Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

ruines

  • Ruines, de Pierre lepape...

    découvrir un livre en trois citations, quelques images et en musique...

    Lire la suite

  • La carte postale du jour...

    "Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir." - Henry Ford

    dimanche 26 juillet 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir vu le premier album de His Name Is Alive traîner sur un des rayons du disquaire Virus Rock pendant une année entière sans que personne ne s'intéresse plus que ça à ce groupe de Detroit pourtant signé sur 4ad et dont la musique pop expérimentale louchait vers My Bloody Valentine et This Mortal Coil.

    Je me souviens bien qu'en lisant un entretien avec Warren Defever, le leader du groupe, je me suis beaucoup amusé de sa nonchalance et de son sens de l'humour, puisqu'à la question "tu sembles proche du suicide commercial?" il répond simplement "ouais, on a fait un opéra rock, c'est génial! avec un titre imprononçable." En effet le dernier disque de His Name Is Alive s'intitule Tecuciztecatl !

    Je me souviens aussi d'avoir été surpris de la longévité de ce groupe qui a continué ses expérimentations musicales depuis l'année 1990 jusqu'à aujourd'hui, élargissant sa palette musicale en y apportant même des touches psychédéliques, r'n'b, funk, post-rock et jazz, même si j'aime surtout retourner à ses premiers disques sortis sur 4ad et spécialement ce mini-album - The Dirt Eaters - qui comprend la chanson du même nom, avec sa guitare et son chant hypnotiques et, surtout - si l'auditeur tend bien l'oreille aux environs des deux minutes -, parce qu'on peut y entendre Jack Nicholson déclarer "I'd eat all the dirt in this yard for you. And all the weeds. And all the dog bones too, if you asked me", ce qui, comme le texte de la chanson d'ailleurs, préfigure étrangement la faillite de Denver, la ville où résident les membres de His Name Is Alive...

     

    Smell of your own face?
    Will you eat the
    Will you eat the world?
    Gone to a place thats rotten
    Feast on whats in the way
    Going to an open, to a clearing
    The soil is sour and unforgiving
    We buried our guilt
    I think I left the shovel there
    Any sick brain
    Knows an unknown fellow
    Makes me think about things

     

    https://www.youtube.com/watch?v=urw5gccMp6g

     

    Pour Alexandre Friederich, Detroit représente le monde à venir. Son essai sur la ville d'Henry Ford, il le propose comme un récit de voyage, mais un voyage sans GPS, sans carte, sans boussole, une dérive au milieu des restes, des ruines, des épaves et des égarés qui y survivent. Autrefois ville industrielle florissante, Detroit a perdu plus de la moitié de sa population entre 1950 et 2010, laissant ainsi plus de 70'000 bâtiments à l'abandon. Déclarée en faillite en 2013, Detroit est aussi devenue le décor naturel parfait pour tourner des films (voir le très bon Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch par exemple) et attire beaucoup de touristes qui, sans le savoir peut-être, voient le monde de demain dans ce miroir inversé du rêve américain. Alexandre Friederich n'est ainsi pas le premier à être allé se promener à Detroit pour en tirer un récit de cette expérience proche - s'il fallait faire une comparaison - d'une visite de Hambourg ou Berlin en 1946 (lire Automne allemand de Stig Dagerman). Mais Fordetroit est singulier parce qu'il donne à rencontrer les habitants là où d'autres se  concentrent sur les ruines uniquement... "Comme je suis coiffé, douché, disponible, pas saoul, du moins pas la journée, et blanc, que je porte des bermudas, un T-shirt à un dollar et des chaussures, les éclopés lèvent sur moi des regards étonnés" (page 32). Alexandre Friederich rencontre des personnes sonnées comme par un coup de poing dont ils n'arrivent pas à se remettre ; il les décrit "comme pris de vertige", mais il y a aussi ceux qui croient encore en l'avenir, comme cet homme qui montre de la main l'étendue de la ville, même s'il ne trouve pas les mots pour décrire cet avenir qui reste ainsi un geste, vague, sans explication - ou alors n'y a t-il plus de mots, ni d'explication, juste un espoir mutique ? L'auteur, lui, pressent "que l'art est la seule issue" (page 96). Et puis au hasard d'une fin d'après-midi très chaude, il tombe sur la plus grande librairie du monde (à ce sujet, lire aussi les récits de fiction de Vincent Puente "Le corps des libraires" dont la première histoire se passe à Detroit!) comme un mirage au milieu du désert, un mirage en forme de labyrinthe. Bien plus tard encore, un de ses interlocuteurs lui déclare "... bref, ça fait du bien de parler"; or c'est bien par ce genre d'anecdote que ce livre gagne en valeur et qu'il n'est pas un livre SUR Detroit, mais POUR Detroit.

     

    extrait de Fordetroit (à paraître fin août), d'Alexandre Friederich :

    "C'était bien un livre, là-haut, contre une vitre au plomb, au quatrième étage de ce bâtiment industriel. Pas seulement un, mais une rangée, les tranches tournées vers la rue. Bientôt je constate que toutes les fenêtres sont remplies de livres. Un calicot annonce : "La plus grande librairie d'occasion du monde." Moi qui suis persuadé que personne ne lit, que ce temps est révolu, que l'image n'usurpe pas la place du livre mais la place du corps, qu'elle le traverse et l'impressionne, je tombe sur la plus grande librairie du monde dans une zone ! Une moquette huileuse couvre l'escalier de service. Je m'enfonce dans un dédale de livres. Le goût âcre du vieux papier me prend les narines. J'aspire un air saturé de connaissances. À quatre pattes, une dame déballe, trie, empile. Elle ouvre la main, je tends mon sac.

     - Nous fermons à six heures, soyez de retour !

     Je longe un couloir, passe sous une bibliothèque, rase des piles de livres, emprunte un autre couloir. J'atteins une salle remplie de buffets où les livres remplacent les assiettes. (Un mois plus tard, dans des circonstances toutes différentes, j'entendrai parler pour la première fois de la classification décimale de Dewey, mais au moment où je pénètre dans les réserves de la librairie Jenkins je n'ai pas de méthode, je reste émerveillé.) Sections et sous-sections me conduisent de coins en recoins et je les crois inventées par quelque génie local. Je creuse. De plus en plus. Les ampoules n'éclairent que l'escalier de service et les accès, chaque visiteur est muni d'une torche. Lorsque j'avance dans le faisceau, je constate que les sous-sections se ramifient. Les étagères punaisées d'étiquettes écrites à la main comportent des titres télescopiques. Religion, Christianisme primitif, Paléontologie chrétienne, Pierres de la vallée d'Ilhara. Et dans un meuble bas sous un radiateur : Cactus, Espèces du Yucatan, Agua Azul. Puis, dans la section Philosophie hermétique, ce Manuel d'ipséité. Quand ma torche distrait un lecteur, je marmonne une excuse. Il s'éloigne : il ne m'a pas vu. Dire que ce lecteur était là est une erreur. Il est dans le livre, comme ceux que je croiserai plus tard, au troisième, section Histoire, le nez sur la page, les yeux rapides, navigant, classant, hiérarchisant.

     Quand je songe à notre exploration des sites informatiques ! D'un hameçon à l'autre dans une eau polluée. Variété vulgaire : le silure. Consomme ce qu'il trouve. À notre image. Ou pire, un spécimen de pisciculture nourri de semoule de cadavres, le tilapia. J'avise une chaise. Après tout, j'ai beaucoup parlé depuis le matin, le soleil a tapé sur ma tête et maintenant cette comparaison dégradante avec des poissons ignobles - je tiens à m'asseoir."

    (Allia 2015)

     

  • La carte postale du jour...

    "Ne peut-on repenser le béton en roche primitive ? Dans les gravats des chantiers il y a des sources, elles formeront la pente des vallées fraîches."
    - Peter Handke, Par les villages

    samedi 28 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir souvent pensé à cet été 1939 - le plus chaud du siècle dit-on -, celui-là même qu'on voit au début du film de Volker Schlöndorff, Le Tambour, adapté du livre de Günther Grass, et de l'avoir comparé à cet été 1989, où, avec l'insouciance de mes dix huit ans, je ne voyais rien de la catastrophe à venir, de la guerre qui allait ravager l'ex-Yougoslavie, de la chute du communisme qui allait entrainer avec lui ceux, nombreux, qui ne pourraient jamais s'habituer au changement, certains même allant jusqu'à s'immoler dans leurs jardins privatifs, et cette même catastrophe dure encore, avec la constance du marteau qui frappe le fer chaud de l'Histoire sur l'enclume du Temps, et tout ça, et plus encore, je l'entends parfois dans le disque d'Einstürzende Neubauten paru en 1989 : Haus der Luege.

    Je me souviens bien à quel point l'album Haus der Luege porte Berlin en lui ; par l'utilisation de son d'une manifestation à Kreutzberg en 1987 (sur le titre Fiat Lux), et surtout dans le texte de Feurio! où Blixa Bargeld cite Marinus (van der Lubbe), l'incendiaire présumé du Reichstag dans le Berlin de '33 ; Marinus l'anarchiste, qu'on retrouve sous le nom de Fish dans la pièce de Brecht intitulée Résistible Ascension d'Arturo Ui - et Blixa d'ajouter "Du warst es nicht, es war König Feurio!".

    Je me souviens aussi que Feurio! et le titre Haus der Luege sont restés deux de mes titres favoris des Neubauten, mais surtout, oui, surtout Haus der Luege, qui à mon avis est le meilleur texte de Blixa, et l'un des titres le plus impressionnant (et représentatif) de ce groupe de Berlin ouest :

     Viertes Geschoss:
     Hier wohnt der Architekt
     er geht auf in seinem Plan
     dieses Gebäude steckt voller Ideen
     es reicht von Funda- bis Firmament
     und vom Fundament bis zur Firma

    https://www.youtube.com/watch?v=JZ4Q9_bDwLY

     

    J'aime Trieste, Leipzig, Bruxelles, mais c'est le plus souvent à Berlin que je reviens. Cette-fois avec deux livres sur la capitale allemande chez l'éditeur La Ville Brûle, déjà responsable il y a environ trois ans de L'Autre Guide de Berlin, décrite alors comme la ville où tout est possible, phrase à laquelle s'ajoute maintenant : mais pour combien de temps encore ? (à ce sujet lire l'excellent petit essai paru chez Allia de Francesco Massi : Berlin, l'ordre règne) Avec délicatesse, en passant par Kafka, Walter Benjamin, en usant de distance, en se laissant dériver aussi, Cécile Wajsbrot décrit le Berlin dans lequel elle a vécu de nombreuses années, consciente des changements actuels, toujours plus rapides d'ailleurs. Le regard qu'elle porte sur cette ville est d'une originalité toute personnelle, c'est l'histoire d'amour d'une artiste envers le Genius Loci (l'esprit du lieu). De son côté, Christian Prigent nous offre lui un texte plus didactique peut-être, mais pas moins intéressant, c'est sûr. Il liste les endroits (souvent détruits pendant la guerre) où ont habité des artistes, et nous invite à suivre des fantômes dans les couloirs du temps et de l'histoire. Deux ballades forcément complémentaires et hautement recommandées. Des initiatives de cette qualité on aimerait en lire sur Trieste, Leipzig, Bruxelles - eh oui.

    extrait de Berlin sera peut-être un jour, de Christian Prigent :

     

    "On fait tout politiquement et architecturalement parlant, pour que cette ville rendue à son leadership administratif soit une sorte de laboratoire d'urbanisme futuriste. Mais Berlin est plus évidemment une ville au conditionnel passé : à Berlin on voit surtout ce qu'on aurait pu, voulu, aimé voir - et qu'on ne voit plus. Les monuments qu'on voit "en vrai" sont pour la plupart des résidus totémiques (l'église cassée du Ku'Damm, les restes théâtraux de la façade d'Anhalter Bahnhof, les pans de murs graffités de Mühlenstrasse, les ex-ambassades auprès du Reich, en état de décrépitude avancée parmi des bouillons de buissons sales et des jonchées de gravats...). Ou bien se sont des carcasses vidées, déplacées et re-remplies (ainsi le musichall Esplanade, où j'entendis Jacques Derrida conférencer sur Paul Celan devant des fresques modern style, a quitté, monté sur roulettes, l'orée de l'ancien quartier des ambassades pour se nicher dans un immeuble neuf de la PotsdamerPlatz). Et quand ce ne sont ni des ruines pathétiques ni des cubes déplacés sans vergogne, se sont souvent des reconstructions façon Viollet-Le-Duc (ainsi une bonne partie du château Charlottenburg), à la manière de ces sites archéologiques qu'on peut voir au Pergamonmuseum dans l'île aux Musées : l'autel de Pergame tout beau tout réparé, le marché de Milet remis sans complexe à neuf, la porte d'Ishtar à Babylone pétant mieux la couleur qu'en scope Hollywood. En quoi ce musée à la fois passionnant et kitsch-péplum est comme une mise en abyme de Berlin tout entier.
    Dit autrement : Rome est un cut-up, un énorme collages de bribes de siècles. Manhattan est une ode musicale, l'érection à la fois sauvage et réglée d'un rêve de grandeur gris-rosé, un poème pongien orgueilleux et sériel. Berlin est un sonnet mallarméen détruit. Comme si cette ville était La Ville - en tant qu'absente de toute ville, et d'abord d'elle-même. Et comme si elle était du coup aussi une sorte de (pur) temps historique, absente de toute (petite ou grande) histoire."

    extrait de Berlin Ensemble, de Cécile Wajsbrot :

    "Tandis que le Palais de la République - construit par la RDA à la place du Château, symbole de l'autocratisme prussien - continue de se déstructurer, devenu carcasse métallique ouvrant des perspectives inconnues, bouclant la boucle des temps - des ruines du château est né le palais devenu ruine d'où naîtra un château reconstruit à l'identique une fois l'argent trouvé -, tandis que le Palais continue de tomber, désossé au centre de la ville, symbole des grandeurs déchues - le forum romain apparut ainsi à Joachim du Bellay lorsqu'il méditait sur le caractère éphémère des empires (mais qui médite aujourd'hui, les voitures passent sans s'arrêter, les ouvriers s'activent à la destruction et parmi eux, peut-être, les fils des bâtisseurs, et les passants doivent batailler contre le bruit et le mouvement s'ils veulent avoir une chance d'accéder à la contemplation de ruines qui n'ont rien de romantique, de poétique - où plutôt si, la poésie urbaine, celle du métal et du chaos, celle du béton et de l'amiante, et des moteurs assourdissants) ? -, tandis que le Palais continue de tomber, succombant sous les coups de ceux qui ne veulent plus voir, qui ne veulent pas savoir, de ceux qui n'ont rien appris, rien oublié, pendant ce temps, les trains continuent de rouler, imperturbablement."