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dostoïevski

  • La carte postale du jour...

    "Quand on a vingt ans, on pense avoir résolu l'énigme du monde ; à trente ans, on commence à réfléchir sur elle et à quarante, on découvre qu'elle est insoluble."
    - August Strindberg, La Saga des Folkungar

    samedi 30 mai 2015.jpg

    Je me souviens à peine du concert de Nick Cave au Palladium en 1988, mais je me souviens très bien d'avoir eu une cassette de son groupe d'avant - The Birthday Party - dans les mains, de l'avoir écoutée, de n'avoir rien compris, d'être finalement complètement passé à côté, zut.

    Je me souviens bien m'être réconcilié avec The Birthday Party grâce à la compilation du label 4ad Natures Mortes - Still Lives (1981), que je devais découvrir lors de sa réédition CD en 1997, et qui donne un panorama fantastique des débuts post-punk de cette maison de disque indépendante d'abord fortement influencée par un autre label Factory, et les groupes Joy Division et Wire, mais qui allait trouver sa propre voie l'année suivante, en 1982, avec l'énorme succès du groupe Cocteau Twins (puis du projet This Mortal Coil) et l'apport salutaire du graphiste Vaughan Oliver (parce que quand on voit la pochette de ce 45tours de Birthday Party, c'était pas gagné...)

    Je me souviens aussi que le nom du groupe The Birthday Party est tiré du roman de Dostoievski Crime et Châtiment ; d'ailleurs Nick Cave avait déclaré, en 1997, dans un entretien accordé au Monde, son amour pour la littérature : "Je comprenais le rôle que jouait pour lui la littérature (ndr: son père, professeur la littérature). Elle lui permettait de s'élever de la banalité du quotidien et de le protéger. Quand j'ai commencé à écrire, j'ai cherché à fabriquer un environnement avec sa propre moralité, son décor et ses personnages. Un endroit où je pouvais me réfugier, coupé du monde." - Nick Cave est un géant et Friend Catcher est l'un de mes titres favoris des Birthday Party...

     

    I, cigarette fingers
     Puff and poke
     Puff and poking the smoke
     It touches the ground

    You and your lungs and your wrist
     They throb like trains
     Choo choo choo
     It's a prison of sound

    Of sound

    She by a chinny chin chin
     Eee oh eee oh
     Like a Zippo smokes the way
     Poke around

    You and your lungs and your wrist
     They throb like trains
     Choo choo choo
     It's a prison of sound

    I poke around

    https://www.youtube.com/watch?v=dDnlEliidt8

     

    Pour mon anniversaire je pars à Saint Pétersbourg. Avant j'ai décidé de relire Il est des nôtres de Laurent Graff tant la lecture de son dernier roman (Au nom de sa majesté) m'a marqué. Et j'ai bien fait. Il y décrit le quotidien banal, presque automatique, ennuyeux, d'un père de famille ; puis chaque scène suivante, chaque tableau, montre un faible changement, un vacillement, qui se transforme en glissement vers le bas, en dégringolade, en chute. J'adore.

    extrait de Il est des nôtres, de Laurent Graff :

    "Ils sont tous là. Parents, frères et sœurs avec leur progéniture, réunis pour fêter notre "changement de dizaine", nous aider à franchir le "cap". Alors, frangin, ça fait quoi de vieillir.
     On est à la moitié de sa vie, selon les statistiques. Notre vie est une équation sans inconnu, comprise entre le zéro et quatre-vingt ans, toute tracée, ordonnée, s'inscrivant dans un plan. Naissance, enfance, adolescence, accouplement, reproduction, vieillesse, mort. L'existence est une science exacte. Tout autre considération relève de la littérature - ce qui fait de l'homme, note-t-on, un animal foncièrement littéraire. (C'est toujours comme ça, le jour de son anniversaire - la solennité du jour, peut-être -, on éprouve le besoin de philosopher, d'émettre des idées larges et considérables.)
     À l'invitation de la maîtresse de maison - à vos pupitres ! -, tout le monde passe à table et aux aveux : on est là pour bouffer, et c'est tout ce qui nous intéresse. Le calvaire des enfants commence alors, tenus d'assister d'un bout à l'autre à l'interminable repas de famille, aux discussions insipides et aux discours vaseux, aux dernières blagues des adultes. Par moments, tête baissée dans son assiette, on retombe en enfance, on aimerait aller jouer ailleurs. On se bourre de cacahouètes et on reprend un apéritif, un petit "cinquante pour cent", correspondant à peu près à notre participation. On donne bien de-ci de-là son opinion sur la question en cours, quelques mots de ponctuation qui n'ajoutent rien, simplement pour ne pas passer pour un ours trop mal léché. Mais en réalité, on est en retrait, légèrement décalé, derrière la caméra, et on filme le spectacle qui se joue, alternant gros plans impitoyables et vues d'ensemble, un vrai massacre. Là est toute la source secrète de nos maux, cet oeil assassin porté en permanence sur nous-même et ce qui nous entoure, cette distanciation qui nous empêche d'y croire et de vivre en adéquation, cette mise en perspective théâtrale de la vie, ce regard cynique et absolu, constant. La réalité perd tout crédit et devient une vaste comédie absurde.
     "Comment?" La femme qui joue l'épouse s'adresse au mari : "Tu peux débarrasser les bouteilles d'apéritif?" "

  • La carte postale du jour...

    "Hélas ! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort... Et l'univers m'apparaît comme un immense, comme un inexorable jardin des supplices... Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d'horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau, avec des faces sinistres de joie..."
    - Octave Mirbeau, Le Jardin des Supplices (1899)

    dimanche 10 mai 2015.jpg

    Je me souviens d'entrer dans un appartement, à la rue Voltaire, lieu appartenant à une connaissance dont la mère fut l'une des première à vendre des quarante cinq tours punk dans le dernier tiers des années septante (et fut boycotée par certains distributeurs suisses qui refusaient de vendre "ça"), et de m'extasier devant les posters de Siouxsie & The Banshees qui recouvraient non seulement les murs du hall d'entrée, mais aussi le plafond ! puis d'être retombé les pieds sur terre quand l'homme en question m'a asséné, tel un coup de poing dans le dos, avoir été fan de Siouxsie jusqu'au troisième album, en 1980, parce qu'ensuite "c'est rien que de la MERDE!" - je l'avais trouvé un peu catégorique quand même.

    Je me souviens bien d'avoir été enchanté de retrouver la trace de Kaleidoscope (troisième album sorti en 1980) chez Santigold - sample de Red Light pour son titre Superman, en 2008 -, Jérémie Jay - reprise du cryptique Lunar Carmel dans une version entre Interpol dès débuts et The XX -, et Celluloide avec leur reprise électro-pop/minimal-wave de Happy House.

    Je me souviens aussi d'avoir trouvé que le titre Kaleidoscope reflétait vraiment bien cet album de Siouxsie & The Banshees en développant toute une palette musicale hétéroclite et singulière à la fois, et que, pour moi, ce disque est devenu une référence post-punk classée dans mon top 10 près de Joy Division et Wire, et que je l'écoute encore souvent d'ailleurs, surtout le titre Happy House et son ironie pétillante, sa cruauté joyeuse...

     

    This is the happy house, we're happy here in the happy house
     Oh, it's such fun, fun, fun
     We've come to play in the happy house
     And waste a day in the happy house, it never rains, never rains


    We've come to scream in the happy house
     We're in a dream in the happy house
     We're all quite sane, sane, sane
     This is the happy house-we're happy here


    There's room for you if you say "I do"
     But don't say no or you'll have to go
     We've done no wrong with our blinkers on
     It's safe and calm if you sing along, sing along, sing along


    This is the happy house, we're happy here in the happy house
     To forget ourselves and pretend all's well
     There is no hell


    I'm looking through your window
     I'm looking through your window

    https://www.youtube.com/watch?v=amR6-neQBPE

     

    Elif Batuman est une nord-américaine d'origine turque qui a été confrontée au choix - bien malgré elle - entre critique littéraire et création littéraire suite à une résidence d'écriture où on lui dit que c'était l'université ou le métier d'écrivain - mais pas les deux. Tombée sur des écivains en herbe "rassemblés dans une remorque autour d'un chauffage d'appoint" et qui portaient tous "des chemises à carreaux et des lunettes à grosse monture plastique", Elif est saisie par un sentiment de vacuité, décline l'invitation en résidence et se décide pour l'Université car elle ressent la littérature non comme un artisanat "fait main" et destiné à une minorité d'élus - un cénacle qui n'est en définitive composé que de ces mêmes écrivains qu'elle a rencontré brièvement -, mais qu'elle imagine plutôt l'écrit comme un art, une profession, une science même. Le hasard lui fait prendre les cours de littérature russe, lesquels vont rapidement la passionner, voir même la posséder puisqu'elle est parvenue à en faire ce merveilleux livre qui est le produit d'environ dix ans d'études, colloques, déplacements, recherches, et qui est à la fois un récit de voyage, une autobiographie et un essai de critique littéraire. Si on passe par certaines universités américaines, par la Turquie aussi, on notera surtout toute la partie très enrichissante (et pour moi quasi-inconnue) en Ouzbékistan, où l'on découvre que cet ancien satellite de la Russie recèle beaucoup de similitude au niveau de la langue avec le turque.

    Ce qui est bien avec ses "Aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent", c'est qu'Elif Batuman relie toujours son récit à un ou plusieurs livres, en donne des citations, et le compare à d'autres écrits. On en sort plus intelligent et, bien souvent, avec le sourire, avec l'envie d'ouvrir (à nouveau) les livres de Pouchkine, Dostoïevski ou encore Babel. C'est qu'Elif cultive un rapport décomplexé avec la littérature, ce qui donne au livre cette touche particulièrement généreuse, ludique parfois même. Véritablement habité par cette lecture - possédé oserais-je dire... -, on redécouvre Tolstoï lors d'un captivant passage sur un colloque organisé à Yasnaïa Poliana, la maison de l'écrivain, qui se termine amèrement après un épisode malheureux (et scatophile). Et puis ce livre est une véritable chance : celle de découvrir la littérature russe pour les uns, ou de la redécouvrir pour les autres, ceux qui la lisent déjà, et ils ont bien raisons. C'est aussi un vrai bonheur de passer par Samarcande, lieu au nom si évocateur, si magique, ou encore de passer une nuit dans la mythique maison de glace de Saint-Pétersbourg ! C'est d'ailleurs l'un de mes chapitres favoris, avec l'Impératrice Anna Ivanovna qui était connue pour sa laideur effrayante et qui collectionnait les êtres difformes et monstrueux - ainsi que les nains. Anna Ivanovna était d'une cruauté très originale, ce qui en fait un sujet fascinant car elle était "la rejetone d'une dynastie sur le déclin, corrompue par les manigances, l'amour sensuel, et des notions à moitié comprises de zoologie" et qu'elle ne "grandira jamais." - Les Possédés est un bel hommage à la littérature russe, et un beau récit de voyage. Fortement recommandé.

     

    extrait de Les Possédés (Mes aventures avec la littérature russe et ceux qui la lisent), de Elif Batuman :

     

    "La maison de glace n'avait pas été bâtie dans un but précis mais pour plusieurs raisons assez floues. C'était un instrument de torture, une expérience scientifique, un musée ethnographique, une œuvre d'art. C'était un désastre figé, une inondation momentanément sous contrôle, une maison hantée, et, avec son cercueil transparent, sa parodie de prince et ses nains, un conte de fées perverti. Chargé d'infinies significations comme l'objet d'un rêve, la maison de glace ressurgit dans les poèmes oniriques. On pense qu'elle a inspiré Coleridge dans "Kubla Khan" le "lumineux palais des plaisirs aux cavernes de glace". Thomas Moore, le satiriste du dix-neuvième-siècle, fit le récit d'un bal onirique organisé par le tsar Alexandre 1er auquel fut conviée l'intégralité de la Sainte-Alliance. Lorsque le château et ses occupants se mettent à fondre, "des mots tels que "constitution", figés jadis dans la glace du silence", commencent à s'écouler de la langue du roi de Prusse."

  • La carte postale du jour...

    "je me promenais sur un sentier avec deux amis — le soleil se couchait — tout d'un coup le ciel devint rouge sang — je m'arrêtai, fatigué, et m'appuyai sur une clôture — il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et la ville — mes amis continuèrent, et j'y restai, tremblant d'anxiété — je sentais un cri infini qui se passait à travers l'univers." - Edvard Munch (1892)

    dimanche 30 novembre 2014.jpg

    Je me souviens qu'avant de tomber sur l'album Saint of the Pit, mon premier contact avec Diamanda Galas fut le maxi Litanies of Satan, véritable choc puisqu'il s'organise en un titre unique par face, d'environ quinze minutes pour chacun d'eux, dénués de toute orchestration, mais uniquement scandé, hurlé, craché, chuchoté, donnant au texte de Baudelaire des airs de glossolalie, avec un effet assez troublant, ce qui fait d'ailleurs que je n'ai pas été surpris par l'utilisation de la "musique" de Diamanda Galas dans la bande sonore du (très gothique) film Bram Stoker's Dracula de Francis Ford Coppola...
    Je me souviens bien d'avoir discuté de Diamanda Galas avec un véritable obsédé des disques - et particulièrement de musique expérimentale -, et que, quelques semaines plus tard, il me déposa un sac plastique contenant tous les vinyles de la performeuse, albums qu'il possédait à double, parfois même à triple exemplaire, me confia-t-il alors - un vrai fanatique je vous dis ! qui vivait au milieu de ses cartons contenant des milliers de disques, mais son trésor semble aujourd'hui disparu, perdu à jamais, confisqué, peut-être même détruit.
    Je me souviens aussi qu'avec Coil et sa reprise clinique de Tainted love, Diamanda Galas fut la première artiste que je connus s'engageant dès 1984 pour la reconnaissance des malades du sida, particulièrement avec ce Saint of the Pit datant de 1986 et qui fait partie d'une trilogie, album dont trois titres sont dédiés à son frère (diagnostiqué séropositif en 1983 et décédé trois ans plus tard), l'un d'eux étant Cris d'aveugle, poème du tuberculeux Tristan Corbière dont voici un court extrait (ambiance) :

    Dans la moelle se tord
    Une larme qui sort
    Je vois dedans le paradis
    Miserere, De profundis
    Dans mon crâne se tord
    Du soufre en pleur qui sort


    Il est bon de revenir aux classiques, il est bon de revenir à Dostoïevski. Les carnets du sous-sol est le dernier récit de l'auteur russe avant que celui-ci se lance dans ses grands romans : Crime et Châtiment, L'idiot, Les Démons, L'adolescent et Les Frères Karamazov. Le sous-sol où sont écrits ces "carnets" est tout aussi bien une partie de l'intérieur du crâne de Dostoïevski. Une partie sombre d'où germe ce texte en forme de cri, transpirant le renoncement, le doute et la cruauté, texte que j'ai rapidement mis en images avec les "noirs" d'Odilon Redon (L'araignée de 1881 ou bien même Un masque sonne le glas funèbre de 1882, même si ce dernier est déjà dédié à Edgar Poe) ! Cette œuvre à l'arrière-goût nihiliste possède en elle une somme de citations, ou plutôt d'"incitations", qui donnent au lecteur des impressions de livre à venir (Les carnets du sous-sol datant de 1864!), on croit y lire Bataille (Le bleu du ciel), Céline (Voyage au bout de la nuit), Blanchot (L'arrêt de mort), parfois même Cioran (Sur les cimes du désespoir), et bien sûr Beckett, Bernhard, Hankde, Duras... C'est donc bien à ça qu'on reconnaît un classique, a sa capacité de se réécrire à chaque lecture, à chaque époque.

     

    "Je sentait bien que mon discours était lourd, maniéré, livresque même, mais je ne connaissais rien d'autre, moi, que les "livres". Ce n'était pas cela qui me gênait ; je le sentais bien, j'en avais l'intuition, que je serais compris, et c'est ce côté "livre" qui m'aiderait le mieux. Mais là, une fois l'effet atteint, j'ai brusquement pris peur. Non, jamais, jamais encore je n'avais été le témoin d'un désespoir pareil ! Elle gisait de tout son long, le visage enfoncé dans un coussin, elle l'étreignait de ses deux bras crispés. Sa poitrine éclatait de l'intérieur. Tout son jeune corps était parcouru de frisson, comme de convulsions. Les sanglots étouffés qui lui pesaient sur la poitrine la déchiraient et jaillissaient soudain au-dehors par des cris, presque des hurlements. Alors, c'est son coussin qu'elle serait encore plus ; elle ne voulait pas que quelqu'un dans la maison, non, pas âme qui vive, puisse découvrir ses tortures et ses larmes. Elle mordait son coussin, elle s'était mordu le bras jusqu'au sang (cela, je l'ai su plus tard) ou bien, en s'accrochant les doigts dans ses nattes défaites, elle restait figée, dans cet effort, en retenant son souffle et en se mordant les lèvres. Je voulais lui dire je ne sais quoi, l'implorer de se calmer, mais j'ai senti que je n'oserais jamais, et, tout d'un coup, moi-même, comme sous l'effet d'un choc, on aurait dit sous l'effet de l'épouvante, je me suis agité, à tâtons, pour ramasser mes affaires, je voulais filer. Il faisait noir ; j'avais beau essayer, ça me prenait du temps. Soudain, je suis tombé sur une boîte d'allumettes, un bougeoir, avec une bougie toute neuve. À peine avais-je éclairé la chambre, Lisa a bondi d'un seul coup, elle s'est assise, une sort de grimace lui déformait le visage, un sourire à demi fou, elle me regarda avec des yeux presque privés de sens. Je me suis assis à côté d'elle, je lui ai pris les mains ; elle est revenue à elle, elle s'est jetée sur moi - elle a voulu m'étreindre mais elle n'a pas osé, et, tout doucement, elle a penché la  tête."