Un vision, celle d'Yvo Watts-Russel, encore influencé par Joy Division, Pil et Wire, un label - 4ad -, une esthétique du son et de l'image qui, bien sûr, balbutie encore, mais qui n'en est pas moins présente, preuve en est avec ce quarante cinq tours des danois Sort Sol dont le texte quoique trop sobre et répétitif reste largement contrebalancé par un son digne des meilleures productions de Joy Division, tout en profondeur, basse en avant, langueur tranchante de la guitare électrique, voix abyssale, rythme ralenti à l'excès, tant et tant qui font de ce Marble Station un des meilleurs titres de la nouvelle vague du début des années 80, période où une partie de la jeunesse occidentale se pare de noir, où Tito meurt activant le naufrage lent du vaisseau Yougoslavie. On retrouve toute l'ambiance de ces années dans un roman écrit de façon simple, mais qui n'en reste pas moins intéressant car il nous plonge dans deux décennies de l'histoire yougoslave :
"À Belgrade, on a jamais joué de meilleur rock qu'après la mort de Joseph Broz Tito. Avec son éternel amour et haine, Maria, mon copain Bané Yanovitch créait des groupes, très nouvelle vague, qui s'appelaient "Ombre acoustique", "Jeunes mais gros", "Estropiés par la peur" et, pour finir, "Lézards sauvages".
Avec cette "nouvelle vague", se libéra dans notre ville un tel concentré d’enthousiasme, que même les statues s'étaient réveillées. Dans les rues de Belgrade. On pouvait entendre des claquements de dents fiévreux. Les yeux étincelaient. Je pouvais dire : Tout ceci est une chose qui m’appartient. Enfin ma ville m'appartient. C'est une chose qui fait partie de ma planète.
Tout a commencé par la manière dont Bané Yanovitch saisit une médaille de la seconde guerre mondiale, pour acte de vaillance. Il ouvrir un briquet à essence et flamba une des agrafes. Il pinça fort un de ses mamelons et accrocha la décoration dans la chair nue. Il grinça des dents et dit :
- Allons-y !
C'est en ces termes qu'il exprimait son image d'artiste, de la façon la plus brève :
1) Je suis désespéré.
2) Je n'ai pas de copine.
3) Je ne sais pas faire de la musique.
4) Il y en a beaucoup qui le savent, mais il n'ont rien à dire.
5) Je veux dire quelque chose, mais j'ignore comment.
...
L'idée me traversa que, précisément, c'était ça, la nouvelle vague belgradoise - une conquête de soi. Jamais de ma vie je n'avais vu Bané aussi sérieux. Il était le chef indien Cheval fou. Il était un derviche dans sa transe tournoyante. Bané tenait le micro à deux mains et, d'un pied, il marquait le rythme. J'ai ressenti de la fierté et de la jalousie. Il osait ce que ne n'avais jamais osé, moi. Il osait être ce qu'il était. Sur la scène, Bané était désormais un homme qui danse sur des charbons ardents. Il était désormais le prophète qui, d'un regard, ouvre les cieux et, de ses talons, fait jaillir des sources. De Bané se déversait de la fumée.
De lui s’échappait la chose la plus merveilleuse et la plus terrible de l'univers. En l'observant au cours du concert, je compris que toutes les institutions de ce monde ne sont que des murs de protection élevés autour du charisme. Cette puissance prophétique a le pouvoir de métamorphoser un désert en oasis, celui de faire se relever les infirmes, de mettre en fureur les indolents, de remplir les yeux de larmes.
Le projecteur changea de couleur, Bané également. Maintenant, il était vert, semblable à un esprit du peyotl. Était-ce l'homme auprès de qui j'avais grandi? Des fourmillements descendirent le long de mon dos lorsque Maria, en courant, fit son apparition sur scène, avec son saxophone. Elle aussi, elle s'était métamorphosée.
Bané était fier de lui et tragiquement grave. Sa poitrine, portant la médaille pour acte de bravoure, se gonflait. De la sueur ruisselait le long de ses tempes. Il ne chantait plus. il regardait Maria, c'est tout. Elle leva le saxophone et souffla. Et ce fut comme lorsque Béhémoth siffla, dans le Maître et Marguerite. Elle souffla et un vent terrible se leva. Elle souffla et les rideau flottèrent. Elle souffla dans les voiles de nos âmes. Une énorme bourrasque nous emporta. Maria se tordait en arrière, pareille à un marin sur un voilier et le timbre du saxophone nous soulevait. La salle remplie d'une foule qui exultait était devenue le vaisseau du Hollandais Volant. Maria soufflait das les voiles d'un vaisseau qui survolait la ville et le monde. Tous, nous avions la certitude qu'ensemble nous allions nous
envoler vers un univers qu'habitent des méduses urticantes, des géants et les esprits du peyotl."
Livre - Page 36
-
La carte postale du jour ...
-
La carte postale du jour ...
Fabuleuse ré-édition du premier album de Durutti Column dont la musique douce et mélancolique contraste avec sa pochette recouverte de papier sablé - clin d’œil affirmé aux situationnistes -, pochette dont l'objectif était de ruiner tous les autres disques avec lesquels elle rentrait en contact ; et pendant que Vini Reilly égrène ses notes de guitares sur Sketch for Winter, je relis pour la énième fois Autoportrait d'Édouard Levé, picorant de-ci de-là les lignes suivantes : "J'ai pleuré en lisant Perfecto de Thierry Fourreau. Toutes les musiques de Daniel Darc, Durutti Column, Portishead, des Doors et Dominique A me conviennent. Je regarde des films à la télévisions sans l'avoir prévu, il est donc exceptionnel que je voie un film en entier. Je ne crois pas au cinéma de fiction, seuls quatre films m'ont marqué, La vie à l'envers d'Alain Jessua, Le Diable probablement de Robert Bresson, La Maman et la Putain et Une sale histoire de Jean Eustache, certains autres films m'ont distrait ou ému, mais je ne leur accorde pas de crédit. Mes musiciens préférés sont Bach et Debussy. Adolescent je croyait que La Vie mode d'emploi m'aiderait à vivre, et Suicide mode d'emploi à mourir. Je peux me passer de musique, d'art, d'architecture, de danse, de théâtre, de cinéma, je me passe difficilement de photographie, je ne me passe pas de littérature. J'aime imiter l'accent d'un Allemand d'origine vietnamienne s'efforçant de parler anglais. Je passais devant une galerie dont je ne savais pas qu'elle avait fait faillite, depuis le trottoir j'ai vu une installation qui m'a immédiatement donner envie d'entrer, un mannequin de vitrine grossièrement transformé en évangéliste prodigait la bonne parole à d'autres mannequins habillés en tenues supposées contemporaines, autour, il y avait, on ne sais pourquoi, une charrue, un coucou, et un poster de la Jamaïque, ce n'est qu'une fois entré que j'ai compris que la galerie avait été remplacée par un centre mormon, et que l'"installation" n'étais pas une parodie."
-
La carte postale du jour ...
bonjour ô monde cruel... la bande sonore angoissante des Tindersticks colle à merveille avec ma lecture du moment, à savoir Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal, un petit livre beau et tragique ( je recherche une copie du film - avec Noiret - désespérément ! ) : "Les ouvriers déchiraient les paquets, en tiraient des livres tout neufs, arrachaient les couvertures et jetaient leurs entrailles sur le tapis ; et les livres, en tombant, s'ouvraient ça et là, mais personne ne feuilletait leurs pages. C'était du reste bien impossible, la chaîne ne souffrait pas d'arrêt comme j'aimais à en faire au-dessus de ma presse. Voilà donc le travail inhumain qu'on abattait à Bubny, cela me faisait penser à la pêche au chalut, au tri des poissons qui finissent sur les chaînes des conserveries cachées dans le ventre du bateau, et tous les poissons, tous les livres se valent... Enhardi, je me hasardai à grimper sur la plate-forme qui entourait la cuve ; oui, vraiment, je m'y promenais comme à la brasserie de Smichov où l'on brasse en une fois cinq cents hectolitres de bière, appuyé à la rampe comme sur l’échafaudage d'une maison en construction je baissais les yeux sur la salle ; comme dans une centrale électrique, le tableau de commande brillait d'une dizaines de boutons de toutes les couleurs, et la vis tassait, pressurait ces rebuts avec autant de force que lorsqu'on serre un ticket de tram entre ses doigts sans y penser. Épouvanté, je regardais autour de moi ; le soleil éclairait les vêtements des ouvriers, leurs pulls, leurs casquettes se perdaient dans une débauche de couleurs, criardes comme les plumes d'oiseaux étranges et bariolés, des perroquets, des loriots ou des martins-pêcheurs. Ce n'était pas cela qui me glaçait ; en l'espace d'une seconde, je sus exactement que cette gigantesque presse allait porter un coup mortel à toutes les autres, une ère nouvelle s'ouvrait dans ma spécialité, avec des êtres différents, une autre façon de travailler. Fini les menues joies, les ouvrages jetés par erreur ! Fini le bon temps des vieux presseurs comme moi, tous instruits malgré eux ! C'était une autre façon de penser... Même si l'on donnait, en prime, à ces ouvriers un exemplaire de tous les chargement, c'était ma fin à moi, la fin de mes amis, de nos bibliothèques entières de livres sauvés dans les dépôts avec l'espoir fou d'y trouver la possibilité d'un changement qualitatif. Mais ce qui m'acheva, ce fut de voir ces jeunes, jambes écartées, main sur la hanche, boire goulûment à la bouteille du lait ou du coca-cola ; elle était bien finie, l'époque où le vieil ouvrier, sale, épuisé, se bagarrait à pleines mains, à bras-le-corps, avec la matière ! Une ère nouvelle venait de commencer, avec ses hommes nouveaux, ses méthodes nouvelles et, quelle horreur, ses litres de lait qu'on buvait au travail alors que chacun sait qu'une vache préférait crever de soif plutôt que d'en avaler une gorgée."
-
La carte postale du jour ...
avec Amiina et cet album intitulé Puzzle, sophistication et épure se marie dans un style qui est unique car il est le leur, bricolage de génie, virevoltant. Je retrouve cela avec Chevillard et son abécédaire où les mots rares et la phrase longue serve la cause de la singularité littéraire :"aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s'épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n'est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d'abord constituée d'atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna - par exemple la main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers - se déploie dans les têtes pensives, invite au voyage mieux que les milles pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.
Je voudrais aussi que l'on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s'imaginent encore qu'un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s'il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l'intelligence ! J'aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : "Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré". Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d'esprit de l'écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir tout faite de sa fabrication prodigieuse, immédiatement juste." -
La carte postale du jour ...
commencer la matinée en bonne compagnie... un café, Nick Cave chante "As I sat sadly by her side / At the window, through the glass / She stroked a kitten in her lap / And we watched the world as it fell past" et que je découvre ce bel entretien de Tzvetan Todorov et Antonio Muñoz Molina dans les Assises Internationales du Roman de 2013 : " T.T. : ... je voudrais dire quelques mots sur le roman de Muñoz Molina. Ce ne sera pas notre seul sujet de conversation, c'est la raison pour laquelle je voudrais commencer par lui. Aujourd'hui, nous évoquerons surtout son côté roman historique, nous éclairant sur un épisode de l'histoire de l'Espagne et de l'Europe. Je voudrais dire à ceux qui ne l'ont pas encore lu* que c'est une merveilleuse expérience de lecture qui vous attend au sortir de notre rencontre. Il s'agit, certes, d'un roman historique, mais de bien plus que cela. Ce roman raconte l'une des plus belles histoires d'amour qui soit donnée à lire dans la littérature récente, d'autant plus qu'Antonio Muñoz Molina a su la présenter du point de vue de l'homme, de la femme et de l'épouse trompée. Il est exceptionnel d'avoir su se placer à toutes ces positions à la fois, je trouve cela remarquable. La richesse du roman ne s'arrête pas là, ce n'est pas seulement un roman historique et un roman d'amour, c'est aussi un roman métaphysique, si j'ose dire, parce que ce livre soulève la question de ce qui constitue l'identité de l'individu, le mélange inextricable d'impostures et d'authenticité qui compose chacun de nous. De même, il engage une méditation sur le temps qui nous transforme et qui pourtant nous échappe.Le résultat final est un roman polyphonique, un roman total comme on voudrait qu'il y en ait davantage. J'arrête ici mon éloge, nullement excessif.
A.M.M. : Je vais rougir, merci."
* Dans la grande nuit des temps d'Antonio Muñoz Molina (Seuil 2012, Points poche 2013)