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haus der luege

  • La Carte postale du jour ...

    "Quand je pense que Rimbaud, s'il avait vécu, aurait exactement le même âge que le maréchal Pétain!"

    - Jean Cocteau (1940)

     

    lundi 18 juillet 2016.jpg

    Je me souviens de l'année 1989 pour de multiples raisons : d'abord parce que c'est l'année de mes 18 ans et qu'en plein mois d'août je deviens DJ au Midnight, en vieille ville de Genève (6 personnes pour la première soirée, un jeudi soir - absurde) ; c'est aussi l'année que paraît la meilleure chanson du monde, Haus der Luege, des Einstürzende Neubauten, sur leur album éponyme ; et puis c'est aussi l'année de L'Eau Rouge, l'album de nos héros les Young Gods, disque qui se classera en quatrième place du chart indépendant en Angleterre - du jamais vu.

    Je me souviens bien qu'en regardant le documentaire Lust & Sound in West-Berlin, j'ai pensé que, si Berlin Ouest avait changé de visage en 1989 avec la chute du mur, c'était aussi cette année-là que l'Usine ouvrait ses portes à Genève, changeant ainsi le visage de la ville du bout du lac, et que j'allais y voir pelle-mêle les concerts des français The Pollen (dont j'adorais la chanson Factory hours et la chanteuse je crois), Godflesh (avec God en première partie, cela ne s'invente pas), ou encore Ride ; mais j'y ai loupé Alan Vega qui y a joué fin octobre 1990 et c'est bien dommage ...

    Je me souviens aussi de ce 45tours des français Little Nemo, sorti en 1989, avec, en face B, la chanson Berlin, dont le texte mélancolique (au contraire de sa musique un rien datée) colle bien avec l'atmosphère de cette demi-ville aussi improbable que kaputt où la jeunesse se vivait à toute allure et dans l'excès ; c'est d'ailleurs bien ce qui ressort de ce documentaire génial de Mark Reeder, et dans sa bande originale aussi (pas toujours du meilleur goût avec la présence de groupes pourris comme Ideal ou, pire encore, Toten Hosen...) dont l'un des grands moments, pour moi, reste le groupe Malaria! et sa chanson géniale et tribale You turn to run, ainsi que ce titre tardif de Westbam avec le chanteur des Psychedelic Furs, Richard Butler : You need the drugs.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=eSJgf3_3T74

     

    Deux semaines pour venir à bout, sans difficulté car avec grand plaisir, de ces quelque 430 pages composant ce gros roman où l'amour et la révolution sont, en quelque sorte, les principaux acteurs - et j'aurais voulu que ça dure bien plus longtemps, croyez-moi. Thierry Froger a réalisé un travail de fiction incroyable où se croise la biographie imaginaire de Danton après la période dite de la Terreur (1792-94) et l'élaboration d'un scénario (dont on trouve de nombreux et successifs extraits tout le long du roman) pour un film commandé pour bicentenaire de la Révolution, en 1989, à Jean-Luc Godard - Godard dont on suit, parallèlement, les errements du cœur, l'auteur du livre arrivant à nous montrer le cinéaste suisse sous un visage à la fois attachant et à la fois méprisable (donc assez proche de la réalité). Comme disait Kafka (qui est cité dans ce livre) : "Le positif nous a été donné à notre naissance. À nous de faire le négatif." Et c'est bien ce qu'arrive à faire, avec brio, avec génie même, Thierry Froger ! Inspiré par le cinéma de Godard tout autant que par sa personnalité, son histoire, c'est un roman complexe qui s'offre ainsi au lecteur. Dans ces pages résonne le Bruit et la Fureur de Faulkner, Les Onze de Pierre Michon, Quatre-vingt treize de Victor Hugo et les Canti de Leopardi. On y croise Antoine de Baecque, le biographe de Godard, Marguerite Duras - qui loue sa mansarde (celle-là même où vécu Vila-Matas qui lui n'est pas cité dans ce livre) -, Gorki, Federico Fellini, et beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres encore. Et puis ça parle de cinéma, du vieillissement de cet art, de son éloignement, et donc ça parle aussi de littérature ; ça traite de l'échec de ne pas vouloir raconter d'histoires alors qu'on ne fait que ça ; ça parle encore des rêves de révolutions avortées, de leurs protagonistes vieillissants eux-aussi, n'arrivant plus à se lever du confortable "canapé révolutionnaire du verbe" (page 275), et Maurice Blanchot d'avoir le dernier mot en étant cité page 418 : "ce beau souvenir qu'est l'oubli" - impossible alors de ne pas penser à ses mots que l'auteur Osamu Dazai donne à dire à l'un des protagonistes de son roman Soleil Couchant : "La révolution et l'amour sont en fait les biens les meilleurs et les plus plaisants du monde et nous découvrons que c'est précisément parce que ce sont des biens précieux que les cerveaux vieux et sages ont, par mépris, écrasés sur nous les raisins acides du mensonge. Voici ce que je veux croire implicitement : l'homme est né pour l'amour et la révolution." Et si ma chronique est quelque peu incompréhensible, et bien c'est tant mieux, car je vous invite à découvrir ce qui est, probablement, l'un des romans le plus ambitieux, le plus surprenant et le plus passionnant de cette rentrée littéraire de septembre 2016 !!! (rentrée qui réserva certainement d'autres surprises j'en suis sûr)

    Extrait de Sauve qui peut (la révolution), de Thierry Froger (publié dès fin août 2016 aux éditions Actes Sud) :

    "Le lendemain matin, Antoine de Baecque se rendit de bonne heure sur le tournage de Nouvelle Vague. JLG lui prêta à peine attention. Il le présenta juste à son équipe en l'appelant le petit rapporteur ou l'œil de Moscou mais attention, précisa-t-il, un œil qui marche sur deux jambes. Et il partit avec Alain delon, Domiziana Giordano et quelques techniciens tourner la double scène de la noyade sur le lac.

     Décontenancé, Antoine de Baecque décida d'aller prendre un café sur une terrasse au bord de l'eau. Il n'avait rien de mieux à faire que de profiter de cet étonnant soleil d'octobre, qui bousculait la géographie autant que les saisons en installant l'été indien au cœur de l'automne suisse. Il voulait surtout faire le point sur les premiers pars guère concluants de sa mission et mettre en place une stratégie pour que celle-ci ne fût pas un lamentable échec, comme cela se dessinait au regards des premiers contacts avec l'animal JLG, plus déroutant qu'il ne l'imaginait et qu'il avait pourtant cru apprivoiser la veille. De sa terrasse ensoleillée, il espérait d'ailleurs observer de loin la scène qu'on tournait et rêver que la distance confondît là aussi les temps en faisant barboter Delon de Plein soleil à Nouvelle Vague. Mais il ne vit rien, son poste d'observation étant trop éloigné, masqué par les mâts des bateaux rayant la perspective.

     De guerre lasse, il demanda le journal et commanda un second café. La Tribune de Genève évoquait le tremblement de terre qui venait de frapper la région de San Francisco et avait causé la mort d'une soixantaine de personnes, dont une majorité dans l'écroulement de ponts. L'autre grand titre du quotidien suisse concernait les derniers soubresauts politiques en Allemagne de l'Est : dix jours après les célébrations du quantième anniversaire de a RDA, Erich Honecker quittait le pouvoir à Berlin, officiellement pour raison de santé. On devinait que les causes de ce départ étaient plutôt à chercher ailleurs, du côté du bureau politique du Parti qui aurait désavoué son dirigeant, sous la pression des dizaines de milliers d'Allemands de l'Est qui manifestaient quotidiennement quand il ne fuyaient pas le pays pour rejoindre l'Ouest via la Pologne ou la Hongrie ; ou bien encore derrière les murs épais du Kremlin où Gorbatchev semblait ne plus savoir comment contrôler ce qu0il avait lui-même, imprudemment ou non, mis en branle avec sa perestroïka. Refermant le journal, Antoine de Baecque pensa que la contiguïté de ces deux gros titres et la concomitance des deux événements devaient plaire à JLG et à son goût des rapprochements ; il l'imaginait bien trouver une formule comme : La terre tremble en Californie, le mur de Berlin se lézarde."

     

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Ne peut-on repenser le béton en roche primitive ? Dans les gravats des chantiers il y a des sources, elles formeront la pente des vallées fraîches."
    - Peter Handke, Par les villages

    samedi 28 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir souvent pensé à cet été 1939 - le plus chaud du siècle dit-on -, celui-là même qu'on voit au début du film de Volker Schlöndorff, Le Tambour, adapté du livre de Günther Grass, et de l'avoir comparé à cet été 1989, où, avec l'insouciance de mes dix huit ans, je ne voyais rien de la catastrophe à venir, de la guerre qui allait ravager l'ex-Yougoslavie, de la chute du communisme qui allait entrainer avec lui ceux, nombreux, qui ne pourraient jamais s'habituer au changement, certains même allant jusqu'à s'immoler dans leurs jardins privatifs, et cette même catastrophe dure encore, avec la constance du marteau qui frappe le fer chaud de l'Histoire sur l'enclume du Temps, et tout ça, et plus encore, je l'entends parfois dans le disque d'Einstürzende Neubauten paru en 1989 : Haus der Luege.

    Je me souviens bien à quel point l'album Haus der Luege porte Berlin en lui ; par l'utilisation de son d'une manifestation à Kreutzberg en 1987 (sur le titre Fiat Lux), et surtout dans le texte de Feurio! où Blixa Bargeld cite Marinus (van der Lubbe), l'incendiaire présumé du Reichstag dans le Berlin de '33 ; Marinus l'anarchiste, qu'on retrouve sous le nom de Fish dans la pièce de Brecht intitulée Résistible Ascension d'Arturo Ui - et Blixa d'ajouter "Du warst es nicht, es war König Feurio!".

    Je me souviens aussi que Feurio! et le titre Haus der Luege sont restés deux de mes titres favoris des Neubauten, mais surtout, oui, surtout Haus der Luege, qui à mon avis est le meilleur texte de Blixa, et l'un des titres le plus impressionnant (et représentatif) de ce groupe de Berlin ouest :

     Viertes Geschoss:
     Hier wohnt der Architekt
     er geht auf in seinem Plan
     dieses Gebäude steckt voller Ideen
     es reicht von Funda- bis Firmament
     und vom Fundament bis zur Firma

    https://www.youtube.com/watch?v=JZ4Q9_bDwLY

     

    J'aime Trieste, Leipzig, Bruxelles, mais c'est le plus souvent à Berlin que je reviens. Cette-fois avec deux livres sur la capitale allemande chez l'éditeur La Ville Brûle, déjà responsable il y a environ trois ans de L'Autre Guide de Berlin, décrite alors comme la ville où tout est possible, phrase à laquelle s'ajoute maintenant : mais pour combien de temps encore ? (à ce sujet lire l'excellent petit essai paru chez Allia de Francesco Massi : Berlin, l'ordre règne) Avec délicatesse, en passant par Kafka, Walter Benjamin, en usant de distance, en se laissant dériver aussi, Cécile Wajsbrot décrit le Berlin dans lequel elle a vécu de nombreuses années, consciente des changements actuels, toujours plus rapides d'ailleurs. Le regard qu'elle porte sur cette ville est d'une originalité toute personnelle, c'est l'histoire d'amour d'une artiste envers le Genius Loci (l'esprit du lieu). De son côté, Christian Prigent nous offre lui un texte plus didactique peut-être, mais pas moins intéressant, c'est sûr. Il liste les endroits (souvent détruits pendant la guerre) où ont habité des artistes, et nous invite à suivre des fantômes dans les couloirs du temps et de l'histoire. Deux ballades forcément complémentaires et hautement recommandées. Des initiatives de cette qualité on aimerait en lire sur Trieste, Leipzig, Bruxelles - eh oui.

    extrait de Berlin sera peut-être un jour, de Christian Prigent :

     

    "On fait tout politiquement et architecturalement parlant, pour que cette ville rendue à son leadership administratif soit une sorte de laboratoire d'urbanisme futuriste. Mais Berlin est plus évidemment une ville au conditionnel passé : à Berlin on voit surtout ce qu'on aurait pu, voulu, aimé voir - et qu'on ne voit plus. Les monuments qu'on voit "en vrai" sont pour la plupart des résidus totémiques (l'église cassée du Ku'Damm, les restes théâtraux de la façade d'Anhalter Bahnhof, les pans de murs graffités de Mühlenstrasse, les ex-ambassades auprès du Reich, en état de décrépitude avancée parmi des bouillons de buissons sales et des jonchées de gravats...). Ou bien se sont des carcasses vidées, déplacées et re-remplies (ainsi le musichall Esplanade, où j'entendis Jacques Derrida conférencer sur Paul Celan devant des fresques modern style, a quitté, monté sur roulettes, l'orée de l'ancien quartier des ambassades pour se nicher dans un immeuble neuf de la PotsdamerPlatz). Et quand ce ne sont ni des ruines pathétiques ni des cubes déplacés sans vergogne, se sont souvent des reconstructions façon Viollet-Le-Duc (ainsi une bonne partie du château Charlottenburg), à la manière de ces sites archéologiques qu'on peut voir au Pergamonmuseum dans l'île aux Musées : l'autel de Pergame tout beau tout réparé, le marché de Milet remis sans complexe à neuf, la porte d'Ishtar à Babylone pétant mieux la couleur qu'en scope Hollywood. En quoi ce musée à la fois passionnant et kitsch-péplum est comme une mise en abyme de Berlin tout entier.
    Dit autrement : Rome est un cut-up, un énorme collages de bribes de siècles. Manhattan est une ode musicale, l'érection à la fois sauvage et réglée d'un rêve de grandeur gris-rosé, un poème pongien orgueilleux et sériel. Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu'absente de toute ville, et d'abord d'elle-même. Et comme si elle était du coup aussi une sorte de (pur) temps historique, absente de toute (petite ou grande) histoire."

    extrait de Berlin Ensemble, de Cécile Wajsbrot :

    "Tandis que le Palais de la République - construit par la RDA à la place du Château, symbole de l'autocratisme prussien - continue de se déstructurer, devenu carcasse métallique ouvrant des perspectives inconnues, bouclant la boucle des temps - des ruines du château est né le palais devenu ruine d'où naîtra un château reconstruit à l'identique une fois l'argent trouvé -, tandis que le Palais continue de tomber, désossé au centre de la ville, symbole des grandeurs déchues - le forum romain apparut ainsi à Joachim du Bellay lorsqu'il méditait sur le caractère éphémère des empires (mais qui médite aujourd'hui, les voitures passent sans s'arrêter, les ouvriers s'activent à la destruction et parmi eux, peut-être, les fils des bâtisseurs, et les passants doivent batailler contre le bruit et le mouvement s'ils veulent avoir une chance d'accéder à la contemplation de ruines qui n'ont rien de romantique, de poétique - où plutôt si, la poésie urbaine, celle du métal et du chaos, celle du béton et de l'amiante, et des moteurs assourdissants) ? -, tandis que le Palais continue de tomber, succombant sous les coups de ceux qui ne veulent plus voir, qui ne veulent pas savoir, de ceux qui n'ont rien appris, rien oublié, pendant ce temps, les trains continuent de rouler, imperturbablement."