"Il y a ceux qui jouissent de la vie, et les rêveurs exaspérés : quand les deux se rencontrent dans un même, il se fait une œuvre très forte et très violente. Quand la gloutonnerie de vivre et l'impossibilité de le faire se rejoignent, la résolution ne peut se faire que dans la violence. L'art est cette violence."
- Pierre Michon, Le roi quand il veut
Je ne me souviens pas comment j'ai découvert Ela Orleans, c'est étrange, presque inquiétant même, mais je remercie le hasard ou quelqu'un, quelque chose, car Upper Hell est de loin le disque le plus inattendu, le plus surprenant et le plus déroutant que j'ai écouté depuis longtemps.
Je me souviens bien d'avoir constaté qu'Ela Orleans emprunte des fragments tirés de la Divine Comédie (L'Enfer) de Dante, ainsi que de certains textes d'Aleister Crowley.
Je me souviens aussi d'avoir d'abord écouté en boucle le titre Through Me, qui clôt l'album, pour son ambiance trip-hop croisée à de la minimal-wave à cause de sa boîte à rythme (une TR-808 je présume - ma favorite), mais qu'au final tout l'album est fantastique, transcendant les genres avec grâce et charme, que la forme de cette œuvre, a priori mutante, révèle un fond solide de pop-électronique intelligente, originale et souvent audacieuse, où la présence même de l'artiste est fantomatique, distante, on comprend d'ailleurs pourquoi elle décrit elle-même sa musique comme du cinéma pour les oreilles, comme sur le sombre et fascinant We are one...
I bring you laughter and tears
The kisses that foam and bleed
The joys of a million years
The flowers that lear no seed...
https://www.youtube.com/watch?v=hgRbdK2qY4Y
Pour un "écrivain de la distanciation", Jean Echenoz n'a jamais été aussi présent que dans son nouveau livre, Envoyée spéciale.
Roman d'aventure ? d'espionnage ? On aura peut-être déjà tout entendu et tout lu sur cette nouvelle publication - rien n'est tout à fait vrai, rien n'est tout à fait faux. Le plus simple, pour ne pas gâcher son plaisir, c'est de prendre le risque de la lecture, de se laisser embarquer dans ce roman aux tournures singulières où tout le génie d'Echenoz vous explose à la figure comme dans un film d'action drolatique et hors normes : protagonistes aussi facilement reconnaissables qu'ils sont improbables, bouleversements continuels, références diverses à la culture pop et littéraire (Pierre Michon à la télé...) et puis le narrateur qui s'immisce dans la lecture pour nous donner son avis, un complément d'information, faire une boutade... la recette a l'air simple, et pourtant : on a un vrai petit chef-d'œuvre entre les mains.
Extrait de Envoyée spéciale, de Jean Echenoz (publié aux éditions de Minuit) :
"Il ne lui est arrivé qu'une fois d'examiner le gros tableau de commandes occupant toute une paroi de l'habitacle. Constance l'a étudié en espérant, sans trop y croire, comprendre quelque chose au système électrique, a vite abandonné cet espoir mais, par jeu, a pressé un bouton juste pour voir, ce qui a paru ne rien changer à l'état des choses. Sauf que, sans qu'elle s'en aperçut, les pales de l'éolienne ont très progressivement ralenti le mouvement, se sont arrêtées un moment puis ont repris leur rotation, mais cette fois dans le sens inverse et Constance, sans prendre conscience que l'hélice tournait à présent comme le font les aiguilles d'une montre est retournée s'allonger, a rouvert son encyclopédie : lettre T, entrée Trahison."