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cioran

  • La carte postale du jour...

    "L’errance dans l’indéfini est notre marque à tous. Nul paradis, et nulle soif de celui-ci. Une nostalgie qui n’a d’infini que son inaccomplissement. Voici tout ce qui, en nous, est positif : nous avons transformé la malchance en charme. Nous avons donné un sens vivant à la négation."
    - E.M. Cioran, Bréviaire des vaincus II

    dimanche 18 janvier 2014.jpg

    Je me souviens très clairement du jour où j'ai acheté The Idiot d'Iggy Pop, c'était au marché aux puces, j'avais 18 ans, et je l'ai beaucoup écouté sur ma platine portable - une platine et deux enceintes détachables qui servaient de couvercle ; 20.- aux puces, quand j'y repense, la vie pouvait vraiment être très bon marché en 1988/89 -, d'abord dans le comble d'un vieil immeuble aux Acacias (le squat des Épinettes) qui me servait de chambre, et puis dans une chambre d'un immeuble juste à côté, mais cette fois-ci au rez, avec les fenêtres murées...
    Je me souviens bien d'avoir toujours eu une écoute indirecte de l'iguane rocker, d'abord durant mon apprentissage de disquaire en découvrant la reprise de Funtine sur l'album Love Hysteria de Peter Murphy en 1988 (à la même époque je regardais pour la première fois Les Prédateurs, film vampire homo-érotique, avec David Bowie et Catherine Deneuve, où l'on pouvait entendre un extrait de Funtime et voir une scène mémorable avec Bauhaus, le groupe de Peter Murphy), un peu auparavant c'est Siouxsie qui m'avait converti à Iggy en reprenant son Passenger sur Through the Looking Glass, Sans oublier Sisters of Mercy qui reprenait 1969 en face B de leur maxi Alice - à l'époque où ils étaient encore intéressants (avant de faire du métal-fm à la fin des années 80 en somme) -, mais le tout premier à m'avoir fait entendre Iggy Pop (sans le savoir) fut bien sûr David Bowie et sa version de China Girl (difficile de parler de reprise puisqu'il a composé ce titre avec Iggy Pop pour l'album The Idiot), cette chanson qui marqua tant Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, qui le fit découvrir à Bernard Sumner en 1977, The Idiot portant en lui les germes de l'album Unknown Pleasures, et China Girl celui de Love Will Tear Us Apart.
    Je me souviens aussi de l'amertume de cet album, du sarcasme qui pèse dans la chanson Funtime, à l'époque où je lisais Cioran et Lautréamont, c'était probablement, avec Joy Division, Kraftwerk et Bowie bien sûr, l'une des œuvres les plus marquantes, qui m'a le plus touché, j'ai toujours des frissons quand je réécoute The Idiot aujourd'hui, spécialement Funtime :

     Fun
     hey baby we like your lips
     Fun
     hey baby we like your pants
     all aboard for funtime
     Fun
     Hey, I feel lucky tonight
     Fun
     I'm gonna get stoned and run around
     All aboard for funtime
     Fun
     Last night I was down in the lab
     Fun
     Talkin' to Dracula and his crew
     All aboard for funtime
     Fun
     I don't need no heavy trips
     Fun
     I just do what I want to do
     All aboard for funtime

    Comment ne pas être séduit par le nouveau roman de Virginie Despentes : Vernon Subutex 1 est non seulement un clin d'œil à l'Attrape-cœur de Salinger, mais c'est un roman rock où l'auteur se pose en formidable observatrice des mœurs contemporaines, avec un certain goût pour les stéréotypes, dans un style simple et direct, cinglant même. Et comme la chair est faible, il suffit pour ma part qu'on cite Joy Division et Einstürzende Neubauten dans un paragraphe pour qu'un sourire en forme de banane se forme sur mon visage, les extrémités allant jusqu'à rejoindre mes deux oreilles. Mais Despentes a du génie, en effet on ne lâche que difficilement ce roman tant on est entraîné dès le premier paragraphe. Résolument dans son époque, Vernon Subutex 1 s'adresse aux quinquagénaires, aux trentenaires, aux post-ados, aux rockers, mais pas seulement, à ceux qui avaient des posters de Siouxie ou de Cure dans leur chambre d'ados, à ceux qui ont suivi le renouveau du rock (pour peu que cela existe vraiment...) avec les Kills, les Strokes et que sais-je encore. Le ton est acerbe, parfois brutal, sans concession, c'est même - pour paraphraser un défaut de langage actuel - : c'est TROP. Oui, on est dans l'excès permanent, enfermé dans un post-modernisme qui donne dans l'hyper-référentiel. À partir de la moitié du roman j'ai eu cette vague sensation de me faire un peu avoir, de lire quelque chose d'un peu facile car oui : les "mecs de droite" sont bas du front et racistes, les "jeunes rockeuses" ont des franges et des santiags, etc. Heureusement, la question "Mais où est donc la littérature?" est en définitive contrebalancée par le fait que Virginie Despentes arrive à faire un roman "pop" avec une véritable intelligence, par un sens aigu de la phrase, du paragraphe, une écriture qui pointe tous les défauts de nos sociétés occidentales (les musulmans ne sont pas épargnés ici non plus), qui parle à la fois d'errance (qui renvoie à l'Ulysse de Joyce), mais aussi de rock, de dope, de baise. Et comme le protagoniste est un ancien disquaire, ça me parle, évidemment, mais sans me bouleverser pour autant. En tout cas, chacun en prend pour son grade, moi y compris... allez, trois extraits pour le prix d'un, tiens, pour vous montrer que Despentes manie quand même le paragraphe coup de poing à merveille ! La suite en mars.

    "D'aucuns prétendaient que c'était karmique, l'industrie avait connu une telle embellie avec l'opération CD - revendre à tous les clients l'ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin... sans qu'aucun amateur de musique n'y trouve son compte, on n'avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle. La faille, dans cette théorie du karma, c'est que ça se saurait, depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l'Histoire."

    "Tous à dégueuler leur caviar, le nez plein de coke, après avoir récompensé du cinéma roumain. Les intellos de gauche adorent les Roms, parce qu'on les voit beaucoup souffrir sans les entendre parler. Des victimes adorables. Mais le jour où l'un deux prendra la parole, les intellos de gauche se chercheront d'autres victimes silencieuses."

    "Facebook n'a plus rien à voir avec le joyeux bordel auquel il avait participé, il y a une dizaine d'années. On ne savait trop s'il s'agissait d'un gigantesque baisodrome, d'une boîte de nuit, d'une mise en commun de toutes les mémoires affectives du pays. Internet invente un espace-temps parallèle, l'histoire s'y écrit de façon hypnotique - à une allure bien trop rapide pour que le cœur y introduise une dimension nostalgique. ça n'a pas le temps de prendre qu'on est déjà dans un autre paysage. Vernon traîne sur son réseau Facebook comme il errerait dans un cimetière, les derniers occupants des lieux sont des zombies furieux, qui vocifèrent comme s'ils étaient des cobayes enfermés dans leur cellules, écorchés vifs et les plaies passées au gros sel."

     

  • La carte postale du jour...

    "L'amour et l'océan nourrissent toutes sortes de poissons."

    - Paul-Jean Toulet, Monsieur Paur, homme public (1898)

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    Je me souviens que c'est Jeff - un ami skinhead branché musique (après un bref passage à la légion étrangère son orientation musicale passera de la Oï au Reggae) - qui me fit découvrir le groupe Xmal Deutschland vers 1989, me les décrivant comme les Siouxsie & The Banshees allemand, éveillant ainsi ma curiosité, et qu'il en soit remercié puisque ce groupe m'a longtemps fasciné, surtout sa chanteuse, Anja Huwe, qui, après quatre albums, pratique depuis les années 90 une peinture aussi musicale que colorée et très intéressante, exposant des deux côtés de l'océan, New-York et Hambourg principalement.
    Je me souviens bien d'avoir prêté à ma petite amie de l'époque le premier album d'Xmal Deutschland - Qual -, ainsi qu'Halber Mensch des Einstürzende Neubauten, parce que sa prof' d'allemand voulait faire découvrir des groupes germaniques à sa classe, et que ces disques ne furent pas utilisés parce que trop "spéciaux", ce qui a provoqué ma frustration et mon incompréhension autrefois, situation qui me fait sourire aujourd'hui où je comprends bien mieux l'attitude de l'enseignante en question.
    Je me souviens aussi que c'est par cet album, Viva (dont la production est sévèrement gâtée par un excès de synthés 80s), que j'ai découvert Emily Dickinson dont le superbe poème Will there really be a morning est ici mis en musique, un de mes titres préférés de l'album avec Feuerwek (31. dez) et le magnifique et langoureux Ozean, que j'ai toujours mis en relation avec une forme de romantisme, l'image de l'océan étant l'emblème du sublime représentant un nouveau paradigme esthétique de la sensibilité, l'océan comme infini, comme idée de modernité, s'opposant ainsi à la finitude de la beauté classique. 

    Schau' dich um
    Und sinke mit mir
    Durch das grün
    Durch das blau

    So weit - so tief!
    So weit - so tief!

    Ozean
    Dunkel und warm
    Ist dein Bauch
    Stetig und stark - stetig und stark
    Bestandig und stolz - ewig un wild
    Bist du

    À la même période où je me découvrais une passion pour l'allemand (l'ayant pourtant détesté à l'école) par la musique, je découvrais aussi, coup sur coup, trois livres que je relis régulièrement, à savoir Moravagine de Blaise Cendrars, Sur les cimes du désespoir de Cioran et Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont, ce dernier acheté aux puces dans une sobre et vieille édition (perdue depuis, tristesse) préfacée par Jean Cocteau dont je retiens encore ces mots qui eurent vraisemblablement une grande influence sur moi : "“Il importe que certaines œuvres vous hantent, bousculent votre confort moral et vous enseignent que la meilleure école est celle des hommes qui règnent en marge des règles apprises." Superbe. Et que dire de ces Chants, source infinie de plaisirs inconnus à laquelle je m'abreuve régulièrement, et dont j'adore ce passage sur l'océan :

     Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre ; j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces sur l'âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose que l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, tu es le symbole de l'identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n'est pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s'empoigner au cou, mais, qui ne s'arrête pas, quand un enterrement passe ; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !