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bertrand lacarelle

  • La Carte postale du jour ...

    "La grande facilité d'écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde - du point de vue purement théorique - un terrible désordre des âmes : c'est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais avec le sien propre (...)"

    - Franz Kafka, Lettre à Milena

    mercredi 14 décembre 2016.jpg

    Je me souviens de tous ces disques que nous achetions frénétiquement, la plupart avec des noms de groupes inconnus de nous, parfois même incompréhensibles, du moins énigmatiques, ou encore absurdes, comme les leipzigois Kastrierte Philosophen, les belges flamands de Sigmund Und Sein Freund, ainsi que les mystérieux Myrna Loy.

    Je me souviens bien que le groupe Myrna Loy m'a amené, par erreur, vers Arthur Cravan, dont la femme s'appelait Mina Loy (Myrna Loy étant une actrice américaine des années 30) - c'est ce qu'on dénomme comme une erreur positive.

    Je me souviens aussi que, remisé dans un coin depuis près de vingt cinq ans, j'ai redécouvert I press my lips to your inner temple avec un grand plaisir, d'abord pour sa belle pochette inspirée du travail de Man Ray, mais aussi pour son contenu musical où prédomine l'influence du premier album de Dead Can Dance ainsi que des Cocteau Twins, le tout avec une charge d'érotisme et de sensualité qui en fait un album daté mais dans le bon sens du terme (il est ainsi le témoin véritable d'une époque qui se termine) et rappelle ce passage que j'aime tant du Manifeste de la femme futuriste (1912) de Valentine de Saint-Point : "la luxure est une force".

    https://www.youtube.com/watch?v=aFgk1Y9Krzc

     

     Trois bonnes raisons d'acheter ce recueil de lettres d'Arthur Craven écrites à la journaliste Sophie Treadwell entre le 23 avril 1917 jusqu'à la dernière carte postale - la dernière et puis Cravan disparaitra dans l'océan pacifique pour réapparaitre dans la légende - tamponnée le 3 septembre 1918 ? D'abord parce ces trente cinq missives amoureuses montrent un homme paradoxal, tendre et cruel, et apportent aussi une nouvelle lumière sur sa relation naissante avec Mina Loy, qui deviendra sa femme et le cherchera, après sa disparition, cinq ans durant, avant d'abandonner. Il faut acheter cet "Adieu, je pars à la gare" parce que c'est un beau travail graphique des éditions Cent Pages (qui, rappelons-le, ont eu la bonne idée de rééditer des livres cultes comme Centurie de Giorgio Manganelli ou Bécon-les-Bruyères d'Emmanuel Bove), comportant des illustration photographiques, un fac-similé d'un mot écrit par Cravan à la main, une introduction de Bertrand Lacarelle, auteur du livre Arthur Cravan, précipité (et dont il faut absolument lire La Taverne des ratés de l'aventure, je le soulignerais jamais assez), d'une lettre (à part - sur carton brun) de Cravan à Félix Fénéon, etc.. Et la troisième raison pour acheter ce magnifique objet, que vous ne trouverez certainement que chez les très bons libraires - et comme le note l'éditeur au dos de l'ouvrage (!) - c'est "parce qu'il a certainement sa place dans la surproduction contemporaine". C'est dit.

    Extrait de Adieu, je pars à la gare, trente cinq lettres d'Arthur Cravan à Sophie Treadwell (retranscrites par Bertrand Lacarelle et joliment publiées par les éditions Cent Pages) :

    "Ma très chère Sophie,

                      Je viens de recevoir ta lettre. Qu'elle est banale.

    Est-ce là l'expression écrite du mouvement de désespoir que tu semblais avoir le dernier soir alors que tu serrais ta tête entre les mais et que tu marchais tout droit. Sans doute, flirtais-tu. Je ne sais pas si cette lettre te parviendras.

    Il y a parait-il deux   Kansas City. Si tu devais devancer ton programme envoies les nouvelles dates. Reviendras-tu dans deux mois, oui on non ? Je t'assure que je fais un certain effort pour être bête. Suis-je suffisamment à ton niveau ? Jusqu'à maintenant je me suis montré plat à l'excès et je me vois obligé de continuer à éviter tout ce qui pourrait ressembler à de la   passion, de l'esprit ou du style. Je te jure que c'est furieusement somnifère.

             Adieu, écris-moi enfin une lettre.

             Zut ! Je vous prie d'accepter, chère Mademoiselle, l'expression de mes salutations les plus distinguées.

                                                                                                                                            Arthur Cravan"

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Ne m'attendez pas ce soir, car la nuit sera blanche et noire"

    - Nerval

    dimanche 25 octobre 2015.jpg

    Je me souviens que The Sound partagèrent l'affiche du festival Hot Point de Lausanne en 1987 avec And Also The Trees, The Woodentops (très à la mode alors), Public Image Ltd, Jad Wio et I Scream, et que c'est à cette période que j'ai du découvrir ce groupe dont le chanteur Adrian Borland me sembla, quelques années plus tard, très lié à Genève où j'ai le (mauvais?) souvenir qu'il a joué de nombreuses fois, en solo, de manière acoustique durant la première moitié des années 90.

    Je me souviens bien que, pour moi (et moi seul évidement) The Sound, et particulièrement cet album qui date de 1981, est, idéalement, la rencontre de Wire et Joy Division, mais qu'en réalité ce groupe n'a jamais passé le cap des "second couteaux" du post-punk, un peu comme les Comsat Angels ou Modern Eon, à cause peut-être de compositions pas assez travaillées, encore trop naïves, juvéniles, et d'une production qui manque d'épaisseur, ainsi que cette façon de chanter à la U2 dès débuts qui semble aujourd'hui dépassée, mais - parce qu'il y a toujours un mais - cet album avait quand même attrapé mon regard et gagné mon estime par sa pochette que je trouve aujourd'hui encore très belle et qui reprend le Daniel dans la tanière des lions, du britannique Briton Rivière (vers 1883).

    Je me souviens aussi que deux titres sortaient quand même du lot dans ce From the lion's mouth, l'un étant Winning, hymne new-wave avec sa mélodie de synthé jouée à deux doigts et un texte über-positif que le chanteur contredira tristement en se jetant sous un train 18 ans plus tard, miné par une dépression qui le poursuivait déjà depuis plus de dix ans, et l'autre titre, Silent air, dont il me faudra attendre pas mal d'années pour comprendre qu'il s'agit là d'un hommage à Ian Curtis et la chanson de Joy Dvision, Atmosphere, tant par son ambiance générale que par son texte :

     

    You showed me that silence,
    That haunts this troubled world,
    You showed me that silence
    Can speak louder than words 

    https://www.youtube.com/watch?v=U4gggZTAdSE

     

    Stanislas Rodanski fut une comète brillante que peu osèrent regarder sans couvrir leurs yeux d'une main tremblante ; je suppose que son incandescence le rendait probablement difficile à vivre pour ses contemporains d'ailleurs. Si Alfred Jarry fut, selon ses propres mots, "l'anarchiste parfait", Rodanski fut peut-être le surréaliste parfait ; dandy qui s'accommodait de la compagnie des voyous, habité par ses lectures, hanté par Jacques Vaché et Antonin Artaud, il fut une comète dont la traine regorgeait de surprises littéraires, comme la superbe Lettre au Soleil Noir, par exemple. Mais tout ça, aveugle que je suis, je ne l'aurais pas découvert sans ce livre fantastique de Bertrand Lacarelle, déjà auteur de deux essais qui sont de magnifiques hommages, l'un à Jacques Vaché, l'autre à Arthur Cravan. Ainsi, pour ce troisième ouvrage, La Taverne des ratés de l'aventure, Lacarelle se lance dans une enquête littéraire sur les traces de Rodanski, poète né en 1927 et qui écrira à André Breton : "il y a un monde et une vie à faire, car j'ai dix-neuf ans, je refuse ma solitude morale et je refuse aussi l'amitié des imbéciles... Je ne suis pas encore fou" ; pourtant, ce Desdichado, ce malchanceux, pour reprendre les mots de Nerval, fait naître en lui une "folie volontaire", jusqu'à son internement dans un hôpital de Lyon, à 27 ans, où il mourra (volontairement?) parmi les délaissés et les clochards quelques 27 ans plus tard, en 1981. Tout cela est relaté dans une langue de feu qu'on imagine comme une suite à la lecture des Chants de Maldoror ; en effet Bertrand Lacarelle s'enferme 27 jours dans cette Taverne des ratés de l'aventure pour tout savoir, comprendre, sur et autour de Stanislas Rodanski, sur la littérature comme dernière aventure et ses ratés, évidemment. C'est un livre qui fait des sauts entre l'époque de Rodanski et la nôtre. C'est aussi une galerie d'œuvres culturelles puisqu'on y parle des films de zombies de Romero, de Kerouac, d'Arthur Cravan (évidemment), de John Kennedy Toole et sa Conjuration des imbéciles, de William Burroughs, d'Alain Jouffroy, grand ami de Rodanski, etc. Tous ces allers retours, ses connections, ces correspondances entre de multiples références dans des temporalités très différentes, donnent un beau portrait de ce Soleil Noir du Surréalisme qui se décrivait avec un certain humour noir en ces mots : "Je suis à pétrir avec les débris de mon ombre un substance poétique qui ne lèvera qu'après ma mort, me laissant dans le pétrin qui est le cercueil."

    La taverne des ratés de l'aventure est une comète dans la littérature actuelle - levez-vite vos yeux au ciel, la nuit n'est pas si blanche et noire, il y brille un beau Soleil Noir!

    Extrait de La taverne des ratés de l'aventure, de Bertrand Lacarelle (éditions Pierre-Guillaume de Roux) :

    "La présence des livres se fait d'avantage sentir la nuit, comme s'ils sortaient des murs, du plafond, du sol, pour respirer, bruire et s'étirer. Ils prennent possession des lieux ; la Taverne n'est plus un bistrot mais une bibliothèque ou une librairie clandestine, et le silence s'impose naturellement, l'œil à l'écoute. La Taverne ressemble alors à une annexe de la librairie voisine, Un Regard Moderne, tenue depuis les années soixante par Jacques Noël. Entre ses murs de livres, ses empilements savants à l'équilibre précaire, Noël à reçu la visite de Burroughs ou des membres de Sonic Youth. On peut y trouver des illustrés de Bazooka, des pulp fictions aussi bien que Ulysse de James Joyce. Je n'ai pas encore vu à la Taverne le discret libraire, toujours de noir vêtu, mais il est probable que Bernard Schwartz, lors de ses apparitions, aille s'entretenir avec lui de Rodanski ou des Throbbing Gristle."