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susan sontag

  • La Carte postale du jour ...

    "Si tu peux le supporter - Majorque aussi est le paradis."

    - Gertrude Stein au jeune poète Robert Graves

    dimanche 2 octobre 2016.jpg

    Je me souviens de ma surprise en découvrant un magnifique portrait de Nick Cave à l'intérieur de cette pochette ultra sobre et noire.

    Je me souviens bien du fait que Nick Cave a travaillé avec Grant Lee, le réalisateur du documentaire Joy Division, qui est aussi un grand amateur de W.G. Sebald, l'écrivain allemand exilé en Grande-Bretagne, décédé en 2001, auteur d'une œuvre littéraire que Susan Sontag décrivait comme la meilleure de la fin du XXème siècle et dont Grant Lee s'est inspiré pour son film expérimental intitulé Patience (d'après Sebald), que Nick Cave a probablement vu (le documentaire) et lu (Sebald), rendant à son tour un hommage à l'écrivain de la mémoire en titrant une de ses chansons du nom de l'un de ses meilleurs livres : The Rings of Saturn.

    Je me souviens aussi d'avoir trouvé que ce Skeleton Tree était la suite parfaite à Push the Sky Away, et que Nick Cave était à son zénith à nouveau, puisant dans ses souffrances personnelles (le décès de son fils il y a un an), comme sur I need you, un déferlement de tristesse et de beauté ...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=BAMZYpZi_M4

     

    José Carlos Llop je l'ai découvert parce que le philosophe Jean-Louis Bailly m'en avait parlé alors qu'il me rendait visite à la libraire. J'avais donc fait l'acquisition de la Cité engloutie et j'avais ainsi découvert Palma de Majorque par le biais de l'autobiographie discrète de Llop - un enfant de l'île. Mais ce livre était bien plus que cela. En effet, à la façon d'un Sebald ou d'un Benjamin et dans une forme de documentaire littéraire, Llop mêlait les faits historiques concernant Majorque avec des éléments liés au passage sur l'Île de nombreuses personnalités artistiques : Joan Miro, Jean Seberg, Ava Gardner, Ornella Mutti, Errol Flynn… et des écrivains, beaucoup, comme George Sand, Camus, Borges, Giono, Yeats, Cocteau, Gertrude Stein, D.H. Lawrence, Ernst Jünger, Anaïs Nin etc. Le livre laissait ainsi transparaître que l'île devait beaucoup à la littérature et c'est bien ce sentiment que l'on retrouve intact dans ce court texte mémoriel intitulé Solstice, et qui est en quelque sorte un prolongement de La Cité engloutie. José Carlos Llop plonge à nouveau dans ses souvenirs d'enfance et nous fait partager son "paradis" : ce lieu de vacance bien particulier puisqu'il passait quand même ses étés sur un bord de plage idyllique où, paradoxalement, ne résidaient que des militaires (nous sommes encore dans l'Espagne de Franco). L'auteur détaille les paysages, sa famille (son père, militaire gradé ; sa mère, distante du monde mais si proche de ses enfants) ; il décrit l'atmosphère étrange de cet endroit dont il dit que "la beauté avait échoué sur l'île en fuyant un maléfice capricieux auquel elle ne put échapper complètement et qu'elle nous laissa en héritage" ; il parle aussi de l'intrusion de la littérature, de la musique, lors de visite d'amis de ses parents, et il l'indique bien dès les premières lignes de son récit : "En fin de compte, quand le paradis disparaît, c'est toujours la littérature qui apparaît." Vous l'aurez compris, ce livre est aussi le prétexte à penser l'écriture, le souvenir et le temps, et donc la littérature. José Carlos Llop est un écrivain majorquin, outre cette éventuel exotisme, c'est surtout un écrivain qu'il serait bon de lire pour la qualité et l'originalité de ses écrits parce que ses deux derniers livres sont véritablement magnifiques.

    Extrait de Solstice, de José Carlos Llop (traduit de l'espagnol par Edmond Raillard, aux éditions Jacqueline Chambon) :

     

    "Le temps de Betlem fut le temps de la vérité. Le temps où il n'y avait pas de faux pas et où tout était vérité, où tout était essentiel. Je veux dire que l'envers de la vérité -s'il y en avait un - n'était pas le mensonge mais le silence. Le mensonge viendrait plus tard. Après le début de la jeunesse et de ses faux départs. Dans le temps dont je parle, avant l'entrée dans le royaume inconnu des faux-semblants, il n'y avait pas d'écriture. La lecture oui, il y a toujours eu de la lecture. Mais pas l'écriture. Si le paysage mégalithique des environs était un paysage d'avant la littérature, il se produisait quelque chose de semblable avec mon paysage intérieur. Je n'étais pas encore écriture - et je ne savais pas, je ne soupçonnais pas que je le serais un jour. Comme les hommes des talayots et des dolmens à moitié recouverts par la rude végétation, dont la vie était étrangère à l'écriture, la mienne aussi l'était ; mais, à cause de mon père elle n'était pas étrangère aux Écritures. De la protohistoire à la protolittérature. Mais il y a aussi le pressentiment que c'est là que toute a littérature a pris naissance. Dans toutes ces années et dans leur perte : la perte du lieu, plus que tu temps. Ensuite, je suppose que d'autres pertes ont suffi - et la vie était une succession de pertes - pour que s'articule à travers l'écriture une façon de comprendre la vie et, surtout, de la vivre. Parce que la vie de quelqu'un qui revient tout les étés à l'endroit des étés de son enfance n'est pas la même que celle de celui qui ne revient jamais, ce qui déclenche la perte définitive et spéculaire de deux paradis de la mémoire. Je veux parler de paradis préservés uniquement par la mémoire, comme nous conservons des livres qui nous ont rendus heureux mais que nous refusons de relire, pour en garder cela, justement : les dons qui ont rendu notre vie différente de ce qu'elle aurait pu être. Comme l'ont fait, dans la civilisation, les grand maîtres de la peinture, les maîtres primitifs ; mais la prose marque la distance. Il y a un parallèle entre la vie d'un homme et l'histoire de la civilisation à laquelle elle appartient. Un parallèle et une symbiose. C'est pourquoi ce livre naît aussi du désir de défendre un caractère indéchiffrable de la beauté. Son mystère. Un livre réactionnaire, dans la mesure où il s'inscrit en faux contre la liquidation de l'art promue par le XXe siècle. Le siècle de la mégamort, également insatiable dans son acharnement à détruire la beauté en désarticulant son mystère, en une constante leçon d'anatomie menée par des gens qui ne connaissent même pas l'anatomie. Oui, c'est pourquoi ce livre est un livre ancien qui revendique son besoin d'être ancien pour être. Il est né dans son paysage, un paysage propre, noble et ascétique, qui de tout temps a fini dans la mer."

     

  • La carte postale du jour...

    "Cela reste une loi inéluctable de l'histoire : elle défend précisément aux contemporains de reconnaître dès leurs premiers commencements les grands mouvements qui déterminent leur époque."
    - Stefan Zweig, Le Monde d'hier

    dimanche 25 janvier 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir acheté mon premier disque de Tuxedomoon - Suite en sous-sol, album qui contenait L´étranger (gigue existentielle), version de The Stranger plus orchestrée, plus orientalisante aussi - chez le disquaire Divertimento, en vieille ville de Genève, installé au premier étage d'une très ancienne bâtisse, dans un appartement cossu dont le sol boisé craquait lorsqu'on passait d'une pièce à l'autre, chacune réservée à un style différent, du classique à la new-wave, magasin aujourd'hui fermé.
    Je me souviens bien qu'avec Killing an arab de The Cure, The Stranger de Tuxedomoon m'a très vite amené à lire Camus, il en a d'ailleurs été de même avec Bauhaus qui m'a attiré vers les livres d'Antonin Artaud alors que Death In June m'a guidé vers Jean Genet et Yukio Mishima, et cela s'est produit souvent et cela se reproduit encore puisque tout récemment c'est une citation de Cyril Connolly, sur le (superbe) disque The ghost in daylight de Gravenhurst, qui a immédiatement suscité mon intéret pour ce critique littéraire anglais dont j'ai lu et bien aimé le livre Ce qu'il faut faire pour ne plus être écrivain.
    Je me souviens aussi que, pour moi, Tuxedomoon représente l'archétype même du groupe intemporel, lié à la fois à la new wave la plus expérimentale, à la no wave de New York mais aussi à la scène post-punk européenne, à Camus, mais aussi à la danse - Béjart leur commanda une musique pour l'un de ses ballets -, au film de Wim Wenders Les ailes du désir, pour croiser récemment la route d'artistes comme Tarwater et Tortoise, avec au final une oeuvre riche, même si, dans mon cas, c'est surtout ce disque de 1979 qui compte le plus, alliage étonnant de l'électronique froide et minimale de Steven Brown et du violon strident de Blaine Reininger, porté par la voix déchirante de Winston Tong et son texte inspiré de l'Étranger :

     I was born today
     There was strangers there
     Cut me off
     And left me in a chloroformed cell
     I yelled and I yelled
     But nobody cared
     First day at school
     I lost my front teeth
     Boys beat me up
     Cause I wasn't one of them
     I fought till I bled
     And everyone was scared
     Yeah, everyone was scared
     It isn't my fault
     It isn't my fault
     It isn't my fault
     That I'm strange

    https://www.youtube.com/watch?v=C-ZsHsumNS4

    En 1979, Jonathan Cott (qui a écrit sur Glenn Gould, Bob Dylan, etc.) mène un long entretien avec l'essayiste américaine la plus en vogue à cette époque : Susan Sontag. Réalisé pour le magazine Rolling Stones, il sera publié un tiers seulement de cette conversation fleuve, il faut donc saluer la bonne initiative de l'éditeur Flammarion, et plus encore de la collection Climats, qui réédite ici au complet cet entretien, Tout et rien d'autre, avec Susan Sontag, femme fascinante, grande lectrice, adepte d'une pensée vivante et qui possédait alors, dans son appartement new-yorkais, une bibliothèque de huit mille livres - bibliothèque qu'elle nommait joliment son "archive du désir". Dans cet entretien passionnant, Susan Sontag revient sur plusieurs de ses essais, sur la maladie, la photographie, parle beaucoup de littérature - Kafka, Baudelaire, Barthes, Gass, Beckett, ... -, elle explique son changement de position, d'appréciation du travail de propagande de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl, mais aussi - et c'est là qu'elle en devient encore plus attachante - sa passion, son amour pour son époque, pour le contemporain. Elle déclare d'ailleurs: "Tout mon travail repose sur l'idée que le monde existe vraiment, et je me sens vraiment y appartenir". En ce sens elle rejoint ce magnifique aphorisme de Nietzsche : "Ce qui est grand dans l'homme c'est qu'il est un pont et non un but". Cet entretien est à la fois sérieux et drôle, Susan Sontag s'ouvre à Jonathan Cott avec une liberté généreuse. Bonne lecture.

     

    "J.Cott : Comme l'a écrit Emily Dickinson, "des fleurs et des livres, ces consolations du chagrin".

     S.Sontag : Oui, la lecture est un divertissement, une distraction, c'est ma consolation, mon petit suicide. Si je ne supporte plus le monde, je me pelotonne avec un livre et c'est comme si j'embarquais à bord d'un petit vaisseau spatial qui m'emmène loin de tout. Mais mes lectures n'ont rien de systématique. J'ai la chance de lire très vite, et comparé à d'autres personnes, je suppose que je lis comme un bolide, ce qui a l'avantage de me permettre de lire une grande quantité de livres, mais ce qui a aussi pour contrepartie que je ne m'attarde sur rien, je l'absorbe entièrement puis je le laisse reposer quelque part. Je suis bien plus ignorante que ce que pensent les gens. Si vous me demandiez de vous expliquer le structuralisme ou la sémiologie, j'en serais incapable. Je pourrais me souvenir d'une image dans une phrase de Barthes, ou comprendre le sens des choses, mais je ne m'y consacre pas plus que ça. J'ai beaucoup de centres d'intérêts, mais je sors aussi au CBGB et à d'autres endroits.
     Je crois vraiment en l'histoire, alors que beaucoup n'y croient plus. Je sais que nos actions et nos pensées sont une création historique. Je crois en très peu de choses, mais en voilà une tout à fait certaine : presque tout ce que nous pensons être naturel est en réalité le produit de l'histoire et plonge ses racines essentiellement dans la période romantique et révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Et, fondamentalement, nous continuons à négocier avec des attentes et des sentiments qui ont été formulés à cette époque-là, avec des idées comme le bonheur, l'individu, le changement social, le plaisir. Nous avons hérité d'un vocabulaire qui est né à une époque précise. Lorsque je me rends à un concert de Patti Smith au CBGB, je m'amuse, et j'en profite d'autant mieux que j'ai lu Nietzsche.

     J.Cott : Ou Antonin Artaud.

     S.Sontag : Oui, mais il est trop proche. J'évoquais Nietzsche parce qu'il parlait voilà cent ans de la société moderne et du nihilisme. C'était les années 1870. Que penserait-il s'il avait pu connaître les années 1970 ? Tant de choses aujourd'hui détruites existaient encore il y a un siècle."