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laurent graff

  • La carte postale du jour ...

    “Je perds souvent la tête. On ne me la rapporte jamais.”

    - Louis Scutenaire, Mes Inscriptions

    dimanche 29 mai 2016.jpg

     Je me souviens d'avoir été fasciné par le titre Degré Zéro de Grand Blanc, entendu sur France Culture, sa noirceur, le contraste frappant de la voix de Camille, voix que je n'ai pas retrouvée sur ce 45tours, dommage, mais deux excellents titres tout de même...

    Je me souviens bien d'avoir lu et beaucoup aimé cette réponse de Benoît à la question "Êtes-vous littéraire?" : "Dans les années 70, savoir ce qu’était la littérature était une question qui pouvait se finir à coup de poings. C’est peut-être un peu moins important aujourd’hui… Mais il y a toujours un vrai enjeu. Nous, on fait gaffe à ce qu’on écrit".

    Je me souviens aussi d'avoir retrouvé en Grand Blanc, et dans Nord particulièrement, toute l'intranquillité de la cold-wave française, cette hostilité retenue, cette poésie d'écorché vif, celle de Complot Bronswick, Baroque Bordello, Norma Loy ou Trisomie 21, et qu'au fond, oui, même si c'est cliché de le dire : Grand Blanc est bien le croisement de Bashung et Joy Division...

    https://www.youtube.com/watch?v=iXgcyc-iNO0

     

    Dans la panoplie des auteurs déroutants et drôles (Jean-Paul Dubois, Iegor Gran, Jean Echenoz, Laurent Graff, ...) on peut maintenant ajouter Joël Egloff. D'une écriture faussement simple, l'auteur de cet hilarant J'enquête signe là un anti-polar en forme de descente, non pas aux enfers, mais dans l'absurde le plus total. Ici, la grise banalité vous étouffe et l'ennui vous accable plus qu'ailleurs. L'enquête ? Le vol... non, pardon : "l'enlèvement" du Petit Jésus de la crèche sur la place de l'église. L'enquêteur ? un perdant patenté, véritable anti-héros. Le lieu ? Une ville de province où l'on mange tous les jours au même endroit, où l'on croise sans cesse les mêmes têtes. Des clichés ? Mais non, car c'est bien là toute la virtuosité de Joël Egloff : on y croit pleinement et on s'attache rapidement à son protagoniste enquêteur naïf et malchanceux. Desproges, si tu me lis : non, tout n'est pas perdu, on rit encore sur terre.

    Extrait de J'enquête, de Joël Egloff (publié aux éditions Buchet-Chastel) :

    "Bien que je fusse impatient de mettre mes nouvelles bottines à l'épreuve, au cours d'une longue filature, j'ai jugé bon d'attendre encore un peu que le cuir se détende, et de trouver aussi un suspect digne d'intérêt à filer. Ceux que j'avais pour l'instant sous la main ne valaient vraiment pas la peine que je me fasse une ampoule.

     Pour l'heure, je me rendais au salon de coiffure, à deux pas de l'église. C'était une idée que j'avais eue dans la nuit. Là-bas, me disais-je, je n'aurais sûrement qu'une question à poser pour que les langues se délient.

     D'ordinaire, on ne coiffe que les dames, m'a dit la patronne, alors que je venais d'entrer. J'ai fait mine de m'étonner. C'est que je ne suis pas d'ici, j'ai dit, je ne savais pas. C'est écrit sur la vitrine, a-t-elle ajouté. Dans ce cas, tant pis, j'ai fait. Mais puisque vous êtes là, et si vous n'êtes pas pressé, installez-vous, s'est-elle ravisée. Je l'en ai remerciée. Alors elle m'a débarrassé de mon manteau, j'ai pris un fauteuil et un magazine et me suis assis à côté d'une dame qui attendait son tour également. Deux autres clientes se faisaient coiffer, côté à côté, l'une par la patronne, l'autre par une employée, bien plus jeune. Un peu à l'écart, sous un casque, il y avait encore une vieille femme qui s'était assoupie, la bouche entrouverte, un journal entre les mains. On aurait dit qu'elle était en train de sécher là depuis toujours. Je l'ai observée un long moment avant de pouvoir apercevoir chez elle un mouvement de poitrine qui indiquait qu'elle respirait encore.

     La plus jeune des clientes avait tout de même une soixantaine d'années. C'est elle dont la patronne s'occupait. Depuis que je m'étais installé, elle parlait avec sa voisine de la reine d'Angleterre, qui avait toujours la santé, et se demandait, d'ailleurs, quel âge au juste elle pouvait bien avoir. Et chacune y est allée de sa supposition, les coiffeuses s'en sont mêlées, jusqu'à ce que la dame qui patientait à côté de moi mette un terme au débat, parce que dans la revue qu'elle lisait il y avait justement un article à son sujet, où figurait sa date de naissance. Alors tout le monde a paru bien étonné et a reconnu qu'elle ne faisait vraiment pas son âge. C'est qu'elle se l'est coulée douce, aussi, a dit la cliente que coiffait la patronne. C'est vrai qu'elle n'aurait pas la même allure si elle avait passé sa vie à faire des ménages, a renchéri sa voisine. Et la dame assise à mon côté a fait remarquer que c'étaient les couleurs qu'elle portait qui la rajeunissaient. Moi, pour dire quelque chose et tenter de gagner leur sympathie, j'ai ajouté qu'elle avait toujours de jolis chapeaux, ce qui n'a intéressé personne." 

     

     

     

     

  • La carte postale du jour ...

    "Quand je pense que des idiots prétendent que notre époque manque de poésie, comme si elle n'avait pas ses surréalistes, ses prophètes, ses stars de cinéma et ses dictateurs."

    - Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales (1938)

    vendredi 6 mai 2016.jpg

    Je me souviens qu'il y a deux semaines à peine, alors que l'horloge muette avait déjà sonné une heure du matin et que dans la grotte du Cabinet l'air devenait étouffant et humide - mais pas à cause de la pluie -, perdue au milieu des silhouettes anonymes, une fille dansa frénétiquement sur "Night Bird (petit monstre)", de Fishbach, et c'était beau.

    Je me souviens bien de l'avoir déjà dit dans une précédente note, mais oui, définitivement : mon format de vinyle favori c'est le 10pouces.

    Je me souviens aussi que Fishbach m'a fait penser à une version électronique de Rita Mitsouko et que "Mortel", avec son refrain lancinant et surréaliste, est devenu mon titre préféré de cette artiste française dont ce premier disque a trouvé bonne place près des vinyles de La Femme et Grand Blanc...

    Parachutiste, de toi, serai-je la cible ?
    Puis dans mes disques vise au hasard, au pire
    Tu tomberas sur mes caprices pénibles
    Vise-moi encore, en sémaphore j'existe

    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard
    Je viendrai demain aux nouvelles à la lueur du phare
    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard

    Laisse-toi faire, voguer en elle, en piste
    J'ai de quoi faire des jambes en l'air bioniques
    Mes bras de mer m'offrent de faire l'artiste
    Tirez en l'air, j'vais m'faire un attentiste

    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard
    Je viendrai demain aux nouvelles à la lueur du phare
    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard

    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard
    Qui sera demain aux nouvelles à la lueur du phare
    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard

    Parachutiste, de toi, serai-je la cible ?
    Vise-moi encore, en sémaphore j'existe

    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard
    Je quitterai demain ces terres sans vous dire au revoir
    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard

    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard
    Je te rejoins demain en l'air il n'y a pas de hasard
    Jamais rien vu d'aussi mortels que ces tirs au hasard

    https://www.youtube.com/watch?v=HodI69BNdCk

     

    C'est dans ces moments où les nouveautés me laissent froid ; de ces circonstances péniblement accidentelles où les classiques ne me font plus de l'œil ; de ces occasions ratées pour plonger dans l'inconnu et y trouver du nouveau - par peur de me noyer peut-être ? Heureusement il existe un antidote, simple et d'un coût inexistant, cette panacée... c'est la relecture. Si j'ai relu trois fois "Tyrannicide" de Giulio Minghini, et quatre fois "Petit journal de stage" de Bruno Migdal - d'ailleurs ce dernier livre a fini par se casser, perdant certaines pages que j'ai remises dans un désordre qui rendra la prochaine relecture encore plus amusante... -, je relis aussi fréquemment Laurent Graff - et son recueil de nouvelles La Vie sur Mars (petit clin d'œil à Bowie) tombait à pic avec sa galerie de portraits décalés : Vie de voisin, vie de candidat, vie d'écrivain, etc. Il y a du bon et du moins bon, de l'inutile et de l'à quoi bon, mais au final, l'auteur, Laurent Graff, nous donne un aperçu en dents de scie du quotidien de monsieur et madame Toulemonde. Une relecture qui m'a remis en piste. Joie.

    Extrait de La Vie sur Mars, de Laurent Graff (publié dans la collection Motifs qui se fait trop rare maintenant) :

    "Dans la nuit, Alain Gentil voulut aller aux toilettes. Il alluma la lumière et se leva - il dormait nu, à l'image de Martin Sheen dans Apocalypse Now. C'est alors qu'il ressentit d'effroyables crampes dans les jambes et le bas du dos. Il était perclus de douleur des talons jusqu'aux reins comme après un passage à tabac dans une geôle cubaine. Il réussit à faire quelques pas en traînant les pieds, atteignit péniblement le couloir où se trouvaient les toilettes. Hélas, au moment où il tendait la main vers la porte pour l'ouvrir, il bascula inéluctablement en arrière, comme happé par une force invisible, les pieds entravés et tout le corps raidi. Il tomba à la renverse dans l'escalier, qu'il dévala d'un bout à l'autre. En chemin, il se cogna au mur, décrocha quelques bibelots, rebondit sur les marches, au nombre de treize. Il atterrit sur le carrelage de la cuisine au rez-de-chaussée.

     Inconscient, Alain Gentil gisait sur le sol, dans une posture Années folles, danseur de charleston foudroyé, les jambes en W. Il s'était ouvert l'arcade sourcilière gauche et pissait le sang qui dégoulinait le long de son visage pour former une petite marre onctueuse sur les carreaux. Il avait les yeux grands ouverts dans une expression d'ébahissement incrédule, qui disaient combien sa chute avait été interminable et pleine de rebondissements. Il finit par reprendre ses esprits, battit des paupières. Au plafond, tournoyaient des palles d'hélicoptère. Il essaya de bouger les membres l'un après l'autre, constata que les crampes lui paralysaient toujours les jambes.

     Alain Gentil passa à l'action. Il se redressa sur les coudes et roula sur le ventre. Comme à l'entraînement, il rampa sur le carrelage froid, à la seule force des bras, luttant contre la douleur qui voulait le clouer sur place. Dans une traînée de sang, il traversa la cuisine et atteignit le meuble du téléphone. Il attrapa le fil de l'appareil et l'attira à lui. Essoufflé, il reprit sa respiration avant de composer un numéro sur le clavier. Puis : "Allô ! Appel prioritaire, à... - il consulta la pendule de la cuisine - à 0-1 point 3-5 Lima... Le frelon est tombé dans les escaliers. Envoyez unité de secours. Terminé."

     Alain Gentil, alias Le frelon, s'allongea sur le dos et attendit, nu sur le carrelage, les yeux au plafond. This is the end..., chantait Jim Morrison."

     

  • La carte postale du jour...

    "Quand on a vingt ans, on pense avoir résolu l'énigme du monde ; à trente ans, on commence à réfléchir sur elle et à quarante, on découvre qu'elle est insoluble."
    - August Strindberg, La Saga des Folkungar

    samedi 30 mai 2015.jpg

    Je me souviens à peine du concert de Nick Cave au Palladium en 1988, mais je me souviens très bien d'avoir eu une cassette de son groupe d'avant - The Birthday Party - dans les mains, de l'avoir écoutée, de n'avoir rien compris, d'être finalement complètement passé à côté, zut.

    Je me souviens bien m'être réconcilié avec The Birthday Party grâce à la compilation du label 4ad Natures Mortes - Still Lives (1981), que je devais découvrir lors de sa réédition CD en 1997, et qui donne un panorama fantastique des débuts post-punk de cette maison de disque indépendante d'abord fortement influencée par un autre label Factory, et les groupes Joy Division et Wire, mais qui allait trouver sa propre voie l'année suivante, en 1982, avec l'énorme succès du groupe Cocteau Twins (puis du projet This Mortal Coil) et l'apport salutaire du graphiste Vaughan Oliver (parce que quand on voit la pochette de ce 45tours de Birthday Party, c'était pas gagné...)

    Je me souviens aussi que le nom du groupe The Birthday Party est tiré du roman de Dostoievski Crime et Châtiment ; d'ailleurs Nick Cave avait déclaré, en 1997, dans un entretien accordé au Monde, son amour pour la littérature : "Je comprenais le rôle que jouait pour lui la littérature (ndr: son père, professeur la littérature). Elle lui permettait de s'élever de la banalité du quotidien et de le protéger. Quand j'ai commencé à écrire, j'ai cherché à fabriquer un environnement avec sa propre moralité, son décor et ses personnages. Un endroit où je pouvais me réfugier, coupé du monde." - Nick Cave est un géant et Friend Catcher est l'un de mes titres favoris des Birthday Party...

     

    I, cigarette fingers
     Puff and poke
     Puff and poking the smoke
     It touches the ground

    You and your lungs and your wrist
     They throb like trains
     Choo choo choo
     It's a prison of sound

    Of sound

    She by a chinny chin chin
     Eee oh eee oh
     Like a Zippo smokes the way
     Poke around

    You and your lungs and your wrist
     They throb like trains
     Choo choo choo
     It's a prison of sound

    I poke around

    https://www.youtube.com/watch?v=dDnlEliidt8

     

    Pour mon anniversaire je pars à Saint Pétersbourg. Avant j'ai décidé de relire Il est des nôtres de Laurent Graff tant la lecture de son dernier roman (Au nom de sa majesté) m'a marqué. Et j'ai bien fait. Il y décrit le quotidien banal, presque automatique, ennuyeux, d'un père de famille ; puis chaque scène suivante, chaque tableau, montre un faible changement, un vacillement, qui se transforme en glissement vers le bas, en dégringolade, en chute. J'adore.

    extrait de Il est des nôtres, de Laurent Graff :

    "Ils sont tous là. Parents, frères et sœurs avec leur progéniture, réunis pour fêter notre "changement de dizaine", nous aider à franchir le "cap". Alors, frangin, ça fait quoi de vieillir.
     On est à la moitié de sa vie, selon les statistiques. Notre vie est une équation sans inconnu, comprise entre le zéro et quatre-vingt ans, toute tracée, ordonnée, s'inscrivant dans un plan. Naissance, enfance, adolescence, accouplement, reproduction, vieillesse, mort. L'existence est une science exacte. Tout autre considération relève de la littérature - ce qui fait de l'homme, note-t-on, un animal foncièrement littéraire. (C'est toujours comme ça, le jour de son anniversaire - la solennité du jour, peut-être -, on éprouve le besoin de philosopher, d'émettre des idées larges et considérables.)
     À l'invitation de la maîtresse de maison - à vos pupitres ! -, tout le monde passe à table et aux aveux : on est là pour bouffer, et c'est tout ce qui nous intéresse. Le calvaire des enfants commence alors, tenus d'assister d'un bout à l'autre à l'interminable repas de famille, aux discussions insipides et aux discours vaseux, aux dernières blagues des adultes. Par moments, tête baissée dans son assiette, on retombe en enfance, on aimerait aller jouer ailleurs. On se bourre de cacahouètes et on reprend un apéritif, un petit "cinquante pour cent", correspondant à peu près à notre participation. On donne bien de-ci de-là son opinion sur la question en cours, quelques mots de ponctuation qui n'ajoutent rien, simplement pour ne pas passer pour un ours trop mal léché. Mais en réalité, on est en retrait, légèrement décalé, derrière la caméra, et on filme le spectacle qui se joue, alternant gros plans impitoyables et vues d'ensemble, un vrai massacre. Là est toute la source secrète de nos maux, cet oeil assassin porté en permanence sur nous-même et ce qui nous entoure, cette distanciation qui nous empêche d'y croire et de vivre en adéquation, cette mise en perspective théâtrale de la vie, ce regard cynique et absolu, constant. La réalité perd tout crédit et devient une vaste comédie absurde.
     "Comment?" La femme qui joue l'épouse s'adresse au mari : "Tu peux débarrasser les bouteilles d'apéritif?" "

  • La carte postale du jour...

    "Par ne rien faire, j'entends ne rien faire d'irréfléchi ou de contraint, ne rien faire de guidé par l'habitude ou la paresse. Par ne rien faire, j'entends ne faire que l'essentiel, penser, lire, écouter de la musique, faire l'amour, me promener, aller à la piscine, cueillir des champignons. Ne rien faire, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer un peu vite, exige méthode et discipline, ouverture d'esprit et concentration."
    - Jean-Philippe Toussaint, La Télévision (1997)

    dimanche 19 avril 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir porté une attention particulière à Warp à cause de ses pochettes d'abord, puis, au début des années 2000, pour deux groupes que j'aime énormément, à savoir Broadcast et Gravenhurst, et d'avoir ainsi commencé à collectionner les magnifiques vinyles de ces deux groupes dont les voix se sont malheureusement tues en 2014 pour Nick Talbot (Gravenhurst) et en 2009 pour Trish Keenan (Broadcast) - tristesse.

    Je me souviens bien que ce qui fait la particularité de Broadcast est que le groupe n'a réalisé que 3 albums (et deux compilations) en dix ans, alors que leur discographie contient plus du triple en mini-album, dont l'un - le tout premier, datant de 1995 -, s'intitule The Book Lovers ; naturellement, comme cela parle de la magie des livres, j'y ai vu un signe.

    Je me souviens aussi que Broadcast reste un groupe difficile à ranger dans une catégorie bien précise et que cette album - Haha Sound - est une petite perle d'hybridation, osant une pop qui dérive vers les expérimentations électroniques, usant du rythme et de la mélodie de manière unique pour donner une musique relevée d'une touche d'abstractionnisme à la Phil Spector, le tout bien sûr couronné des merveilleuses vocalises de Trish Keenan, de ces textes étranges, comme sur le magnifique Man is not a bird...

     

     Here in this room, no more a tomb
     Thoughts of you conclude without ending
     Caution will keep, worries still speak
     Fewer the leaves are descending

     I will not lament with the sky
     No longer feel night on the inside

    https://www.youtube.com/watch?v=lJdLWfZ9yDQ

     

    Laurent Graff échappe, peut-être malgré lui - et comme de très nombreux autres auteurs de qualité -, au succès. Je dis bien "échappe" parce que cet auteur peut compter sur un petit cercle de lecteurs fidèles qui attendent fiévreusement (bon, j'exagère un peu là) sa prochaine publication comme d'autres (souvent les mêmes) attendent un nouveau Jean Echenoz ou Jean-Philippe Toussaint, deux auteurs qu'on retrouve d'ailleurs dans ce livre au titre énigmatique : Au nom de sa Majesté, quiparait une fois de plus au Dilettante (après les excellents et parfois inquiétants Le Cri, Il est des nôtres ou Le grand Absent pour n'en citer que quelques uns). On comprend dès les premiers fragments - ou devrais-je dire les aphorismes ? - qui composent la première moitié du livre que Laurent Graff va nous parler d'île - "La plupart des visiteurs se montrent très pressés. Ils arrivent par le bateau du matin et repartent le soir. Entre-temps, ils font caca dans les dunes." (autant dire que ce livre n'est pas un éloge ou une quelconque ode à l'île et que dès lors les poètes grisonnants amateurs de licornes pourront aller ailleurs se faire décoiffer par des embruns idéalisés en pensant que l'homme est un oiseau ou je ne sais quoi) ; et puis, comme l'écrivain de ses aphorismes reçoit la visite d'habitant de l'île où il réside (pour écrire), on change de registre pour passer dans le récit des vies monotones et réglées à la particularité du lieu, de son histoire aussi, pour dériver encore une fois vers celle de l'homme qui est là et qui écrit - on apprend que le goût du texte lui est venu de la lecture de la Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, qu'il apprécie la discrétion exemplaire de Jean Echenoz, qu'il a rencontré, à ses débuts, Jérôme Lindon des éditions de Minuit qui l'a invité à continuer à écrire. Et puis on revient sur l'île qu'on croyait avoir quitté, mais non, car comme il le note en page 137 : "une île est une terre d'inclusion : on en est. On peut tenter de résister, de se soustraire par orgueil : peine perdue. Elle nous détient. Dès lors que du bateau on a débarqué, on s'est embarqué sur l'île. On est libre de partir mais pas de rester." ; Et si vous vous demandez pourquoi Au nom de sa majesté, alors je vous répondrais simplement... James Bond ; pour le reste il faudra lire ce que certains affubleront de l'étiquette calamiteuse d'ovni littéraire et que, pour ma part, je qualifierais en toute simplicité comme le meilleur livre que j'ai lu depuis des mois.

    extrait d'Au nom de sa Majesté, de Laurent Graff :

     

    "La pêche a été de tout temps la principale source de travail, d'où la devise de l'île :  "De la mer nous visons." Mais depuis trente ans, l'activité n'a cessé de diminuer, la flotille est passée de quarante-six à onze bateaux, on ne dénombre plus que vingt marins. Avec l'ouverture sur le monde, l'île a perdu peu à peu son autarcie et s'est enchaînée à une dépendance extérieure; l'élevage et l'agriculture ont disparu ; les habitants se sont retrouvés les bras ballants, tout à portée de main venu d'ailleurs. Aujourd'hui, à part lever le coude, il n'y a plus grand chose à faire. On ne remplit plus les filets, mais les verres. On dilue le temps dans l'alcool, on sirote son ennui, on se noie à l'air libre. La vie est une bonne nouvelle qu'on arrose en permanence. Les jeunes sont pris entre deux courants marins, l'un qui emmène au loin et l'autre qui vous maintient, vous plaque contre les rochers ; ici, les racines sont de granit. Quand on a vécu sur un caillou au milieu de l'eau, les yeux toujours bercés par la houle, la terre apparaît monstrueusement ferme, à l'infini, c'est comme un monde sans rêve, un bloc de réel massif, ça vous gagne les pieds et vous attaque les prunelles, on a qu'une envie : la mer, de l'eau. Ceux qui partent reviennent tous, un jour ou l'autre. On n'abandonne pas son île, où l'on a grandi comme dans un moule, avec ses côtes dans nos flancs, ses dunes dans nos muscles. Ce n'est pas un lieu de naissance comme un autre."