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nabokov

  • La carte postale du jour...

    "J'avais tenté par le choix de ce titre de suggérer une ligne brisée par la réfraction, une distorsion dans le miroir de l'être, un mauvais détour emprunté par la vie, un monde à « senestre » - sinistre."

    - Vladimir Nabokov à propos du titre de son roman Brisure à senestre (en anglais : Bend sinister)

    vendredi 31 août 2015.jpg

    Je me souviens que c'était comme ça : on lisait un article élogieux dans la presse et on fonçait à Sounds pour essayer d'acheter le disque en question pour le découvrir ensuite d'une oreille curieuse et attentive, et c'est ainsi que j'avais acheté cet album de The Fall dont j'adorais le titre - Bend Sinister -, sa pochette sombre, les illustrations intérieures ainsi que la photo de la guitariste - Brix Smith - qui m'avait immédiatement fasciné, mais j'ignorais que le groupe était contemporain de Joy Division et des Smiths parce qu'originaire de la même ville, Manchester, que son nom de groupe faisait référence à La Chute de Camus, ni même que le titre de ce disque était celui d'un roman de Nabokov - tout ça, je l'ai su bien des années après et cela a entouré ce groupe, et cet album en particulier, d'une aura presque magique.

    Je me souviens bien d'avoir été amusé de voir Mark E. Smith, le leader de The Fall, jouer son propre rôle le temps d'une poignée de secondes dans le film 24 hours party people.

    Je me souviens aussi d'avoir redécouvert Bend Sinister bêtement parce qu'un "ami" sur Facebook avait posté le titre Riddler!, morceau qui, au milieu de ce magma abrasif de garage rock tirant vers le noir corbeau, est de loin mon titre préféré, parce qu'inquiétant, voir oppressant, sordide, noir...

     

    Monday night at operation control
    I sat facing rows of monitor mountains
    Mind control
    Life control
    Operation mind control

    https://www.youtube.com/watch?v=8quorBZdfhU

    Yves Ravey ne change pas de répertoire. C'est tant mieux, car comme on le dit en Suisse : on est déçu en bien. En effet, avec ce nouveau roman, Sans état d'âme, Yves Ravey continue de travestir la littérature pure en roman noir, ou le contraire. Dans un décor de province - une province pluvieuse, grise, où règne une forme de solitude qui, en désespoir de cause, pousse aux espoirs les plus fous - ses histoires se développent au fil des pages et des détails qui sont autant d'indices pour bien cerner les personnages, même si on ne tombe jamais dans le roman psychologique, heureusement. Les protagonistes sont en quelque sorte des loosers, ils ont raté le train et sont restés à quai se demandant par quel stratagème, quelle tricherie, ils pourraient faire stopper la locomotive pour non pas simplement grimper dans n'importe quel wagon, mais carrément prendre un compartiment dans les premières classes, tant qu'à faire - sans état d'âme, ils jouent leur va-tout.

    Comme les précédents - La fille de mon meilleur ami, Un notaire peu ordinaire, etc. - ce nouveau roman est une réussite. C'est un peu Simenon qui croise Jean Echenoz. C'est Génial.

     

    Extrait de Sans état d'âme, d'Yves Ravey (parution fin août) :

     

    "Dans la maison, j'occupais le rez-de-chaussée et une pièce à l'étage. La chambre de mon père était restée en l'état depuis sa mort. De la fenêtre, on apercevait le champ de maïs qui s'étendait jusqu'aux peupliers, là où la rivière faisait un coude. Je conservais encore, dans l'armoire, quelques-uns de ses vêtements, dont son costume bleu pétrole, côté droit de la penderie. L'autre partie était occupée par ceux de ma mère, qu'elle ne portait plus, mais que je protégeais en renouvelant tous les deux mois les doses d'antimites.

     À côté de l'armoire, sur la commode, les affaires de mon grand-père, conservées par mon père, un briquet, des médailles, une arme de poing dérobée sur le cadavre d'un officier allemand pendant l'Occupation, un casque de la Wehrmacht, des balles de pistolet."

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude"
    - Montaigne, Essais, Livre I

    jeudi 5 mars 2015.jpg

    Je me souviens que lorsque j'ai commencé à faire tourner les platines (vinyles) au Midnight - c'était l'été '89 -, le patron du club (Jean-Pierre) m'a emmené dans la réserve de disques adjacente au local de DJ, une pièce remplie de quelques milliers de vinyles - utilisés depuis une vingtaine d'années pour certains -, et que j'avais pu y faire mes courses et y trouver, entre autres bonnes pioches, le premier album de Visage contenant le titre Fade To Grey qui, après que deux jeunes filles en noir me l'aient réclamé (coucou Gabrielle et Sylvie!), est redevenu pour les deux années qui suivirent un incontournable des vendredis et / ou samedis soirs.

    Je me souviens bien d'avoir été très tôt informé que Steve Strange, le leader de Visage, groupe formé par des musiciens venus de différentes formations - Dave Formula de Magazine, John McGeogh de Magazine lui aussi mais qui allait rejoindre Siouxsie et ses Banshees, Billy Currie et Midge Ure d'Ultravox, et Rusty Egan, le DJ du Blitz, où se croisait tout ce beau monde -, Steve Strange donc avait tourné dans le clip d'Ashes to Ashes, sur la demande de Bowie, ça lui donnait (à mes yeux en tout cas) une réelle crédibilité, ça asseyait le personnage, ça en jetait, et tant mieux, parce qu'en dehors de Fade to Grey j'ai toujours trouvé que Visage était un groupe creux (à part le titre Mind of a Toy et la super reprise de In the Year 2525 bien sûr).

    Je me souviens aussi d'avoir été assez ému lorsque j'apprenais la mort de Steve Strange il y a deux semaines, de revoir des images d'archives du Blitz et de Steve Strange lui-même, star d'un "culte sans nom" (comme les "enfants du Blitz" aimaient à se décrire pour échapper à toute étiquette*), le temps d'un hit, d'avoir brillé de tant de couleurs pour chuter, tel un Icare des temps moderne, et disparaître, tout en passant par les cases alcoolisme, vol à la tire et peine de prison avec sursis, addiction aux drogues, échec de ses nouveaux projets artistiques (dont une resucée orchestrale de Fade to Grey en 2014), échec de se refaire une nouvelle identité, dèche etc. - reste un titre, magnifique, hymne du début des années 80 et de la vague synthétique qui frappa l'Angleterre et l'Europe toute entière (première place des charts en Suisse) :

     Sent la pluie comme un été Anglais
     Entends les notes d'une chanson lointaine
     Sortant de derriere d'un poster
     Espérant que la vie ne fut aussi longue

     Aaah, we fade to grey (fade to grey)
     Aaah, we fade to grey (fade to grey)

     Feel the rain like an English summer
     Hear the notes from a distant song
     Stepping out from a back shop poster
     Wishing life wouldn't be so long

     Devenir gris

    https://www.youtube.com/watch?v=Utjd76czUgI

     

    Dans le film Les Prédateurs, David Bowie - qui partage l'écran avec Catherine Deneuve, avec qui il forme un couple de vampire - déclare en substance (je le fais de mémoire, c'est peut-être un peu inexact, mais le sens y est) : "Il n'y a que les essais scientifiques pour être aussi mal écrit" ; et bien ce nouvel essai de David Le Breton lui donne tort car il est passionnant de bout en bout, limpide et très bien écrit. Les exemples tirés de la littérature sont légions ; il cite Blanchot, Kundera, Pessoa (se multiplier pour n'être personne), Robert Walser et Paul Auster, et cerne ainsi dans le détail cette envie de détachement, de disparition volontaire qui frappe certaines personnes, que cela soit par le sommeil, ou la drogue, l'anorexie ou encore l'immersion dans le trop d'activités. Ce livre vous donnera sans doute envie de (re)lire de nombreux autres ouvrages, et surtout La Défense Loujine de Nabokov (livre qui est peut-être le pendant du Joueur d'Échec de Zweig), où le principal protagoniste vit à travers le jeux et où "il ne s'apercevait de son existence qu'à de rares moments (....). Mais, d'une manière générale, il n'avait avec la vie que des rapports nébuleux, elle exigeait de lui si peu d'efforts".

    Riche, concis, et à lire pour mieux comprendre cette nouvelle "tentation contemporaine", qui frappe notamment le Japon avec ses "évaporés" ; des dizaines de milliers de personnes chaque année, qui,  après une faillite personnelle, décident de "disparaître" ...

    extrait :

     

    "Les hommes disait en substance Kant, ne sont pas faits de ces bois durs et droits dont on fait les mâts. S'il y a parfois au fil d'une vie, pour certains, une sorte de fidélité à soi-même, une cohérence, d'autres connaissent des ruptures improbables, ils deviennent méconnaissables à eux-mêmes et aux autres, plusieurs vies différentes leurs échoient. Mais chaque existence au départ, même la plus tranquille, contient un nombre infini de possibilités dont chaque instant ne cesse de redéployer les virtualités."

     

    * à ce sujet lire le sympathique de Pierre Robin : Groupes pop à mèches 1979-1984 (tout juste paru chez Actes Sud).

  • La carte postale du jour...

    "Désapprendre. Déconditionner sa naissance. Oublier son nom. Être nu. Dépouiller ses défroques. Dévêtir sa mémoire. Démodeler ses masques."
    - Jacques Lacarrière, Sourates

    dimanche 15 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir acheté le double album live de Siouxsie & The Banshees (Nocturne) parce que j'avais remarqué que le guitariste n'était autre que Robert Smith, l'une des mes icônes d'adolescence, nous étions en 1987 et grâce à ce disque j'allais découvrir le Sacre du printemps de Stravinski, utilisé comme introduction au concert londonien, et aussi que mon titre préféré sur les treize présents de ce disque n'était aucunement signé par Siouxsie et sa bande mais bel et bien une reprise des Beatles, groupe que j'avais cru de "bon goût" de renier - Sex Pistols oblige -, mais avec qui je me rabibocherais bien vite en réécoutant le merveilleux Eleanor Rigby, le fantastique Tomorrow Never Knows, le lancinant Across The Universe et bien sûr ce Dear Prudence que j'aime beaucoup, l'original comme la reprise d'ailleurs.

    Je me souviens bien du regard fuyant de ma mère lorsque je lui demandais si elle n'avait pas vu mon t-shirt de Siouxsie comportant uniquement l'Étoile de David pour seul rappel au groupe et sa chanson Israël, et que sa réponse, gênée, fut, après une longue hésitation, de rentrer dans la chambre d'amis, d'ouvrir une armoire et d'en sortir, caché sous des draps, mon t-shirt rapetissé à une taille lilliputienne parce que passé par erreur à 90 degrés, ce qui m'avait, la mauvaise surprise passée, plutôt fait rire je crois.

    Je me souviens aussi d'être tombé en émoi devant cette image signée du photographe Sakae Tamura et utilisée pour la pochette de ce 45tours reprise de Dear Prudence par Siouxsie; datant de 1931 et intitulée White flower, elle semblait représenter à merveille le texte de cette chanson composée par Lennon et McCartney dans l'espoir de faire sortir la sœur cadette de Mia Farrow - Prudence - qui, selon la légende, passait ses journées cloîtrée dans un bungalow de l'ashram où se trouvaient les Beatles, en mars 1968...

    Dear Prudence, won't you come out to play?
     Dear Prudence, greet the brand new day
     The sun is up, the sky is blue
     It's beautiful and so are you
     Dear Prudence won't you come out and play?

     

    https://vimeo.com/27355453

     

    J'ai bien failli passer à côté de ce livre : entraperçu dans l'arrivage plutôt massif de janvier, je l'ai vite oublié et c'est grâce à la chronique d'Éric Chevillard dans le journal Le Monde que je me suis intéressé à ce livre. Juliette Kahane est La Fille de Maurice Girodias, que je ne connaissais pas jusqu'alors, et qui est pourtant le premier éditeur de l'édition originale de Lolita - de Nabokov - en 1955, livre sulfureux refusé par tous les éditeurs américains de cette époque. Il est bon de se remémorer le fait que la censure française pour les textes accusés de pornographie s'applique à la langue française uniquement - Girodias put ainsi contourner la loi en publiant ce livre en France, certes - mais en langue anglaise. Devenu best-seller mondial, Girodias profite des retombées financières pour ouvrir un restaurant à Paris, pour mener la vie d'éditeur flamboyant et de playboy flambeur, entouré d'une petite cour de fidèles, tout ça plutôt que de payer Nabokov qui ira très vite voir ailleurs si l'herbe est plus verte (et dans ce cas : elle l'est). Mais ce livre de Juliette Kahane est avant tout le portrait autobiographique d'une jeune femme qui peine à devenir adulte, à se débarrasser de la chrysalide pour devenir papillon. Mais c'est aussi un biais évident pour se pencher sur son passé familial, chaotique et fascinant, principalement celui du père, bien sûr ; d'ailleurs Éric Chevillard le résume bien dans sa chronique en disant : "Tout récit d’enfance est un récit posthume et les chahuts du garnement nous renseignent surtout sur les manifestations éprouvantes de la démence sénile".


    La Fille est un livre épatant, tant au niveau de l'écriture, subtile et rythmée, que pour son contenu, puisque la jeunesse de Juliette Kahane passe par l'Amérique des sixties, mai 68, la complicité d'une grande fille tout en noir qui lit Jean Genet (Le Journal d'un voleur), Georges Bataille (Madame Edwarda) et se passionne pour l'œuvre de Sade, par des rencontres fugaces (Valérie Solanas par exemple, auteure du manifeste SCUM et qui s'illustrera en essayant de tuer Warhol - publiée par... Girodias évidemment!), etc. Livre sur l'adolescence, l'amour, le sexe, l'édition, la littérature, le passé, la mémoire, ou plutôt les mémoires, la sienne et celle de son père, différentes mais qui se rencontrent dans ce beau récit renversant.

     

     "De ce moment date sa manie. Du jour où elle a vu le film Nuit et Brouillard, elle qui est née après la guerre et dont aucun membre de la famille proche n'a été déporté, en tout cas pas parce que juif. De ce jour, chaque fois qu'elle se trouve, chaque fois que je me trouve dans une situation d'entassement, de foule comprimée, emprisonnée - dans le métro aux heures de bousculade par exemple : observer des visages, les gestes. Essayer de pressentir laquelle, lequel aurait été prêt à marcher sur les têtes et les corps pour respirer un peu d'air, à se battre pour voler un peu d'eau ; qui se serait mis à hurler, à donner des coups, qui aurait fermé les yeux en priant, qui serait tombé en premier, aurait renoncé ; qui aurait essayé d'organiser, de calmer, de retarder le moment où on devient animal, schwein. Ou dans les files d'attente, les queues. Les resquilleurs, les passifs, les amuseurs, les analystes. Parce que je vois bien l'absurdité (voire l'obscénité) de prétendre superposer imaginairement les deux situations, l'impossibilité de deviner qui dans cette foule serait victime et qui bourreau, comment, déportée dans un camp nazi, je me serais comportée - je n'ai jamais parlé à qui que ce soit de cette enquête perpétuelle. Ce qui fait que je n'ai jamais su jusqu'à quel point cette manie était répandue parmi ceux qui ont vu ce film ou d'autres documents d'archives, qui sont parmi les armes les plus puissantes de l'abjection.
    De ce moment date aussi la question de ce qu'est un Juif, et cette autre question : qu'est-ce que c'est, porter un nom juif ? Pourtant Nuit et Brouillard ne parle pas de l'antisémitisme nazi, il n'en dit pas un mot. Une seule fois le mot juif est prononcé. Au fil d'une énumération de déportés, on entend "Stern, étudiant juif d'Amsterdam", comme si cette particularité de Stern, être juif, n'avait qu'un rapport accidentel avec son arrestation puis sa déportation. Comme s'il représentait une minorité juive parmi, cette curieuse phrase, "la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris par hasard". Une minorité au sein des exterminés. La seule distinction évoquée parmi les prisonniers des camps nazis est celle qui sépare les kapos, presque toujours des droit-commun, des autres déportés. Les noms des camps sont prononcés, sans qu'aucune différence soit faite entre camps de concentration et camps d'extermination. Rien sur le sort particulier des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des Slaves. Il faut remarquer les étoiles jaunes sur les habits des raflés qui montent dans les wagons à Pithiviers, à Varsovie. Il faut déjà savoir sur quoi s'est concentrée la haine nazie. Ce silence sur le génocide des Juifs par l'Allemagne nazie, c'est maintenant, tandis que j'écris ces lignes, que revoyant le film j'en suis frappée. Je ne crois pas que la fille qui a vu Nuit et brouillard au début des années soixante y ait pensé."