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  • La Carte postale du jour ...

    "Quand je pense que Rimbaud, s'il avait vécu, aurait exactement le même âge que le maréchal Pétain!"

    - Jean Cocteau (1940)

     

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    Je me souviens de l'année 1989 pour de multiples raisons : d'abord parce que c'est l'année de mes 18 ans et qu'en plein mois d'août je deviens DJ au Midnight, en vieille ville de Genève (6 personnes pour la première soirée, un jeudi soir - absurde) ; c'est aussi l'année que paraît la meilleure chanson du monde, Haus der Luege, des Einstürzende Neubauten, sur leur album éponyme ; et puis c'est aussi l'année de L'Eau Rouge, l'album de nos héros les Young Gods, disque qui se classera en quatrième place du chart indépendant en Angleterre - du jamais vu.

    Je me souviens bien qu'en regardant le documentaire Lust & Sound in West-Berlin, j'ai pensé que, si Berlin Ouest avait changé de visage en 1989 avec la chute du mur, c'était aussi cette année-là que l'Usine ouvrait ses portes à Genève, changeant ainsi le visage de la ville du bout du lac, et que j'allais y voir pelle-mêle les concerts des français The Pollen (dont j'adorais la chanson Factory hours et la chanteuse je crois), Godflesh (avec God en première partie, cela ne s'invente pas), ou encore Ride ; mais j'y ai loupé Alan Vega qui y a joué fin octobre 1990 et c'est bien dommage ...

    Je me souviens aussi de ce 45tours des français Little Nemo, sorti en 1989, avec, en face B, la chanson Berlin, dont le texte mélancolique (au contraire de sa musique un rien datée) colle bien avec l'atmosphère de cette demi-ville aussi improbable que kaputt où la jeunesse se vivait à toute allure et dans l'excès ; c'est d'ailleurs bien ce qui ressort de ce documentaire génial de Mark Reeder, et dans sa bande originale aussi (pas toujours du meilleur goût avec la présence de groupes pourris comme Ideal ou, pire encore, Toten Hosen...) dont l'un des grands moments, pour moi, reste le groupe Malaria! et sa chanson géniale et tribale You turn to run, ainsi que ce titre tardif de Westbam avec le chanteur des Psychedelic Furs, Richard Butler : You need the drugs.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=eSJgf3_3T74

     

    Deux semaines pour venir à bout, sans difficulté car avec grand plaisir, de ces quelque 430 pages composant ce gros roman où l'amour et la révolution sont, en quelque sorte, les principaux acteurs - et j'aurais voulu que ça dure bien plus longtemps, croyez-moi. Thierry Froger a réalisé un travail de fiction incroyable où se croise la biographie imaginaire de Danton après la période dite de la Terreur (1792-94) et l'élaboration d'un scénario (dont on trouve de nombreux et successifs extraits tout le long du roman) pour un film commandé pour bicentenaire de la Révolution, en 1989, à Jean-Luc Godard - Godard dont on suit, parallèlement, les errements du cœur, l'auteur du livre arrivant à nous montrer le cinéaste suisse sous un visage à la fois attachant et à la fois méprisable (donc assez proche de la réalité). Comme disait Kafka (qui est cité dans ce livre) : "Le positif nous a été donné à notre naissance. À nous de faire le négatif." Et c'est bien ce qu'arrive à faire, avec brio, avec génie même, Thierry Froger ! Inspiré par le cinéma de Godard tout autant que par sa personnalité, son histoire, c'est un roman complexe qui s'offre ainsi au lecteur. Dans ces pages résonne le Bruit et la Fureur de Faulkner, Les Onze de Pierre Michon, Quatre-vingt treize de Victor Hugo et les Canti de Leopardi. On y croise Antoine de Baecque, le biographe de Godard, Marguerite Duras - qui loue sa mansarde (celle-là même où vécu Vila-Matas qui lui n'est pas cité dans ce livre) -, Gorki, Federico Fellini, et beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres encore. Et puis ça parle de cinéma, du vieillissement de cet art, de son éloignement, et donc ça parle aussi de littérature ; ça traite de l'échec de ne pas vouloir raconter d'histoires alors qu'on ne fait que ça ; ça parle encore des rêves de révolutions avortées, de leurs protagonistes vieillissants eux-aussi, n'arrivant plus à se lever du confortable "canapé révolutionnaire du verbe" (page 275), et Maurice Blanchot d'avoir le dernier mot en étant cité page 418 : "ce beau souvenir qu'est l'oubli" - impossible alors de ne pas penser à ses mots que l'auteur Osamu Dazai donne à dire à l'un des protagonistes de son roman Soleil Couchant : "La révolution et l'amour sont en fait les biens les meilleurs et les plus plaisants du monde et nous découvrons que c'est précisément parce que ce sont des biens précieux que les cerveaux vieux et sages ont, par mépris, écrasés sur nous les raisins acides du mensonge. Voici ce que je veux croire implicitement : l'homme est né pour l'amour et la révolution." Et si ma chronique est quelque peu incompréhensible, et bien c'est tant mieux, car je vous invite à découvrir ce qui est, probablement, l'un des romans le plus ambitieux, le plus surprenant et le plus passionnant de cette rentrée littéraire de septembre 2016 !!! (rentrée qui réserva certainement d'autres surprises j'en suis sûr)

    Extrait de Sauve qui peut (la révolution), de Thierry Froger (publié dès fin août 2016 aux éditions Actes Sud) :

    "Le lendemain matin, Antoine de Baecque se rendit de bonne heure sur le tournage de Nouvelle Vague. JLG lui prêta à peine attention. Il le présenta juste à son équipe en l'appelant le petit rapporteur ou l'œil de Moscou mais attention, précisa-t-il, un œil qui marche sur deux jambes. Et il partit avec Alain delon, Domiziana Giordano et quelques techniciens tourner la double scène de la noyade sur le lac.

     Décontenancé, Antoine de Baecque décida d'aller prendre un café sur une terrasse au bord de l'eau. Il n'avait rien de mieux à faire que de profiter de cet étonnant soleil d'octobre, qui bousculait la géographie autant que les saisons en installant l'été indien au cœur de l'automne suisse. Il voulait surtout faire le point sur les premiers pars guère concluants de sa mission et mettre en place une stratégie pour que celle-ci ne fût pas un lamentable échec, comme cela se dessinait au regards des premiers contacts avec l'animal JLG, plus déroutant qu'il ne l'imaginait et qu'il avait pourtant cru apprivoiser la veille. De sa terrasse ensoleillée, il espérait d'ailleurs observer de loin la scène qu'on tournait et rêver que la distance confondît là aussi les temps en faisant barboter Delon de Plein soleil à Nouvelle Vague. Mais il ne vit rien, son poste d'observation étant trop éloigné, masqué par les mâts des bateaux rayant la perspective.

     De guerre lasse, il demanda le journal et commanda un second café. La Tribune de Genève évoquait le tremblement de terre qui venait de frapper la région de San Francisco et avait causé la mort d'une soixantaine de personnes, dont une majorité dans l'écroulement de ponts. L'autre grand titre du quotidien suisse concernait les derniers soubresauts politiques en Allemagne de l'Est : dix jours après les célébrations du quantième anniversaire de a RDA, Erich Honecker quittait le pouvoir à Berlin, officiellement pour raison de santé. On devinait que les causes de ce départ étaient plutôt à chercher ailleurs, du côté du bureau politique du Parti qui aurait désavoué son dirigeant, sous la pression des dizaines de milliers d'Allemands de l'Est qui manifestaient quotidiennement quand il ne fuyaient pas le pays pour rejoindre l'Ouest via la Pologne ou la Hongrie ; ou bien encore derrière les murs épais du Kremlin où Gorbatchev semblait ne plus savoir comment contrôler ce qu0il avait lui-même, imprudemment ou non, mis en branle avec sa perestroïka. Refermant le journal, Antoine de Baecque pensa que la contiguïté de ces deux gros titres et la concomitance des deux événements devaient plaire à JLG et à son goût des rapprochements ; il l'imaginait bien trouver une formule comme : La terre tremble en Californie, le mur de Berlin se lézarde."

     

     

     

     

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Il n'a jamais pensé qu'on pouvait aussi regarder le silence, qu'on pouvait voir le calme et la paix comme on regarde un lac."

    - Sorj Chalandon, Une promesse

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    Je me souviens de Turin pour y avoir vu Current 93 et aussi parce que cette ville est, en quelque sorte, le troisième protagoniste du fabuleux livre de Frédéric Pajak - L'immense solitude -, et puis je me souviens de Turin parce que c'est la ville des sympathiques et talentueux musiciens du groupe Larsen.

    Je me souviens bien de la présence de Julia Kent et Matt Howden, respectivement violoncelliste et violoniste, sur ce disque de Larsen, sobrement intitulé Play, ce qui était fort pratique pour les faire passer en concert à l'Usine, il y a un peu plus de dix ans aujourd'hui, parce que cela permettait d'avoir les deux musiciens, chacun en solo, en ouverture du concert de Larsen - du trois en un.

    Je me souviens aussi que ce que j'aime chez Larsen, à y regarder de près, c'est cette lenteur, ce calme, cette quiétude qui rend leur musique imperturbable, singularité qui fait d'eux bien plus qu'un simple groupe de post-rock, les rapprochant plutôt - à mon goût - de l'école par trop méconnue des musiciens minimalistes actuels comme James Blackshaw ou Lubomyr Melnyk.

    https://www.youtube.com/watch?v=0ZKCM1J3cQc

     

    "L'œil est regard. Nous voyons, bien que nous ne voyons pas tous la même chose", et c'est ce que Philippe Costamagna nous explique au long de cet attachant récit qui est à la fois une autobiographie discrète de son auteur et un essai sur un métier méconnu mais ô combien passionnant que celui d'œil. Pratiqué par une dizaine de personnes dans le monde, il s'agira pour ces œils de savoir reconnaître un Caravage faussement attribué à un peintre vénitien du XVIIème, ou alors de reconnaître, sous le noir étrange d'un fond de tableau, un paysage entier. Ces histoires se lisent comme un roman et on est ravi d'en apprendre autant sur l'histoire de l'art que sur des peintres mineurs de la Florence de la Renaissance, ainsi que sur les découvertes, encore possibles (bien que très rares aujourd'hui), de peintures faussement attribuées, telle la magnifique Crucifixion de l'un de mes peintres favoris, Bronzino : d'abord attribuée à Fra Bartolomeo, elle fut enfin restituée à son véritable auteur en 2005, après que Philippe Costamagna et Carlo Falciani l'eurent authentifiée ; ce qui donnera lieu, cinq ans plus tard, à une rétrospective de l'œuvre de Bronzino, à Florence, proposant un tout nouveau regard sur cet artiste - et c'est une anecdote parmi des dizaines et des dizaines d'autres ! car le livre en regorge... Histoires d'œils est un cadeau du ciel !

    Extrait de Histoire d'oeils, de Philippe Costamagna (publié aux éditions Grasset, dans la collection Le Courage) :

    "Le regard de Mortimer Clapp, qui se laissa charmer par cette image, rompit avec les canons historiographiques établis par les lecteurs de Vasari et de Lanzi. Ils avaient coutume de penser qu'Andrea Del Sarto avait été le dernier grand artiste florentin. Au XIX siècle, l'historien d'art helvétique Jacob Burckhard s'était même appuyé sur une expression de Vasari pour présenter la mode picturale du XVI siècle, que Vasari appelait la maniera nuova, comme une tendance artistique décadente, un "maniérisme", anathème jeté ensuite sur ces peintres par le public puritain et bourgeois au grand complet. Cette vision eut la vie dure et la découverte de Clapp resta confidentielle durant près de quarante ans. Ce n'est que dans les années 50 que la redécouverte du journal intime du peintre, tenu de janvier 1554 à octobre 1556, alors qu'il était un vieillard et qu'il peignait son dernier chef-d'oeuvre, les fresques de la basilique de San Lorenzo, lui permit soudain de passer de la mort à la vie, de la gloire à l'oubli*, et d'acquérir un véritable rang d'icône. Dans ce subit retournement, plus que de peinture, il fut question de scatologie. Le pauvre Jacopo da Pontormo, très affaibli, avait relevé pendant près de deux ans les influences que ses changements de régime alimentaire faisaient subir à ses excréments. Son Journal avait été publié pour la première fois dans sa version intégrale par Frederick Mortimer Clapp lui-même, mais ce n'est qu'après la guerre que de grands esprits comme Carlo Emilio Gadda ou Pier Paolo Pasolini s'en emparèrent. Ils y lurent comme un testament directement adressé aux hommes du XX siècle, qui avaient connu le fascisme, les camps de concentration, et les situations d'humiliation extrême de la chair. Le Journal de Pontormo leur servit de bréviaire, et l'auteur finit par être élevé grâce à eux, en quelques années, au rang de véritable symbole de la pop culture."

    * je crois que l'auteur voulait dire "de l'oubli à la gloire" ...

  • La Carte postale du jour ...

    "La fin est dans le commencement et cependant on continue."

    - Samuel Beckett, Fin de partie

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    Je me souviens d'avoir plusieurs disques de groupes fondés par des frères dans ma collection ; d'abord ceux des And Also The Trees, composés des frères Jones, Simon et Justin, puis ceux d'In The Nursery, de Sheffield, avec les sympathiques frères (jumeaux!) Nigel et Klive Humberstone, ainsi que les disques des mythiques Jesus & The Mary Chain, avec William et Jim Reid, et puis, pour terminer la liste ici (car elle serait longue encore), il y a aussi les Psychedelic Furs, fondés par les frères Tim et Richard Butler.

    Je me souviens bien, mais je n'en suis pas particulièrement fier pour autant, que c'est quand même à cause du teen-movie Pretty in pink que j'ai été attentif aux Psychedelic Furs vers la fin des années 80 ; ils se partageaient la bande originale avec des groupes que j'adorais alors (et que j'adore encore aujourd'hui) comme OMD, New Order et Echo & The Bunnymen (et sa magnifique chanson Bring on the dancing horses).

    Je me souviens aussi d'avoir redécouvert la chanson Love my way parce que ce titre était repris par Grant Lee Phillips sur son album Nineteeneighties au mitan des années 2000 - un album conçu uniquement de reprises, avec New Order, The Cure et les Smiths -, et d'avoir éprouvé un soudain regain d'intérêt pour les Psychedelic Furs et son leader charismatique Richard Butler qui me faisait l'effet (à ses débuts) d'être une créature hybride, née du croisement de Johnny Rotten et David Bowie !

    https://www.youtube.com/watch?v=LGD9i718kBU

     

    Depuis 2011 et son excellent (petit) livre Tout ce que j'appelle oubli, j'ai beaucoup de plaisir à découvrir les nouvelles publications de Laurent Mauvignier, un auteur de chez Minuit qui construit son œuvre dans le temps, et ce depuis la fin des années 90. Ce nouveau roman s'inscrit dans la lignée du précédent, Autour du monde. L'auteur s'applique à une écriture un peu moins exigeante qu'à ses débuts (Apprendre à finir, par exemple), plus légère donc mais toujours avec son style ; il propose aussi une littérature qui se voudrait peut-être plus cinématographique. Et là où Autour du monde proposait une série de personnages qui composaient une suite de vignettes dont la thématique centrale était celle du déplacement au vingt et unième siècle, Continuer se concentre sur quelques personnages seulement - une mère et son fils principalement -, mais garde le déplacement comme thème central, puisque ce roman qui débute en France se déroule ensuite au Kirghizistan, pour mon grand plaisir d'ailleurs, puisque j'adore que la littérature m'emmène dans des lieux dont j'ignore (presque) tout. Le point fort chez Mauvignier c'est d'arriver à renouer, comme dans le premier chapitre d'Autour du monde et sa description des ravages du tsunami, avec des scènes fortes, très imagées, des situations tendues, tragiques parfois, comme un passage vraiment fort avec les chevaux (mais je n'en dirais pas plus), tensions qui rendent la lecture de ce roman bien souvent passionnante (ce livre ferait un admirable film d'auteur d'ailleurs). Par contre, le point faible, c'est quand il s'agit de toucher à des thématiques sociales - et là, je regrette alors une légère superficialité, même si ces facilités permettent en quelque sorte au roman d'avancer à un rythme constant - ce point faible est donc tout relatif. Laurent Mauvignier propose avec Continuer un bon roman d'aventure dans sa forme, incorporant pour le fond des thèmes de société, actuels, et une bande sonore qui va en replonger plus d'un dans une agréable nostalgie, puisque l'auteur cite beaucoup Heroes, du regretté David Bowie (même si moi j'y aurais ajouté Love my way des Psychedelic Furs, tiens!). Continuer est l'un des grands romans de cette rentrée littéraire 2016.

    Extrait de Continuer, de Laurent Mauvignier (publié aux éditions de Minuit dès la fin août 2016) :

    "Et pourtant, elle sait qu'il ne faut pas renoncer, pas encore, pas maintenant ; elle ne peut pas s'y résoudre. Elle repense que ça n'a pas toujours été comme ça dans sa vie, qu'il y a eu des moments où les gens se retournaient dans la rue pour regarder cette jeune femme qui dégageait une énergie et un amour si grand qu'ils auraient tous parié que rien ne pourrait lui résister. Mais c'est tellement loin dans son esprit, dans sa vie, l'histoire d'une vie ancienne, d'une vie morte, d'une vie où elle avait cru qu'une femme comme elle pouvait être chirurgien ou écrire des romans. Et quand cette idée, ces idées-là, ce à quoi elle avait cru si fort, ce en quoi elle avait longtemps forgé l'espoir de son avenir, quand ils lui reviennent en mémoire, aujourd'hui, tous ces souvenirs, quand l'amertume de toutes ces prétentions lui reviennent à l'esprit, elle se sent rougir comme une gamine honteuse, prise la main dans le sac. Chez elle, dans la cuisine ou dans son bain, ne faisant rien, simplement en laissant refluer ces chimères pourtant enfouies si profondément qu'elles avaient complètement disparu de sa vie - Beckett, les copains de Tours, New Order et Bowie, elle rougit, disparaît dans la mousse de son bain, s'enfouit sous les draps quand elle est dans son lit ou bien détourne la tête si elle est avec quelqu'un. C'est une bouffée de honte, comme si soudain elle prenait conscience de la prétention qu'elle avait eue pendant toute sa jeunesse. Car bien sûr, ça ne sert à rien de rêver, de ne pas savoir reconnaître qu'on n'est pas capable, simplement pas capable. Bien sûr, il a raison Benoît, c'est plus dur d'assumer d'être celle qu'on est, de n'être que cette personne qu'on est. On n'est pas un autre. On n'est que ce corps, on n'est que ce désir bordé de limites, cet espoir ceinturé. Alors il faut apprendre à s'en rendre compte et à vivre à la hauteur de sa médiocrité, apprendre à s'amputer de nos rêves de grandeur, de vie au calme, à l'abri de nos rêves. Où est-ce qu'elle avait pu croire qu'une fille comme elle aurait pu écrire des livres, des romans ? Et même, un moment elle avait travaillé comme une folle à son roman, elle avait travaillé comme une folle pour devenir chirurgien, et tout le monde l'avait crue capable, tout le monde s'était trompé avec elle, oui, tout le monde lui disait qu'elle aurait fait son métier avec talent et abnégation. Tout le monde s'était trompé pour la chirurgie, et heureusement, personne n'avait su pour le roman."