Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

clement rosset

  • La carte postale du jour...

    "On peut assurément soutenir que le fait de donner raison au réel constitue le problème spécifique de la philosophie : en ce sens que c'est son affaire, mais aussi qu'elle n'est, en tant que telle, jamais tout à fait capable d'y faire face."

    - Clément Rosset, Le réel - traité de l'idiotie

    lundi 29 février 2016.jpg

    Je ne me souviens pas exactement depuis quand je cherche le quarante-cinq tours de Claudine Chirac, très longtemps, trop longtemps même, mais je suis bien heureux d'être tombé un beau jour sur cette compilation de groupes suisses, perdue dans un bac de vinyles soldés et datant de 1982, mon regard ayant d'abord été attiré par le nom de Grauzone pour découvrir plus bas celui de Claudine Chirac - fantastique !

    Je me souviens bien d'avoir joué Eisbaer, le tube de Grauzone, au moins tous les samedis, de 1989 à 1992, au cours nos soirées dark au Midnight, et d'en avoir ainsi tant usé et abusé que je n'ai plus pu le supporter des années durant avant d'y revenir timidement, jusqu'à découvrir récemment que l'artiste Jesper Just l'avait choisi dans sa liste des Ten songs that saved your life, juste avant Decades de Joy Division, ce qui n'est pas rien (mais qui n'est pas si étonnant quand on réalise que l'un de ses courts-métrages s'intitule It will all end in tears, titre qui fait directement référence à un autre classique de cette période new-wave : This Mortal Coil).

    Je me souviens aussi que lors de l'enregistrement du titre Eisbaer, en 1980, il avait été reproché au groupe de faire un titre par trop ressemblant à celui de The Cure, A Forest, et que c'est finalement Stefan Eicher qui avait ajouté les bruits de synthé qui font toute la différence ; mais personnellement je préfère plutôt les bluettes naïves de Grauzone que sont Ich lieb' sie ou Träume mit mir, ou encore Moskau, son rythme stakhanoviste et ses nuages noirs...

     Bern: Heiter, null
     Prag: Bewölkt, eins
     Warschau: Bewölkt, ein Grad
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier

     Moskau, dein Körper brennt
     Du hast mich Weinen gelernt
     Dein Tod ist das Schweigen
     Es zwingt mich, allein zu bleiben

     Schwarze Wolke über Moskau
     Diese Stille macht dir Angst
     Deine Kinder, sie weinen nicht mehr
     Deine Kinder, sie hungern zu sehr

    Wir dienen Moskau

    https://www.youtube.com/watch?v=ldJx9lZfDhE

     

    Qui n'a pas encore découvert la prose desprogienne de Iegor Gran ne sait pas ce qu'il perd ; dans ce cas je recommande de toute urgence la lecture de La Revanche de Kevin ; puis de tous ses autres romans - avec Iegor Gran on est toujours déçu en bien, comme on dit en Suisse. Avec ce nouveau livre on a affaire à un conte fantastique non conforme, décalé, imprévisible même. Le canon tonne dans ce roman qui commence dans un asile de fou avec l'arrivée d'un Napoléon - mais pas n'importe quel Napoléon, car celui-ci est une femme, ce qui contrarie beaucoup le Général De Gaule. Pour le soigner, le Docteur Day, qui est un inculte absolu en histoire-géographie, décide d'emmener son Napoléon en Russie pour y revivre la retraite de la Grande armée après la fausse prise de Moscou, qui s'était soldée par un vrai désastre - une expérience censée guérir le malade... On l'aura sans doute vite compris : Le Retour de Russie est, au premier abord, une pochade. C'est plutôt facile à lire, mais c'est aussi un texte difficile à lâcher, parce que très bien construit, drôle, passionnant, et qui, par sa forme même - le conte fantastique -, a beaucoup à nous dire sur la folie ; on ne peut s'empêcher de penser à l'antipsychiatrie chère à Deleuze et Guattari (le droit à la folie). D'ailleurs l'une des premières (bonnes) rencontres que font notre Napoléon féminin et notre déraisonnable docteur, eh bien cette rencontre n'est autre qu'"André le débile", le simple d'esprit qui vit seul dans la forêt et semble être le plus heureux des hommes. Et puis Iegor Gran a eu la bonne idée d'utiliser les dessins de sa fille, Sophie, pour illustrer son histoire, et de faire aussi des clins d'œil à certains textes de son père, le célèbre dissident André Siniavski qui, lui, mêlait satire de la réalité et fantastique, à la façon de Boulgakov. D'ailleurs s'il fallait employer un simple slogan pour vendre ce livre, je dirais qu'il est justement dans cet entre-deux improbable et fantastique, quelque part entre Desproges et Boulgakov, tiens - rien moins que génial, quoi. 

    Extrait de Le Retour de Russie, de Iegor Gran (publié aux éditions P.O.L.) :

    "De grandes silhouettes noires et immobiles se découpent en effet au loin. On dirait des toits, des poteaux. On s'approche. Aucune lumière. Ce doit être des granges abandonnées. La route s'élargit légèrement, comme quand on est près d'un village. Et aussi, on le sent tout de suite, une odeur de brûlé. On s'approche encore, quand Pauline crie :

     - C'est le POJAR, docteur !

     Il y a une pointe d'angoisse dans sa voix, qui me fait s'arrêter.

     - Encore et toujours le pojar!

     Comme je ne comprends pas ce mot, elle m'explique.

     - Le pojar, c'est une spécialité de ce pays de malheur. À chaque fois que l'on s'approchait d'un village, on le découvrait vide et brûlé. Les Russes s'enfuyaient en mettant le feu à leurs maisons, vous imaginez ça, docteur ? Et comme tout était en bois, et qu'on était en été, le pojar se propageait rapidement.

     - Alors il n'y avait pas que Moscou.

     - Non, dit Pauline. Smolensk aussi. Et Dorogobouj. Et Malo-Iaroslavetz. Et toutes les autres, petites ou grandes, brûlaient semblablement. De gigantesques colonnes de fumée nous attendaient partout. On entrait dans les rues dévastées. Les stocks de nourriture, le foin pour les chevaux, les magasins d'habillement, les ateliers de réparation, les tavernes : tout brûlait ou était déjà noir. Un air irrespirable. On prenait la ville, certes, et les Russes reculaient, mais impossible d'y rester, d'établir une garnison solide."

     

  • La carte postale du jour...

    “Ce serait un moindre mal de mourir si l’on pouvait tenir pour assuré qu’on a du moins vécu.” - Clément Rosset, Le Réel et son double

     

    dimanche 9 aout 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir tant écouté la musique de La double vie de Véronique, achetée peu après la mort du cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski à Genève, en 1996, d'avoir été fasciné par ce film dont le mystère, aujourd'hui encore, ne s'est pas entièrement dévoilé, d'être aussi tombé amoureux - pour un moment - de l'actrice Irène Jacob (retrouvée il y a peu, et à ma grande surprise, dans le film les Beaux Gosses de Riad Satouff!), et puis ce premier contact avec le fait qu'on puisse, dans un nom ou un prénom, faire suivre trois consonnes telles que K, r et z !

    Je me souviens bien que le tout premier disque (du turinois Agonije) que j'ai produit sur mon premier label (Allegoria), en 1994, utilisait un très court "sample" de la musique composée par Zbigniew Preisner pour le film de Kieslowski, et que j'avais trouvé cela formidablement adapté, mais quand j'y repense maintenant j'ai toujours cette impression de voir un autre moi, dans une époque éloignée, comme dans un rêve, une autre vie que la mienne...

    Je me souviens aussi qu'elle a été ma surprise en rachetant cette musique de film en format vinyle puisque Preisner, pour parler de son travail, du succès récolté ensuite et de sa collaboration avec Kieslowski, utilise la technique du Je me souviens ! Dont voici un extrait :

    "Je me souviens que personne ne voulait sortir le CD à cette époque, parce que la durée de cette composition ne dépassait pas 32 minutes, ce qui était trop court pour le format CD, qui s'était largement imposé ; j'ai du convaincre le producteur du film de prendre ce risque" *

    https://www.youtube.com/watch?v=C4aPgCk9AD4

     

    Alors que j'avais abandonné le livre Vaterland, d'Anne Weber, dont le ton péremptoire m'avait rendu la lecture un peu irritante (principalement le passage sur Sebald), tomber sur ce premier livre de Katja Petrowskaja, sorti lui aussi dans la collection Cadre Vert au Seuil, et de manière simultanée à Vaterland, m'a immédiatement réconciliée avec cette forme d'enquête familiale utilisant à la fois l'essai, qui consiste à tourner autour du sujet sans pour autant épuiser celui-ci, et le témoignage. L'énigme de Peut-être Esther n'est ainsi évoquée que partiellement, et se révèle au lecteur plutôt vers la fin, de manière discrète, le temps de quelques pages importantes, certes, mais diluées dans cette extraordinaire quoique tragique voyage dans la mémoire familiale que propose l'auteur, d'une plume à la fois légère et agréable, touchant parfois à l'intime, mais en gardant une distance respectueuse. C'est aussi que la famille de Katja Petrowskaja est impressionnante - et puis le vingtième siècle est passé par là, entre les soviétiques d'abord, puis l'invasion allemande, la shoah, pour finir avec la chape de silence imposée par les communistes, ces ancêtres proches ont été sans cesse déplacés, bousculés, éparpillés ; un arrière grand-oncle qui tente d'assassiner un diplomate allemand à Leningrad au début des années 30 ; une arrière grand-mère qui veut absolument se rendre à la convocation des allemands en 1941 alors que tous lui conseillent de ne pas bouger de chez elle ; un grand-père prisonnier de guerre qui ne réapparait dans sa famille, à Kiev, qu'au début des années 80, ramenant avec lui - pour le plus grand bonheur de sa petite-fille Katja - un jardin privatif (sa famille ne disposait pas d'une datcha dans ses années là, faut de moyens suffisant) ; et puis ces voisins, ces proches, qui aident Katja à recomposer le puzzle de sa famille. Beau portrait, belle enquête, sur la vie et ses doubles, la fiction et la réalité, les langues aussi. Magnifique livre avec une scène de délire assez saisissante au milieu, qui fait directement allusion à la Double vie de véronique, le film de Krzysztof Kieslowski, au milieu de l'ouvrage.

    Extrait de Peut-être Esther, de Katja Petrowskaja :



    "Cette nuit là je n'ai pas pu dormir, j'ai rêvé du sauna, du ghetto, de corps nus, tordus dans la mort ou dans la jouissance, j'ai rêvé d'être autre, hommes et femmes mélangés, j'avais de la fièvre, j'ai raconté à katarzyna que je m'appelais comme aussi katerina, je tremblais, je pourrais aussi être polonaise, lui ai-je dit,
    la double vie, comme il fait froid ici, je ne suis pas obligée de jouer, je pourrais être chacune, mais il ne vaut mieux pas, je ne le ferais jamais, non, plutôt ne rien faire, je me suis aussi cachée parmi les autres, ou non, plutôt exhibée, regarde, quel show, je n'ai pas dit shoah, tu as dit shoah, toi ou moi, l'une ou l'autre, je ne sais pas si j'ai jamais été parmi les miens ni qui ils sont, les miens, toutes ces ruines autour de nous et en tous, et les changements de langue que j'effectue pour habiter les deux parties, pour éprouver à la fois moi et pas moi, quelle ambition, je suis différente, mais je ne me cache pas, chaude, et sinon je suis farouche, chaude, quel show, shoah, froide, à nouveau toute froide, mais je peux faire semblant, et moi et moi et moi, quel mot étrange ce moi, comme toi, comme toit, comme si moi j'appartenais à quelqu'un, à une famille, à une langue, mon sexe collé, en allemand la langue est féminine et en russe elle est masculine, qu'est-ce que j'ai fait de ce changement ? je peux me coller ce truc, comme toi, katarzyna, je peux monter sur la table et le montrer, regardez tous, je l'ai, en bas, ô mon allemand ! je transpire avec ma langue allemande collée sur la lange."

     

     

    * la musique de la Double vie de Véronique a été vendue à plus de 100 000 exemplaires peu après sa sortie