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Livre - Page 44

  • Une littérature sans écrivains, de Basile Panurgias, aux éditions Léo Scheer

    panurgias.jpgUn auteur qui écrit que "l'enthousiame aveugle ne convient qu'aux mauvais livres" est à tout égard fréquentable. C'est donc avec plaisir que j'ai découvert cet essai, en même temps que son auteur d'ailleurs (qui publie pourtant depuis vingt ans). Le style me rappelle un peu le Journal volubile d'Enrique Vila-Matas. C'est de ces livres qui en citent d'autres, ce qui multiplie les possibilités de lectures. Panurgias questionne la valeur du livre et de la littérature même, à travers des récits intimistes d'une causticité dénuée d'amertume, et surtout : l'auteur ici ne verse pas dans la nostalgie à la Houellebeigbedantzig&co qui voudraient bien que "c'était mieux avant", mais replace le questionnement dans la simplicité de notre époque, à savoir le téléchargement gratuit. Grâce à lui on n'a plus honte de critiquer un classique - pour ma part Ulysse me tombe des mains ... - ni de parler de livres qu'on n'a pas lus, ou juste feuilletés. "Ma lecture de Camilla Läckberg est, somme toute, conditionnée par la présentation d'Easyjet Magazine, et me dispense de la lire. Plus grave, plus ridicule et plus libérateur, je peux juger de beaucoup de livres sans prendre la peine de les lire. Du coup, je comprends que leurs auteurs en bâclent l'éxécution". En attendant cette nouvelle ère sans livres physiques, ni librairies, ni éditeurs, et où l'importance de l'écrivain sera toute relative, la lecture même de cet essai est des plus sympathiques.

  • Voyage en Serbie (7)

    Dimanche 22  juillet,  flânerie à Novi Sad  avec Danilo Kis, W.G. Sebald et Walter Benjamin …

    P1020313.JPGDimanche flâneur à Novi Sad, la ville du "Borgès des balkans" : Danilo Kis, qui réchappa de justesse aux "journées froides de Novy Sad", le nom donné au massacre de très nombreux juifs et serbes de la ville par les fascistes hongrois en 1942. L'oeuvre de Danilo Kis  est oubliée,  certains livres indisponibles, bien qu'indispensable comme Le Sablier. Il est mort d'un cancer en 1989, en France, son pays d'adoption dont il aimant tant la littérature, et aussi dans une certaine indifférence générale alors qu'un mur tombait à Berlin. L'intelligence oublie, l'imagination n'oublie jamais nous rapelle si bien Peter Handke, toutefois Danilo Kis, en grand correcteur de l'histoire, tentait de donner aux victimes de l'Histoire, un visage, une histoire propre, et l'imagination ne lui suffisait pas. Ou pas seulement en tout cas. Je regrette de ne pas avoir de livres de cet auteur avec moi durant mon séjour à Novi Sad. En plus de visiter le mémoire juif aux victimes du fascisme, nous passons mes amis serbes et moi par la citadelle où se déroule en juillet l'annuel festival de rock Exit. Fierté des "locaux", ce festival pose toutefois un souci majeur à la jeunesse du pays: son succès a conduit les organisateurs a augmenter le prix des boissons et de la nourriture, sans oublier les billets d'entrée. Pour les touristes l'évènement reste bon marché, pour les gens d'ici un luxe bientôtP1020308.JPG insupportable. Nous redescendons vers la vieille-ville défraichie qui se trouve au pied de la citadelle, le temps d'entendre le récit des bombardements des ponts au dessus du Danube qui sépare la citadelle du centre ville par l'Otan, vécu comme "dans un film", ou comme "à la télé" par ces jeunes gens qui étaient encore des enfants à cette époque. Les ponts ont été reconstruits depuis.

     

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    P1020333.JPGEn fin d'après-midi Ivan me fait découvrir le bar d'un de ses amis : Isba (c'est le nom du bar, pas de son ami). Caché dansP1020328.JPG une cour intérieure de la rue Železnička l'endroit est chaleureux. Des petits chatons roupillent sur le bar extérieur, la toiture de la terrasse possèdent aussi des orifices pour y laisser passer des arbres vers le haut et la lumière vers le bas.  Le flâneur que je suis beigne ainsi dans un halo étrangement verdâtre. L'intérieur du café  est boisé et possède de nombreuses bilbiothèques pleine de livres. La P1020325.JPGmusique agréable, et inatendue : Cocteau Twins. Je félicite la sympathique serveuse de son excellent choix musical tout en buvant ma bière et en discutant de choses et d'autres avec mes amis. L'atmosphère générale du lieu est propice à la lecture me semble t'il, et j'échafaude déjà le plan de revenir demain ou dans un an pour y relire Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, Images de pensée de Walter Benjamin ou encore Paris est leurre de Xavier Boissel (dont j'ai récemment découvert un excellent texte sur Sebald dans un recueil qui lui est dédié aux éditions Inculte : Face à Sebald). L'Isba reste pour moi un moment privilégié dans mon voyage en Serbie. Il est l'endroit où une profonde et saine mélancolie a pu m'envahir. Il va sûrement disparaître, comme tout le reste. Je repense alors à l'ange de l'histoire de Walter Benjamin :

    Il existe un tableau de Klee qui s'intitule Angelus Novus.
    Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner de ce à quoi son regard semble rivé.
    Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.
    Tel est l'aspect que doit avoir nécessairement l'ange de l'histoire. Il a le visage tourné vers le passé.

    Où paraît devant nous une suite d'événements, il ne voit qu'une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d'amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds.
    Il voudrait bien s'attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s'est prise dans ses ailes, si forte que l'ange ne peut plus les refermer.
    Cette tempête le pousse incessamment vers l'avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu'au ciel devant lui s'accumulent les ruines.
    Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

    Et puis à ses mots d'Enrique Vila-Matas sur Sebald :

    Les traces laissées par la littérature de Sebald composent un genre de poétique de l’extinction qui pose au premier plan la consternation de l’écrivain lorsqu’il comprend que tout à ses côtés se déshumanise ou disparaît, que l’Histoire elle-même disparaît.

     

    à suivre ...

     

  • Voyage en Serbie (6)

    Samedi 21 juillet, Sarah Kane en rase campagne …

    P1020270.JPGRéveil à Novy Sad. Vue ensoleillée de la cour intérieure. Dans cette même cour se trouvent un petit vendeur de chaussures fabriquées main, une agence de voyage, l'accueil de l'hôtel et... un sex-shop. Décidément la Serbie n'a pas fini de me surprendre. Mais ce qui m'intéresse se trouve dans l'une des cours situées de l'autre côté de la rue. Le petit déjeuner se prend en effet dans un restaurant joliment nommé Dilizansa. Arrivé sur place je découvre une terrasse digne d'un lounge-bar parisien, un grand écran pour les amateurs non pas d'opéra, mais de football. Décidément... mais je me répète. La carte est en serbe, je ne comprends rien en dehors de "assiette serbe", alors je demande un peu d'aide au serveur qui m'explique vaguement que telle chose est une saucisse, celle-là de la viande, et  une autre saucisse... d'accord, d'accord, va pour l'assiette serbe ! et avec un café, soyons fou. Quand le serveur à l'air patibulaire revient, je découvre avec un étonnement que je cache de mon mieux : quelques morceaux de fromages aux couleurs diverses (et douteuses) et quelques tranches de saucissons, également dans des tons qui m'étaient jusque-là inconnus. Toute la palette gustative est représentée, du sans saveur au plus corsé dont vous ne vous départissez qu'avec difficulté même après quelques cafés, un litre d'eau et plusieurs paquets de chewing-gum à la menthe poivrée. Revigorant. Et du coup, j'ai pas eu faim pendant un long moment. Par contre j'ai eu très soif et là, le Kvas vient à point. Boisson fabriquée à base de pain fermenté, le Kvas est très populaire en Ukraine, en Russie bien sûr, mais aussi en Serbie où il est moins amer que ses cousins. Un régal.

    Dans l'après-midi on se met en route pour une petite localité située plus au sud de Belgrade. C'est une pièce de Sarah Kane - Crave (Manque en français) - qui va être jouée, Ivan et Tijana y improvisent la musique. Le projet est d'amener la culture dans les campagnes, et c'est sponsorisé par une fondation suisse d'ailleurs. Alors moi j'imagine déjà l'effet d'une pièce de Sarah Kane sur des paysans serbes. Je vois déjà des rustauds se précipiter sur la scène et tout saccager, des borgnes édentés lancer des bouteilles en hurlant des insultes à tout va, bref : j'appréhende le pire, et c'est rien de le dire. Mais avant ça il me faut me taper presque une heure d'autoroute, puis plus d'une heure de route nationale dans une campagne qui, finalement, ressemble peu à la campagne. Les maisons s'enchaînent en bord de route, la moitié  d'entre elles sont inhabitées et pour cause : les habitants sont en fait des exilés qui reviennent de temps à autre poser trois briques et une fenêtre avant de repartir gagner leur vie en Allemagne, Italie, France, ou Suisse. Et c'est à celui qui construira la plus grosse possible, même si ces volumineux cubes de briques grises ne ressemblent à rien, l'important n'est pas la qualité, mais la quantité. Un effet très réussi. Alors que P1020280.JPGje commence à m'ennuyer ferme on découvre le lieu de l'émeute prochaine (oui, je suis toujours autant rassuré...), une jolie bicoque située dans un village qui ressemble à un quartier de villas, pas de place centrale, ni d'église, une énorme usine à proximité, des rails mais aucun train n'y circule. N'empêche que ce petit bar alternatif au milieu de rien est très sympa, et comme d'habitude les gens sont très accueillants quoique toujours étonnés de voir un "touriste suisse". Bon, en même temps, je ne suis pas suisse, ni touriste en fait... maisP1020286.JPG je le garde pour moi. On part manger avec les acteurs de la pièce dans un restaurant à camionneurs pas loin. Ce n'est pas tant l'ambiance (le soir la cientèle est plus "familiale"), encore moins la décoration (plutôt rustique), qui rappellent un restoroute, mais plutôt les portions, visiblement destinées à des gabaris qui font au bas mot le triple du mien. Après une assiette de cevapi accompagnées de "quelques frites" (le champ d'à côté, en gros) je ressors avec un profil de femme enceinte. La bière n'aidant en rien... bien sûr.

     

    La pièce commence. Crave. Sarah Kane. On doit pas être plus de cinq. Je suis rassuré au niveau des émeutes : pas un seul paysan en vue, juste les amies de l'amie du metteur en scène. Si le but est d'amener la culture dans les campagnes - c'est un cuisant échec. En même temps, une heure de Sarah Kane en anglais, aucune mise en scène, des acteurs statiques qui récitent leurs textes respectifs... Bof-bof. La climatisation tourne à fond. Il fait 25 degrés à l'extérieur, mais on a l'impression d'être dans un frigo. Et ça toraille à fond. Ivan et un acteur vont à eux seuls fumer l'équivalent d'un demi paquet de cigarettes, créant un brouillard P1020290.JPGasphyxiant à vous mettre les larmes aux yeux. Une phrase de la pièce est "smoking like a serb" - et je peux vous affirmer que c'est vrai ! Côté musique c'est plutôt bien par contre : guitare et violon se superposent, ambiance expérimentale, lente, cela permet à la fois de donner plus de relief au texte que j'ai du mal à suivre, mais aussi de s'en échapper, ou de s'échapper, simplement - c'est paradoxal, c'est intéressant, c'est très bien comme ça. Après le spectacle j'émets des doutes quant au texte de Sarah Kane, une actrice va éclairer ma lanterne. À l'extérieur (de l'air! enfin) elle m'explique sa vision du texte, ce que voulait nous dire Sarah Kane. Et c'est d'amour qu'elle nous parle, et de mort. De la mort de l'amour. De l'histoire qui tourne en rond, des erreurs à répétitions. Pour Sarah Kane l'histoire s'arrête en 1999, un an après avoir écrit cette pièce, à 28 ans. Elle laisse donc une voix, la sienne, passer par d'autres à travers le monde - et de me remémorer ces mots de Roland Barthes : "Il n'y a aucune voix humaine qui ne soit objet de désir - ou de répulsion : il n'y a pas de voix neutre - et si parfois ce neutre, ce blanc de la voix advient, c'est pour nous une grande terreur, comme si nous découvrions avec effroi un monde figé où le désir serait mort".  La spontanéité et la motivation de l'actrice m'aident à me réjouir de cette expérience, et je me promets de relire les pièces de Sarah Kane sous peu. Je me rappelle aussi d'un essai sur la dramaturge paru il y a peu aux Presses du Réel - il faudra le lire ! et on finit tous à boire des coups jusque tard. Et puis il faut rentrer - deux heures de voiture dans la nuit. Un arrêt sur une aire d'autoroute où une femme visiblement perdue demande son chemin à la plupart des voitures qui y font une halte, passant du serbe à un français à l'accent (dé)chantant du sud - comment peut-on se perdre sur une autoroute ? surréaliste. On repart, je m'endors. Réveil à Novy Sad, la nuit, sommeil, lit, ténèbres...

    à suivre ...

     

  • 14, de Jean Echenoz, aux éditions de Minuit ...

    jean_echenoz_14.jpg"Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d'entre eux. Reste à savoir s'ils vont revenir. Quand. Et dans quel état".


    C'est un peu le Voyage au bout de la nuit* de Vies minuscules** aux Champs d'Honneur*** avant Un long dimanche de fiançailles****. C'est surtout la prose astucieuse et lumineuse de Jean Echenoz qui mêle les destins de quelques protagonistes à la grande histoire, et surtout : à la Grande Guerre. Tout y passe : le vin offert aux soldats pour développer leur esprit de bravoure. Ces mêmes soldats qu'on va chercher dans les couches basses de la société. Et puis c'est la mise en lumière des divers fronts : celui de devant, l'ennemi, allemand, du milieu, les poux, l'odeur, insoutenable, et celui de l'arrière avec ses gendarmes dont il ne faut pas attendre plus d'humanité. Lire 14 c'est avoir une succession d'images, de descriptions, et pas seulement de la guerre, mais de ce qui se passe dans la guerre, et autour d'elle, ses conséquences sur l'économie, les femmes, les amants aussi. 14 est une subtile collection de destins broyés dans un opéra démentiel aux flatulences apocalyptiques. Avec ses 124 pages ce nouveau roman de Jean Echenoz pourrait sembler petit, il est pourtant le plus grand de cette rentrée littéraire.


    * Céline ** Pierre Michon *** Jean Rouaud **** Japrisot