni un essai, ni un résumé de ses activités d'artiste-bibliothécaire pour l'Encyclopédie de la guerre, mais plutôt tout cela à la fois. On apprendra au fil de cette lecture de quoi est faite cette mystérieuse "bibliothèque de guerre" et dans quel but son propriétaire, Hans Reiter, l'a construite pour, au final, composer un volume unique à base de citations arrachées dans chacun des livres. Ce que propose Jean-Yves Jouannais est un regard sur les raisons des guerre, ou plutôt, leurs déraisons. L'histoire se termine par une mise en abyme, dans le Paris de l'après 13 novembre. Mais on passe aussi l'Île de Rügen et ses falaise de craie (peinte par Friedrich), par la Suisse, on y fait allusion à Proust, Kleist et Joy Division aussi, tiens. C'est fascinant, intéressant, et souvent haletant. Un livre hors-norme pour lecteur curieux.

    Extrait de La bibliothèque de Hans Reiter, de Jean-Yves Jouannais (publié chez Grasset) :

    "... sans convoi.

     Je quittai la Suisse. Le train, surveillé de haut par les embrasures de bunkers invisibles, traversait des forêts de conifères qui, surprises à l'aube, exhalaient une brume compacte. Sapins et mélèzes par milliers respiraient à l'unisson. Dans mon casque, Ian Curtis, dont je pouvais dire qu'il avait été ma seule idole. Joy Division ressemblait à l'image que je me faisais de la guerre, et avait été comme la bande originale de mes fièvres obsidionales. Cette musique avait été également, je m'en rendais compte ce jour-là, dans ce train qui m'exfiltrait de la Suisse sans guerre mais aux réservistes se faisant sauter la cervelle avec leur arme de service, la source unique de l'exultation et de la danse, de cette danse dite "pyrrhique" ou danse de guerre que j'ai très tôt associée à l'épilepsie - mal dont souffrait Ian Curtis -, dès le jour où j'ai appris l'étymologie du mot - epilépsia, "attaquer, mettre violemment la main sur quelque chose". Depuis, je n'ai plus douté du lien entre les convulsions de l'épilepsie et les chorégraphies du combat, apprenant, progressivement, pour me le confirmer s'il en était besoin, qu'en avaient souffert les plus grands chefs de guerre : Alexandre le Grand, puis Jules César, Charles Quint, Napoléon, Richelieu ; Charles II d'Espagne ; Charles-Louis d'Autriche, tombeur de Jourdan et de Moreau ; mais encore Byron mourant en Grèce dans son uniforme rouge, Jeanne d'Arc lâchant son épée aux pieds des Anglais sur une rive de l'Oise."

  • La carte postale du jour...

    "Que signifient ces similitudes, recoupements et correspondances ? Ne s’agit-il que d’illusions du souvenir, d’aberration des sens ou d’hallucinations, ou encore de schémas s’inscrivant dans le chaos des rapports humains, incluant tout autant les vivants que les morts, selon un programme qui nous est incompréhensible"

    - W. G. Sebald (Séjour à la campagne, traduit par Patrick Charbonneau, Actes Sud 2005)

    jean-yves jouannais, bach, gidon kremer, sonatas et partistas, ecm, les barrages de sable, vila-matas,

    Je me souviens que le violoniste Gidon Kremer considère ce (fantastique) enregistrement comme l'"essai d'une approche", et que j'ai eu beau l'écouter mille fois, je n'ai pas pour autant fait le tour.
    Je me souviens aussi qu'une dame est entrée dans la librairie alors que j'écoutais ce disque de Bach interprété par Gidon Kremer, qu'elle s'est dirigée de manière préméditée à l'endroit où nous rangeons beaucoup de correspondances d'artistes, d'entretiens, de journaux intimes, qu'elle a saisi un livre puis est venue dans ma direction, l'a brandi en me disant doucement qu'elle aimerait ceci : Lettres à une jeune pianiste, de Gidon Kremer.
    Je me souviens d'avoir été toujours séduit par la plupart des pochettes du label ECM, d'avoir aussi été charmé par ces Sonatas et Partitas de Bach, à la fois austère et riche, et d'avoir été charmé par cette déclaration énigmatique de Gidon Kremer à l'occasion de la sortie de ce disque en 2005 :

    "Il est tout de même étrange qu'en jouant du violon, je voulais en fait m'"éloigner" de mon "outil"... Était-ce une tentative inconsciente de me rapprocher de Bach et son univers - qu'il savait aussi agencer dans un instrument à une voix ? Ou alors était-ce dans le but d'esquiver ce paradigme de la beauté -, pour se vouer à l'esprit du message ? Mais peut-être était-ce aussi à tout autre chose."

    L'outil de travail de Jean-Yves Jouannais est actuellement son cycle de conférences-performances L'Encyclopédie de la guerre. C'est en voulant s'en éloigner qu'il s'en est rapproché, ou réciproquement. Dans ce traité de castellologie littorale, l'auteur de précieux essais comme L'idiotie, Artistes sans œuvres ou encore le sublime L'usage des ruines (parus chez Verticales il y a deux ans - très recommandé!), va discuter des barrages avec Olivier Cadiot, utiliser la fiction, la forme journalistique - et en cela il se rapproche d'Enrique Vila-Matas et son Journal volubile -, mais aussi de la littérature, de son obsession pour les ruines notamment, une forme qui rappelle l'essai De la destruction du regretté Sebald (et du coup donne envie de le relire).
    Jean-Yves Jouannais ne veut pas faire un livre avec ses conférences, il y arrive pourtant indirectement avec ce brillant ouvrage - Les barrages de sable - qui sort fin août chez Grasset et dont voici un court extrait :

    "Les châteaux de sable, je finis par les envisager comme des livres que l'on aurait pu écrire, ou pas, ou partiellement, qui n'auraient pas eu d'ambition artistique, hormis celle de répondre à une obsession, de s'accorder à elle. Les châteaux de sable n'ont pas d'auteur, ils sont des matériaux conducteurs de fable, toujours exactement la même, ont pour vertu cardinale de mesurer le temps et, non seulement font la guerre, mais sont la guerre. Si les châteaux de sable n'avaient pas été la littérature, j'aurais trouvé, dans la littérature justement, milles références aux châteaux de sable. La preuve de l'identité des deux phénomènes, c'est que la littérature avait su traiter, et avait eu le temps de le faire, de tous les aspects, réels, objectifs, comme fantasmés et imaginaires de l'épopée humaine, à l'exception des châteaux de sable. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle ma phrase continuait de ne pas me déplaire, parce qu'elle demeurait unique sur cet aspect de la castellologie. S'il m'était venu à l'esprit de compiler les savoirs contemporains comme ancestraux sur cette discipline, mon encyclopédie n'aurait comptée qu'une seule page, composée elle-même d'une unique citations dont j'aurais été l'auteur."