Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

voyage au bout de la nuit

  • La carte postale du jour...

    "Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s'habituent à ceux qu'ils reçoivent eux-mêmes. "

    - Theodor W. Adorno, Kulturindustrie

     

    vendredi 5 février 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert La Féline en écoutant un podcast de l'émission (excellente) de Marie Richeux sur France Culture - Les Nouvelles Vagues -, et d'avoir "rembobiné" (vestige linguistique du temps des cassettes) mon iPod pour pouvoir écouter cette chanson encore et encore et encore - ça s'appelle un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens bien de ma joie, il y a deux semaines à peine, lorsque j'apprends qu'Agnès Gayraud - alias La Féline - est agrégée de philosophie et qu'elle a consacré sa thèse à Adorno, qu'en plus de cela elle aime Nick Cave et que sur son disque elle emploie une boîte à rythmes TR 808 (!) - au risque de me répéter, on appelle ça un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens aussi que la musique minimale et synthétique de La Féline m'a ramené tout droit à une partie de mon adolescence, vers 1986, lorsque j'avais découvert à la fin d'une cassette que m'avait refilée mon frère le groupe Baroque Bordello, révélation que new wave et textes en français n'étaient pas incompatibles ; un an plus tôt, celle qui allait devenir La Féline était prise en photo par son père, photographie devenue l'objet d'une obsession et d'un fétichisme dont cet album découle et dont la chanson Adieu l'Enfance est la synthèse parfaite.

     

    Cachée dans la forêt
    T'avais six ans je crois
    Debout sur ton rocher
    J'ai de la peine pour toi
    Vas, tu devrais rentrer
    Il commence à faire noir
    La nuit est tombée
    Je te dis au revoir
     
    Maintenant, j'en suis certaine
    Tu ne reviendras
    Pas j'en suis certaine
    Gamine aux abois
    J'ai retrouvé tes carnets
     
    Les cassettes que tu gardais
    Je sais même plus qui t'étais
    Ta couleur préférée
    J'suis perdue dans la forêt
    De tes grandes espérances
    Je te vois t'éloigner
    Adieu l'enfance
    Adieu l'enfance
    Maintenant j'en suis certaine
    Tu ne reviendras pas
    J'en suis certaine
    Gamine aux abois
     
    J'pleurerai pas pour ça
    J'pleurerai pas pour toi

    https://www.youtube.com/watch?v=-oZL_1ly7dA

     

    Dans le dernier roman de Céline Curiol, Les vieux ne pleurent jamais, il est question d'une photo retrouvée lors de la lecture du Voyage au bout de la nuit, trouvaille qui permet de quitter la comédie des mœurs pour une quête d'un passé plus intime, quoiqu'encore obscurci par le présent, surtout quand il s'agit du présent lent, soucieux et fatigué d'une femme âgée. On appréciera la qualité de l'écriture de Céline Curiol, qui observe et décrit le grand âge sans (trop) tomber dans la facilité ou le cliché, même si on sent parfois la quadragénaire qui essaie de décrire toutes les difficultés d'une femme de presque deux fois son âge - il faut bien l'avouer. On appréciera encore lorsque l'auteure glisse des événements d'importance dans le récit, mêlant petite et grande Histoire, comme ce passage sur la grève des imprimés (journaux) dans les Etats-Unis du début des années 60, qui permet l'examen rapide des habitudes masculines. On se laisse volontiers glisser tout au long de ce livre qui, à partir de la moitié, verse vers le roman à intrigue que les amateurs de polars apprécieront certainement (ce qui n'est pas exactement mon cas), permettant ainsi à l'histoire de prendre un nouveau souffle tout en restant centrée sur sa protagoniste : Judith, une femme d'origine française expatriée aux Etats-Unis, endeuillée par la mort encore récente de son mari. On regrettera toutefois que la lecture du Voyage au bout de la nuit ne soit, en définitive, qu'un prétexte. L'histoire arrivée à sa fin, l'énigme levée, l'opacité éclaircie, le champ de tensions disparu, reste la rumeur du monde contemporain dont Barthes disait qu'il est l'inactuel - ce qui permet de penser que ce roman a peut-être quelque chose d'universel et qu'il est donc important de le lire.

    Extrait de Les vieux ne pleurent jamais, de Céline Curiol (publié aux éditions Actes Sud) :

    "Il est des expériences supposées anodines qui, de façon aussi inopinée que définitive, renversent les représentations qui se donnaient pour certaines. La visite à l'usine Ben & Jerry, la soirée qui s'ensuivit, l'intégralité de notre voyage en bande organisée comptèrent pour moi au nombre de celles-ci. Ce fut un séjour sous vide. En l'absence d'improvisation, le monde réel se révélait hors d'atteinte : les organisateurs nous en avaient fermé l'accès en nous gardant sagement à l'intérieur de leur circuit. Sur plusieurs centaines de kilomètres, nous avions été trimbalées. Pourtant, j'avais la sensation, a posteriori, d'avoir regardé une autre accomplir ces déplacements, comme à la télévision. Au moins, Janet et moi en étions revenues plus complices. Cependant, si elle m'avait réjouie la plupart du temps, sa présence n'avait que partiellement estompé mon inconfort pendant ces deux jours. J'étais déçue ; ça avait été un faux voyage, une sortie sous surveillance aux côtés de gens dont la docilité avait fini par m'apparaître comme un outrage à la vieillesse."