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  • La carte postale du jour...

    "J’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes."
    - Pierre Desproges, Fonds de tiroir

    dimanche 22 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir toujours apprécié Ludwig von 88, groupe punk à l'ironie grinçante, à l'humour décapant, au fiel antigivrant, un peu comme les BD Jean-Claude Tergal que nous lisions entres amis, alternative riante aux lectures sérieuses des Chants de Maldoror de Lautréamont et Sur les Cimes du Désespoir de Cioran, Ludwig von' représentait ainsi une pause, un bol d'air, une gorgée de citronnade fraîche en plein désert, à la musique anglo-saxonne - adulée encore aujourd'hui - avec Closer de Joy Division, If I die, I die... des Virgin Prunes et autre Pornography des Cure, et peut-être était-ce là, finalement, cette harmonie tant recherchée ?

    Je me souviens bien à quel point j'ai ri quand j'ai ouvert pour la première fois le livret de Ce jour heureux est plein d'allégresse, découvrant les collages humoristiques agrémentés de citations détournées, comme celle de Pierre Boulez : "Le jazz n'est qu'une musique de drogués", ou celle de Joseph Staline : "L'amour est le fruit de la décadence bourgeoise impérialiste".

    Je me souviens aussi d'avoir toujours eu un faible pour les vieilles boîtes à rythmes, avec ici un son bien clinquant comme j'aime grâce à la production d'Éric Débris (ex-Métal Urbain!), surtout sur mon titre favori, New Orleans, mais aussi sur Sous le soleil des Tropiques, dont on reprend le texte tous en coeur :

     Sous le soleil des tropiques
     J'irai claquer tout mon fric
     Je dépenserai des millions
     A t'égorger des visons
     Et quand le soir t'attendant
     Je penserai au bon vieux temps
     J'effeuillerai les marguerites
     A grands coups de dynamite

     

    Vous voulez écrire un premier roman ? Lisez vite La Revanche de Kevin, c'est une merveille d'humour à la Desproges et d'imposture littéraire bien digérée où rira bien qui rira le dernier, comme on dit. Iegor Gran est le roi - trop méconnu peut-être - de l'humour noir, du second degré, de la répartie sagace, on lui doit le très bon L'écologie en bas de chez moi ainsi que L'Ambition, roman sur les (petites) mœurs contemporaines, dont j'avais dis grand bien dans une précédente carte postale (du 19.10.2014). Ici il s'agit donc de Kevin, maudit de naissance à cause de son prénom, dont la revanche n'est pas celle qu'on pense, d'où l'importance de lire ce roman jusqu'à son aboutissement, bouquet final après un feu d'artifice de rebondissements inattendus qui poussent tour à tour le lecteur un peu plus loin dans les marais brumeux de l'imposture. Qui trompe qui et de quelle façon et pour quel résultat ? Ce nouveau roman de Iegor Gran est grande joie, je vous le dis ! Journalistes, agents littéraires, écrivains, la mère de Charlotte, le monde du travail, les vacances en Grèce, un magazine de mode, Kevin, bien sûr, mais aussi Tanizaki, Proust et Céline, tout ce petit monde se percute dans ce roman, pour le meilleur et surtout pour le pire.

    "- Je ne sais pas moi! Débrouillez-vous, c'est vous l'expert. Moi, voyez-vous, ce qui me touche chez eux, vous l'avez dit vous-même l'autre jour, c'est leur manière très sensible d'inviter des écrivains. On peut dire tout ce que l'on veut sur leur probité journalistique, il reste ces pages où l'on défend la vraie littérature. À ce propos, il se trouve que j'ai, dans mes tiroirs, un petit texte assez percutant sur la décoration intérieure, "Personnages en quête de design". Postmodernisme. Dualité.
     On le voyait venir : il voulait caser son éjaculat d'écriture dans une revue prestigieuse. Ça se comprenait, et Kevin mieux que quiconque entendait dans le discours de son patron les gémissements d'une vanité émoustillée.
     "Quand minable rime avec bac à sable", pensa-t-il.
     Oui, du sable, à la radio autour de lui, partout où portait son regard, de gros grains, empâtés et froids, crissait sous les pieds avec une belle unanimité de gravier, s'affairant à construire des barrières invisibles sur lesquelles s'écrasent les Pradel et tous les écrivains subtils, incapables de percer la carapace de l'indifférence et du goût comme il faut.
     Il ne fallait pas chercher plus loin les véritables causes de son suicide, pensait Kevin. Pauvre Pradel !
     - Que ça reste entre nous, hein, dit encore Descaribes dans un sourire débordant de crasseuse connivence.
     Jamais Kevin n'avait autant détesté ce milieu où il pataugeait. Son orgueil d'être différent était cependant une bouée sur laquelle il pouvait compter : un doigt d'honneur lui poussa spontanément au creux de la main, vigoureux comme un premier crocus printanier. Il se dépêcha de le dissimuler dans la cave de sa poche.
     Fort opportunément, l'affaire d'un ministre véreux vint pimenter l'actualité et fit passer le déjeuner avec Life & Style au second plan. La rédaction eut soudain plusieurs pommes de terre à éplucher. Des personnalités à interviewer, des tables rondes à organiser, une pluie de déclarations à copier-coller pour le site internet. On connut aussi de remarquables pics d'audience que Kevin s'employa à valoriser auprès des annonceurs par un astucieux barème de bonus-malus. Puis Descaribes reçut une décoration lors d'une émouvante cérémonie au ministère de la Culture. Puis il partit en vacances.
     À son retour, il raconta la Grèce et l'on s'émerveilla de ses coups de soleil, des coquillages qu'il avait rapportés, on compara le prix d'un litre de lait sur l'île d'Andros et à Paris XV, on discuta des avantages respectifs des systèmes de protection sociale, sujet sur lequel chacun se sentait une âme d'expert, on admira enfin la carte postale qu'il avait fait parvenir à Marie-Louise, en tant que représentante du personnel, et l'on décida de l'épingler solennellement sur le tableau d'affichage "pour faire rêver"."

  • La carte postale du jour...

    "Désapprendre. Déconditionner sa naissance. Oublier son nom. Être nu. Dépouiller ses défroques. Dévêtir sa mémoire. Démodeler ses masques."
    - Jacques Lacarrière, Sourates

    dimanche 15 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir acheté le double album live de Siouxsie & The Banshees (Nocturne) parce que j'avais remarqué que le guitariste n'était autre que Robert Smith, l'une des mes icônes d'adolescence, nous étions en 1987 et grâce à ce disque j'allais découvrir le Sacre du printemps de Stravinski, utilisé comme introduction au concert londonien, et aussi que mon titre préféré sur les treize présents de ce disque n'était aucunement signé par Siouxsie et sa bande mais bel et bien une reprise des Beatles, groupe que j'avais cru de "bon goût" de renier - Sex Pistols oblige -, mais avec qui je me rabibocherais bien vite en réécoutant le merveilleux Eleanor Rigby, le fantastique Tomorrow Never Knows, le lancinant Across The Universe et bien sûr ce Dear Prudence que j'aime beaucoup, l'original comme la reprise d'ailleurs.

    Je me souviens bien du regard fuyant de ma mère lorsque je lui demandais si elle n'avait pas vu mon t-shirt de Siouxsie comportant uniquement l'Étoile de David pour seul rappel au groupe et sa chanson Israël, et que sa réponse, gênée, fut, après une longue hésitation, de rentrer dans la chambre d'amis, d'ouvrir une armoire et d'en sortir, caché sous des draps, mon t-shirt rapetissé à une taille lilliputienne parce que passé par erreur à 90 degrés, ce qui m'avait, la mauvaise surprise passée, plutôt fait rire je crois.

    Je me souviens aussi d'être tombé en émoi devant cette image signée du photographe Sakae Tamura et utilisée pour la pochette de ce 45tours reprise de Dear Prudence par Siouxsie; datant de 1931 et intitulée White flower, elle semblait représenter à merveille le texte de cette chanson composée par Lennon et McCartney dans l'espoir de faire sortir la sœur cadette de Mia Farrow - Prudence - qui, selon la légende, passait ses journées cloîtrée dans un bungalow de l'ashram où se trouvaient les Beatles, en mars 1968...

    Dear Prudence, won't you come out to play?
     Dear Prudence, greet the brand new day
     The sun is up, the sky is blue
     It's beautiful and so are you
     Dear Prudence won't you come out and play?

     

    https://vimeo.com/27355453

     

    J'ai bien failli passer à côté de ce livre : entraperçu dans l'arrivage plutôt massif de janvier, je l'ai vite oublié et c'est grâce à la chronique d'Éric Chevillard dans le journal Le Monde que je me suis intéressé à ce livre. Juliette Kahane est La Fille de Maurice Girodias, que je ne connaissais pas jusqu'alors, et qui est pourtant le premier éditeur de l'édition originale de Lolita - de Nabokov - en 1955, livre sulfureux refusé par tous les éditeurs américains de cette époque. Il est bon de se remémorer le fait que la censure française pour les textes accusés de pornographie s'applique à la langue française uniquement - Girodias put ainsi contourner la loi en publiant ce livre en France, certes - mais en langue anglaise. Devenu best-seller mondial, Girodias profite des retombées financières pour ouvrir un restaurant à Paris, pour mener la vie d'éditeur flamboyant et de playboy flambeur, entouré d'une petite cour de fidèles, tout ça plutôt que de payer Nabokov qui ira très vite voir ailleurs si l'herbe est plus verte (et dans ce cas : elle l'est). Mais ce livre de Juliette Kahane est avant tout le portrait autobiographique d'une jeune femme qui peine à devenir adulte, à se débarrasser de la chrysalide pour devenir papillon. Mais c'est aussi un biais évident pour se pencher sur son passé familial, chaotique et fascinant, principalement celui du père, bien sûr ; d'ailleurs Éric Chevillard le résume bien dans sa chronique en disant : "Tout récit d’enfance est un récit posthume et les chahuts du garnement nous renseignent surtout sur les manifestations éprouvantes de la démence sénile".


    La Fille est un livre épatant, tant au niveau de l'écriture, subtile et rythmée, que pour son contenu, puisque la jeunesse de Juliette Kahane passe par l'Amérique des sixties, mai 68, la complicité d'une grande fille tout en noir qui lit Jean Genet (Le Journal d'un voleur), Georges Bataille (Madame Edwarda) et se passionne pour l'œuvre de Sade, par des rencontres fugaces (Valérie Solanas par exemple, auteure du manifeste SCUM et qui s'illustrera en essayant de tuer Warhol - publiée par... Girodias évidemment!), etc. Livre sur l'adolescence, l'amour, le sexe, l'édition, la littérature, le passé, la mémoire, ou plutôt les mémoires, la sienne et celle de son père, différentes mais qui se rencontrent dans ce beau récit renversant.

     

     "De ce moment date sa manie. Du jour où elle a vu le film Nuit et Brouillard, elle qui est née après la guerre et dont aucun membre de la famille proche n'a été déporté, en tout cas pas parce que juif. De ce jour, chaque fois qu'elle se trouve, chaque fois que je me trouve dans une situation d'entassement, de foule comprimée, emprisonnée - dans le métro aux heures de bousculade par exemple : observer des visages, les gestes. Essayer de pressentir laquelle, lequel aurait été prêt à marcher sur les têtes et les corps pour respirer un peu d'air, à se battre pour voler un peu d'eau ; qui se serait mis à hurler, à donner des coups, qui aurait fermé les yeux en priant, qui serait tombé en premier, aurait renoncé ; qui aurait essayé d'organiser, de calmer, de retarder le moment où on devient animal, schwein. Ou dans les files d'attente, les queues. Les resquilleurs, les passifs, les amuseurs, les analystes. Parce que je vois bien l'absurdité (voire l'obscénité) de prétendre superposer imaginairement les deux situations, l'impossibilité de deviner qui dans cette foule serait victime et qui bourreau, comment, déportée dans un camp nazi, je me serais comportée - je n'ai jamais parlé à qui que ce soit de cette enquête perpétuelle. Ce qui fait que je n'ai jamais su jusqu'à quel point cette manie était répandue parmi ceux qui ont vu ce film ou d'autres documents d'archives, qui sont parmi les armes les plus puissantes de l'abjection.
    De ce moment date aussi la question de ce qu'est un Juif, et cette autre question : qu'est-ce que c'est, porter un nom juif ? Pourtant Nuit et Brouillard ne parle pas de l'antisémitisme nazi, il n'en dit pas un mot. Une seule fois le mot juif est prononcé. Au fil d'une énumération de déportés, on entend "Stern, étudiant juif d'Amsterdam", comme si cette particularité de Stern, être juif, n'avait qu'un rapport accidentel avec son arrestation puis sa déportation. Comme s'il représentait une minorité juive parmi, cette curieuse phrase, "la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris par hasard". Une minorité au sein des exterminés. La seule distinction évoquée parmi les prisonniers des camps nazis est celle qui sépare les kapos, presque toujours des droit-commun, des autres déportés. Les noms des camps sont prononcés, sans qu'aucune différence soit faite entre camps de concentration et camps d'extermination. Rien sur le sort particulier des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des Slaves. Il faut remarquer les étoiles jaunes sur les habits des raflés qui montent dans les wagons à Pithiviers, à Varsovie. Il faut déjà savoir sur quoi s'est concentrée la haine nazie. Ce silence sur le génocide des Juifs par l'Allemagne nazie, c'est maintenant, tandis que j'écris ces lignes, que revoyant le film j'en suis frappée. Je ne crois pas que la fille qui a vu Nuit et brouillard au début des années soixante y ait pensé."

  • La carte postale du jour...

    "Comme une tache d'encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts"
    - Claude Simon, La Route de Flandres (1960)

    dimanche 8 février 2015.jpg


     
    Je me souviens d'avoir attendu fébrilement cet Ypres, de n'avoir pas été déçu.

    Je me souviens bien qu'à l'écoute de ce disque solennel des Tindersticks, travail sonore commandé par le musée In Flanders Fields pour illustrer de manière permanente l'exposition sur la seconde bataille d'Ypres (1915), je me suis immédiatement remémoré celui des français de Collection d'Arnell-Andrea intitulé Villiers-aux-vents, paru il y a une vingtaine d'années maintenant et qui se penchait sur la guerre 14-18 - et notamment le tristement célèbre Chemin des dames -, dans un style proche peut-être des Cocteau Twins, mais avec des textes en français et un style bien personnel tout de même ; d'ailleurs à cette même époque j'avais lu je crois Orages d'acier d'Ernst Jünger, et vu l'excellent film de Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire, autant d'œuvres sur cette guerre industrielle de l'acier-roi, dont Wagner avait dit qu'il représentait le "joug avilissant du machinisme universel dont l'âme est blême comme l'argent".

    Je me souviens aussi que ces longues plages néo-classiques d'une tristesse infinie, qui ne sont pas sans rappeler certains travaux d'Arvo Pärt, m'avaient ainsi ramené au cycle de gravures traumatique de l'artiste Otto Dix intitulé La Guerre et réalisé en 1924, ainsi qu' au dernier poème de Georg Trakl Grodek, où il écrit "La flamme chaude de l'esprit nourrit aujourd'hui une douleur violente, les descendants qui ne verront pas le jour."

    https://www.youtube.com/watch?v=zEsweNWTRdE

     

    Passé inaperçu dans le dévaloir des publications accompagnant la commémoration du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, livres parus parfois dès la fin de l'année 2013, Éclats de 14 est paru lui il y a quelques mois à peine, proposant sous un petit format carré plusieurs textes de Jean Rouaud - à qui l'on doit, entre autre, le livre Champ d'honneur aux éditions de Minuit, récompensé par le Goncourt en 1990 (à noter que la quatrième partie de son cycle autobiographique Une vie poétique sort dans un mois!) -, et accompagné des magnifiques dessins de Mathurin Méheut, réalisés sur le front entre 1915 et 1917. Gide disait que "Tout a été dit, mais comme personne n'écoute, il faut toujours répéter", cependant Rouaud ne se tient pas à la seule répétition ; son texte, écrit dans une langue héritée de Marcel Proust et Claude Simon, peut-être, son texte disais-je est scindé en plusieurs parties distinctes - La guerre du feu, la Guerre de  l'eau, la Guerre de l'air, etc, - et se fait le parfait compagnon d'infortune du roman de 124 pages sobrement intitulé 14 et publié il y a deux ans par Jean Echenoz, qui avait réussi l'exploit  de ramasser, si l'on peut dire, à concentrer la guerre et ses éclats dans les destins croisés de quelques personnages seulement. C'est une approche originale, nouvelle peut-être, terrible sûrement, et bien sûr magnifique que Rouaud nous donne à lire, c'est le livre de cette Europe suicidaire du "monde d'hier" (Zweig), dont la catastrophe, l'hécatombe immense, donnera quelques années plus tard un culte des morts sans précédent...

    "Tout a été dit et redit. La stratégie suicidaire de l'état-major qui prônait l'offensive à outrance envoie des centaine de milliers d'hommes à l'abattoir avec l'idée d'une guerre éclair, d'une guerre haïku en somme, quand on sait ce qu'il en a été, quatre années sous terre, et des milliers de volumes racontant l'horreur, la stupidité d'un général Nivelle organisant la grande tuerie du Chemin des dames, les assauts inutiles pour reprendre Douaumont et au final en faire un ossuaire, la mutinerie des hommes lassés non de se battre mais d'avoir à obéir à des ordres imbéciles, le sauvetage in extremis par l'arrivée des Américains, et puis la grande saignée des campagnes qui se lit sur les monuments, l'effondrement démographique des villages dont certains ne se sont jamais remis, car aux disparus, près d'un sur trois, s'ajoutaient les revenants impotents, gazés, alcooliques, toute une génération entre vingt et quarante ans qui ne serait plus là pour assurer le renouvellement de la population, le déficit d'hommes à marier qui laissait toute une vie de solitude à des milliers de jeunes femmes, lesquelles, tout de noir vêtues en souvenir d'un père, d'un mari, d'un fiancé ou d'un frère, erraient dans les villages au soir de leur vie, ayant parfois du mal à refouler encore cette somme de frustrations qui avait été leur fidèle compagne. Sans oublier le traumatisme des morts en série planant dans les esprits, entretenu par la propagande, au point qu'il semble qu'on ait suspendu ces pendrillons noirs et argent en signe de deuil à l'entrée de chaque commune. On sait. Et comment le pays épuisé baisse définitivement les bras, incapable de soutenir plus longtemps ce rang de grande puissance que lui avait légué les siècles. On sait tout ça. Ce qui est étrange, c'est, un siècle après, d'en être encore à ressasser ce deuil interminable. On pourrait bien sûr dire que la Première Guerre mondiale est l'acte fondateur du XXe siècle, qu'elle donne le "la" tragique, que s'y intéresser ce serait en fait tenter de comprendre les mécanismes historiques qui ont contribués aux exterminations massives qui ont ponctué tout le siècle noir et qui en découlent plus ou moins directement. De manière peut-être à en tirer des leçons. Ce qui serait la version "raisonnable". Mais on peut penser plutôt que la Première Guerre mondiale a un effet de sidération. C'est le dernier conflit classique, deux armées s'affrontant sur le terrain (et on se rappelle comme le "terrain" labouré par les obus, les boyaux, les tranchées, s'est imprimé dans notre imaginaire). Pas de conflit idéologique, pas de déchirement intérieur, la défense du pays, c'est le b.a.-ba de l'engagement. La guerre élémentaire en somme. Après, et ça commence en 1917 en Russie, c'est la couleur politique qui tranche au sein même des peuples, jette les deux bords l'un contre l'autre."

  • La carte postale du jour...

    "J'ignore la nature des armes qu'on utilisera pour la prochaine guerre mondiale. Mais pour la quatrième, on se battra à coup de pierres."
    - Albert Einstein

    omd, orchestral manoeuvres in the dark, enola gay, ian curtis, einstein,

    Je me souviens plutôt bien de cette classe de neige de 81-82, à Thyon 2000 (à cette époque les années 2000 représentaient encore un futur quasi-inaccessible), j'avais alors dix ans, fin de semaine et disco organisée dans une salle commune du chalet avec, sur vote, deux titres à choix : Enola Gay d'Orchestral Manoeuvres in the Dark ou Words de F.R.David; à l'énoncé de ces deux chansons, une petite frappe (de la classe qui nous accompagne) exige de tous les garçons, moi y compris, que nous donnions nos voix à Enola Gay, le poing en avant à hauteur des visages, que j'imagine blêmes - quand j'y repense aujourd'hui, c'était plutôt un bon choix (ça m'évite le souvenir pénible d'un slow honteux sur la musique utilisée dans le film La Boum, quand même), même si le procédé reste discutable.


    Je me souviens de l'émotion éprouvée en découvrant dans les années 2000 que la chanson Statues qui figure sur ce deuxième album d'OMD - Organisation - est dédiée à Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, et j'ai aussi été estomaqué quand j'ai appris que ce groupe, désirant être à la fois Abba et Stockhausen (dixit son chanteur dans un entretien) avait en quelque sorte saboté accidentellement sa carrière avec son quatrième (et pourtant excellent) album - Dazzle Ships -, dont le son plus sombre et expérimental fit dégringoler les ventes à 300'000 milles exemplaires, alors qu'ils avaient vendu 3 millions de copies du précédent disque - Architecture & Morality, ce qui revient à 90% d'auditeurs en moins, ce n'est pas rien.


    Je me souviens aussi d'avoir détecté tout récemment une légère obsession d'OMD pour les avions de combat et les bombardements, que cela soit avec le récent Dresden - qui revient sur le tapis de bombes déversées sur la Florence de l'Elbe du 13 au 15 février 1945 qui se solda par 20'000 à 30'000 victimes civiles -, avec aussi The Messerschmitt Twins (1980), et bien sûr Enola Gay, LE tube new wave d'OMD,  au sujet pourtant grave puisqu'il parle de la forteresse volante B-29 (nommée ainsi par le pilote, le Colonel Paul Tibbets, pour rendre hommage à sa mère : Enola Gay Hazard Tibbets) qui largua la bombe atomique (appelée Little Boy) sur Hiroshima, d'où ces paroles incompréhensibles pour le jeune garçon que j'étais alors :

     Enola Gay
     Is mother proud of little boy today
     Ah-ha this kiss you give
     It's never ever going to fade away

     Enola Gay
     It shouldn't ever have to end this way
     Ah-ha Enola Gay
     It shouldn't fade in our dreams away

    http://vimeo.com/79026680

     

    Atomic Bazaar est un livre qui fait froid dans le dos. William Langewiesche dresse un portait hyper détaillé de la prolifération continue et incontrôlable des matériaux propres à l'élaboration d'une bombe atomique, cela surtout dans les pays dits pauvres. Un travail journalistique de qualité, fort intéressant, avec comme point de départ le largage de la toute première bombe nucléaire par le Boeing Enola Gay sur Hiroshima, pour ensuite aller en ex-URSS et finir au Pakistan, véritable poudrière atomique pour terroriste - selon l'analyse de l'auteur qui est allé sur place rencontrer plusieurs spécialistes. Après cette lecture, on ne peut que savourer chaque gorgée de café comme si c'était la dernière.

     

    "Tibbets parlait d'expérience et, d'une certaine façon, il avait raison : c'était évidemment jouer de malchance que de se trouver sous son avion en 1945. Cependant, les innocents qui moururent ce jour-là n'étaient pas des victimes collatérales - pas plus que les victimes du World Trade Center. En effet, Hiroshima avait été choisie au premier chef en tant que cible civile et avait été épargnée par les traditionnelles bombes incendiaires afin de la réserver à la démonstration la plus dramatique possible des conséquences d'une frappe nucléaire. Trois jours après, la ville de Nagasaki fut frappée par un engin encore plus dévastateur : une bombe sophistiquée basée sur le principe de l'implosion, construite autour d'un cœur de plutonium de la taille et de la forme d'une balle de baseball, la masse critique étant atteinte quand ce cœur est comprimé de manière symétrique par des explosifs arrangés très précisément tout autour. Il en résulta une détonation de vingt-deux kilomètres. Bien que la ville fut protégée en grande partie par ses deux collines, les pertes s'élevèrent à environ soixante-dix mille personnes. Certains chicanent en avançant qu'une démonstration en pleine mer, ou même au-dessus de la baie de Tokyo, aurait pu conduire les Japonais à se rendre, sans coûter autant de vies humaines - et dans le cas contraire, une autre bombe était prête. Mais le but était de terroriser totalement une nation entière : atomiser des civils était le meilleur moyen d'y parvenir."