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méduse

  • La carte postale du jour...

    "C'est en se débarrassant de son opacité que l'univers se fond dans l'homme."

    - Max Ernst

    dimanche 2 août 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir un peu peiné pour trouver ce disque dans sa version vinyle.

    Je me souviens bien du concert des Legendary Pink Dots à la Reithalle de Berne en 1998, et pour cause puisque le chanteur est venu hurler dans son micro à un centimètre de mon visage pendant près d'une minute - minute qui m'a semblé interminable...

    Je me souviens aussi d'avoir été fasciné par l'ambiance étrange qui se dégage de ces Poppy Variations, enregistrées dans la chaleur étouffante de New Orléans en 2003, arrivant à faire rimer la new wave la plus synthétique et noire avec des sonorités orientalisantes et hispaniques, même si mon titre préféré - Personal Monster - est plus conventionnel avec son synthétiseur et son rythme électronique, le tout rehaussé de la voix charismatique d'Edvard Ka-Spell dont les confidences vous pétrifient...

    https://www.youtube.com/watch?v=dwPHzj1KeBc

     

    Il faut croire que la grande littérature se présente le plus souvent sous couverture sobre - de préférence blanche (la Blanche de Gallimard, qui n'est pas blanche, celle des éditions de Minuit, de chez POL, le jaune de Verdier, pour n'en citer que quelques-unes) - mais salissante ; c'est le cas avec ce nouveau livre de Thomas Kryzaniac. Après deux semaines à transporter Vivarium pour me permettre de terminer sa lecture au plus vite, ce livre est dans un état déplorable, taché, usé, couvert de traces dont je ne m'explique pas toujours l'origine ; mais c'est aussi le signe d'un livre aimé et parcouru avec un grand intérêt.

    Sans dévoiler l'histoire, on pourra signaler sa haute qualité littéraire, son inquiétante étrangeté, son goût pour le fantastique (on pense parfois au Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde), et une touche surréaliste. D'ailleurs, il arrive que les lectures évoquent des musiques (pour le coup c'était surtout Personal Monster des Legendary Pink Dots) ou des peintures ; Vivarium m'a immédiatement plongé dans l'atmosphère de La Forêt de Max Ernst, où les troncs forment un mystérieux barrage, un angoissant mirage, comme une hallucinante et instable construction. Et c'est bien là l'effet que produit la lecture de Vivarium : on glisse sans cesse dans la forêt des âmes, dans une nature toute dissonante et angoissante. Il y a un malaise constant à suivre ce jeune journaliste en mal d'histoires, cet écrivain misanthrope, et sa jeune compagne dont le rôle est souvent changeant ; mais il y a aussi une fascination à suivre leurs comportements sur une île où tout semble s'inverser : ce n'est plus l'homme qui regarde la nature, mais la nature qui regarde l'homme, et elle le pétrifie, telle Méduse.

    Exigeant que le lecteur sorte du confort de son fauteuil pour s'engager dans l'inconnu, Vivarium est l'un des grands romans de cette rentrée littéraire 2015.

     

    Extrait de Vivarium, de Thomas Kryzaniac :

     

    "Des tambours lointains font vibrer le sol, saccadent les conversations. Il n'est pas dix heures, mais la chaleur est déjà insupportable. En cherchant de l'ombre, nous arrivons aux confins de la place, à l'ombre des palmiers, chez les bouquinistes.

     Elle entreprend des fouilles. C'est son caprice, une petite manie qu'elle a prise pour me titiller. Au milieu des éditions de prestige - un labyrinthe de couvertures abîmées par les champignons, la sueur de doigts morts - elle me cherche. "On finira bien par tomber sur toi au milieu des cochonneries", dit-elle en écartant Zola, des Harlequins et les 50 Recettes du bouddhisme.

     Mes livres ne se sont jamais vendus. Il y a peu de chance de les voir trôner dans les poubelles de la littérature, mais à cet instant elle semble y croire malgré tout, du moins elle l'espère de toutes ses forces, et son obstination me gêne un peu. Aucun vendeur n'est épargné.

     - Le papier jaune, le rebus, la seconde main. Ce serait le début de la postérité, Joseph. Personne ne te prendra au sérieux tant que l'encre est encore fumante.

     J'acquiesce pour lui faire plaisir. Elle ne sait pas que ces questions me laissent de marbre - ou plutôt, au sens propre, je ne les comprends pas, pas plus que si un tamanoir essayait de me communiquer son enthousiasme pour les fourmis. Toute une littérature de grenier lui file entre les doigts, elle inspecte chaque tranche, chaque couverture, pour vérifier si mon nom n'apparaît pas quelque part. Je somnole en regardant ses cheveux onduler au-dessus des cartons quand elle pousse un cri qui fait sursauter toutes les personnes autour de nous.

     Quelques secondes plus tard, avec un air victorieux, elle me tend un exemplaire de Médusa."

     

  • La carte postale du jour...

    "Ah ! vous le pouvez bien croire, que si ma main vouloit écrire, ce seroit pour vous assurément ; mais j’ai beau lui proposer, je ne trouve pas qu’elle veuille. Cette longueur me désole. Je n’écris pas une ligne à Paris, si ce n’est l’autre jour à d’Hacqueville, pour le remercier de cette lettre de Davonneau, dont j’étois transportée ; c’étoit à cause de vous ; car pour tout le reste, je n’y pense pas. Je vous garde mon griffonnage ; quoique vous ayez décidé la question, je crois que vous l’aimez mieux que rien : tout le reste m’excusera donc"
    - Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné,  8 mars 1676

     

    dimanche 8 mars 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir d'abord adoré la boîte à rythme, puis le hoquet de la basse, puis la voix, belle et chaude, et ce texte qui nous dit que l'amour ne tue plus mais qu'il fait toujours aussi mal, et le refrain répétitif - On ne meurt plus d'amour -, et finalement le synthé joliment vintage, tout ça sonnait désespérément so eighties, c'était parfait, j'allais pouvoir caller ce titre de Robi entre Wax & Wane de Cocteau Twins et So long my love de Tomorrow's World.

    Je me souviens bien de mon bonheur quand je suis tombé sur ce quarante-cinq tours (récemment en fait, mais il est paru en 2012 déjà), parce qu'il est sobre et beau, et aussi parce que sur la face B j'ai découvert la reprise de la chanson triste intitulée Il se noie composée par les coldwaveux français Trisomie 21 et qui se trouve sur leur premier disque datant de 1983, revisitée ici par Robi dans une version respectant l'originale, l'égalant même.

    Je me souviens que lors de ma dernière soirée Disorder! au bar Le Cabinet, en janvier dernier, ne sachant plus trop quoi passer en fin de soirée, j'ai remis ce disque de Robi pour la seconde fois (quand on aime on ne compte pas) et les deux jeunes punkettes qui dansaient juste devant moi ont repris en cœur le refrain, c'était vraiment bien...

     j’avance nue
     mes larmes brûlent
     je me relève
     au levant
     un peuple est seul
     ceux qui me veulent
     m’auront
     autant qu’avant
     j’ai rien appris
     rien chaque fois
     sinon qu’on n’en meurt pas
     sinon qu’on n’en meurt pas
     c’est la nuit
     ô triste jour
     on ne meurt plus d’amour

     

    J'ai découvert Marguerite Yourcenar il y a longtemps par cet essai sur Mishima, auteur japonais suicidé en 1970 ; ce dernier était alors l'une de mes obsessions parce que cité comme influence majeure - avec Jean Genet - de nombreuses chansons du groupe Death In June sur deux albums sorti dans la seconde moitié des années 80 et que j'écoutais beaucoup. Peu après j'avais découvert L'Œuvre au noir de Yourcenar, magnifique roman initiatique que j'avais lu à la suite de Narcisse et Goldmund d'Hermann Hesse, je ne sais plus trop pour quelle raison d'ailleurs. Et puis j'avais visité la Villa d'Hadrien à Tivoli, près de Rome, et, à mon retour, acheté les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar, son "classique", que j'avais lu avec beaucoup d'ardeur. Je m'étais alors intéressé à la vie de cette écrivaine et appris qu'elle disposait, chez elle, dans sa maison à Petite Plaisance, aux Etats-Unis, de nombreuses peintures, de sculptures, de gravures, de statuettes antiques, de milliers de livres et de photographies, formant ainsi le "puzzle iconographique" d'une vie ; elle disait d'ailleurs que "les murs d'une maison, c'est presque un recueil de souvenirs. Des documents sur ce qu'on a fait". Dans ce "musée imaginaire" que je fantasmais probablement plus que de raison, se trouvait une reproduction d'une Méduse comme on peut en voir au musée des Thermes ; j'étais fasciné par cette figure à l'œillade assassine, séductrice et fascinante, et qui revenait sans cesse me hanter : la Méduse du Caravage qu'on découvre furtivement au commencement du film La grande menace (je préfère son titre anglais : The Medusa Touch), une chanson nommée Medusa sur le premier album solo (The Eye of the Hunter, 1999) de Brendan Perry, l'effrayante Tête sur tige de Giacometti qu'il m'avait été donnée de voir dans un musée, certaines œuvres du belge Fernand Khnopff et particulièrement l'Aile bleue... Succession de clin d'œil, de rappels, de truchements, que je nomme mes "correspondances" avec Yourcenar et qui me ramènent ainsi sans cesse vers cette écrivaine, qui, au fil des années, est devenue rien moins que mon idole, et particulièrement pour ce petit mais essentiel livre sur Mishima que je me fais une fête de relire, bien souvent ; Yourcenar disait d'ailleurs "J'aime beaucoup lire, j'aime aussi beaucoup relire, comme les amateurs de musique aiment à rejouer un même morceau, à faire de nouveau tourner un même disque"."

     

    "COMMENT SE FAMILIARISER AVEC LA MORT ou L'ART DE BIEN MOURIR. Il y a chez Montaigne des messages analogues (on en trouverait aussi de tout contraires) et, chose plus curieuse, un paragraphe au moins de Madame de Sévigné, méditant sur sa propre mort en bonne chrétienne, qui rend quelque peu le même son. Mais c'était encore l'époque où l'humanisme et le christianisme regardaient sans ciller leurs fins dernières. Toutefois, il semble ici qu'il s'agisse moins d'attendre la mort de pied ferme que de l'imaginer comme l'un des incidents, imprévisible dans sa forme, d'un monde en perpétuel mouvement dont nous faisons partie. Le corps, ce "rideau de chair" qui sans cesse tremble et bouge, finira déchiré en deux ou usé jusqu'à la corde, sans doute pour révéler ce Vide que Honda n'a perçu que trop tard et avant de mourir. Il y a deux sortes d'êtres humains : ceux qui écartent la mort de leur pensée pour mieux et plus librement vivre, et ceux qui, au contraire, se sentent d'autant plus sagement et fortement exister qu'ils la guettent dans chacun des signaux qu'elle leur fait à travers les sensations de leur corps ou les hasards du monde extérieur. Ces deux sortes d'esprits ne s'amalgament pas. Ce que les uns appellent une manie morbide est pour les autres une héroïque discipline. C'est au lecteur de se faire une opinion."