pour moi, deux évènements importants se sont produits en 1971 : ma naissance, dont on aurait pu se passer, et l'enregistrement de cet album de Neu dont il est, au contraire, difficile de se passer. "Motorik", lancinant, expérimental, répétitif, ambiant souvent, dérangeant parfois, ce disque aux surprises sonores infinies est la preuve - pour citer Baudelaire - qu'il faut plonger "au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau". Le titre Weissensee, d'ailleurs, avec son tempo lent où s'accroche une basse lancinante, fait merveille en cette journée trop grise où je profite d'un congé pour lire Cannibale lecteur, de Claro, où je tombe sur ce joli passage :
"Dès que j'ouvre un roman, j'attends de lui qu'il me dise : écoute, je suis autre chose, je suis la poésie perdue et la technique impossible, je suis le commentaire déraisonné et la description infinie, je suis ailleurs, un allié - et non qu'il me dise : Regarde, je suis en train d'aller où je vais et où je t'annonce que je vais.
Alors, non, je n'aime pas les livres que je sais que je ne lirai sans doute pas. Et si d'aventure, par insouciance ou défi, je m'y aventure, j'en épuise l'absence de charme en même temps que croît ma rage de n'y point trouver un peu de ce bouillonnement qui m'anime.
"Tu ne sais pas ce que tu rates", dit la doxa, qui n'est pas heureusement que doxa. Bien sûr. Mais, ô lecteur, entre dans une librairie, une vraie, une librairie qu'à sculptée un libraire à force de patience, de passion et de grands éclats de rire, ouvre un livre, entends le chant riche et soutenu de l'auteur qui a enfin trouvé demeure et tu auras gagné tes galons d'explorateur."
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La carte postale du jour ...
Island de Current 93 fut l'une des plus singulières découvertes qu'il me fut allouée au début des années nonante (cette sensation fut confirmée lorsque je découvris quelques années plus tard que la musique de ce disque fut utilisée dans sa version instrumentale pour le bouleversant film islandais Börn náttúrunnar). Parolier véritablement possédé par son art, David Tibet chuchote, raconte, puis scande et finit par hurler ses textes énigmatiques souvent longs comme deux bras. "Who am I? / Who do you say I am ? As i hoble on / To the land of the dull / Wings or wheels / Wings or wheels / Now I'm like a silly boy / Now I'm like a Wandering Jew / And he goes on / And thus I linger / And anyway / People die". Sa personnalité entre en résonance avec un passage de ce beau livre de Linda Lé - Le complexe de Caliban - qui est une espèce d'autobiographie litttéraire généreuse, cachée dans une grande bibliothèque, sur une île peut-être :
"Tout comme j'ai accordé l'éloquence aux exilés et endeuillés, j'ai doté de vocables les fous et j'ai laissé parler l'insensée en moi. La folie est sœur de la douleur. Les hallucinés, dans leurs imprécations et leurs divagations, disent la vérité sur le monde. Ce sont des visionnaires. En eux se manifestent la part de nous qui voit la vie telle qu'elle est, absurde et impitoyable. En eux survit notre innocence. En eux se disputent l'horreur et le rire. Ils vendent la tragédie pour une chanson. Ils nous enseignent la liberté de changer le malheur en farce. Quand l'exilé et l'endeuillé sont pétris du sérieux de leur condition, le fou balaie le drame d'un rire homérique. En tout écrivain s'agite un fou qui ne le laisse pas en repos avant qu'il n'ait converti sa tragédie personnelle en fable universelle." -
La carte postale du jour ...
ce matin j'ai appris que dans certaine émission radiophonique vous avez trente secondes pour dire ce qu'on veut bien vous autoriser à dire. intéressant concept. il faudrait ainsi "sourire" en parlant de Vie et Destin de Grossman parce que la littérature c'est ludique : "top fun!"... mais sans moi alors. "Pour toi je serais une fleur de tournesol ; entends-tu mon rire ensoleillé? un motif nouveau à se couper l'oreille" chante Diana Orlof, invitée par les Neubauten pour cette version française de Malédiction, alors que je lis dans Minima Moralia d'Adorno :
"Être sociable, c’est déjà prendre part à l’injustice, en donnant l’illusion que le monde de froideur où nous vivons maintenant est un monde où il est encore possible de parler les uns avec les autres ; tel propos affable et sans conséquence contribue à perpétuer le silence, car les concessions que l’on fait à son interlocuteur le rabaissent doublement – en lui-même et en la personne de celui à qui s’adresse à lui. Dans les rapports affables, il y a toujours eu un principe mauvais qui, avec l’esprit égalitaire, se développe dans toute sa brutalité. Être condescendant ou penser qu’on vaut pas mieux que les autres, cela revient au même. En s’adaptant à la faiblesse des opprimés, on justifie dans une telle faiblesse les conditions de domination qu’on présuppose et l’on développe soi-même ce qui faut de grossièreté, d’apathie et de violence pour exercer cette domination. Quand en plus, dans la phase toute récente où nous nous trouvons, la pose condescendante a disparu et qu’on ne voit plus que le rapprochement égalisateur, alors le rapport de classes qui se trouve ainsi nié ne s’en impose que d’une façon autant plus implacable, car le pouvoir reste complètement masqué. Une solitude intangible est pour l’intellectuel la seule attitude où il puisse encore faire acte de solidarité. Dès qu’on rentre dans le jeu, dès qu’on se montre humain dans les contacts et dans l’intérêt qu’on témoigne aux autres, on ne fait que camoufler une acceptation tacite de l’inhumain. Il faut être du côté des souffrances des hommes; mais chaque pas que l’on fait du côté de leurs joies est un pas vers un durcissement de la souffrance."
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La carte postale du jour ...
que c'est beau d'être encore surpris par mes contemporains, surtout dans le domaine des arts, et particulièrement en musique et en littérature, deux matières qui me sont presque irremplaçables dans la vie. Hildur Gudnadóttir est une violoncelliste (mais pas seulement) de talent née en 1982 et son album Without sinking paru il y a à peine quelques années sous l'égide britannique du label Touch est une magnifique œuvre musicale classique, organique, hypnotique, allant de l'immersion à l'émersion, dotée qui plus est d'un pouvoir métaphorique puissant (surtout sur le titre Erupting light). il en est de même avec cet auteur russe né en 1981 que je découvre sous la couverture jaune des prestigieuse éditions Verdier. c'est un roman au langage remarquable, au récit complexe que l'on pourrait penser - à tord! - laborieux à lire, mais il faut le lire, on en sort grandi (oui, c'est cliché de dire ça, mais là c'est vrai). la traductrice Luba Jurgenson dans un entretien le dit si bien "Nous vivons une époque de lassitude mentale. Avant d’entreprendre quoi que ce soit, par exemple, la lecture d’un livre, on demande trois fois : Qu’est-ce que cela va m’apporter ? Qu’est-ce que je vais en retirer ? Les temps sont difficiles et les gens commencent à économiser leurs forces. Or, ce livre a été conçu pour un lecteur tout autre.". il est donc recommandé d'être cet "autre lecteur" et de découvrir ce beau roman où le lis entre mille et un passage de qualité :
"Le gardien était assis devant le poêle. Prêt du mur s'empilait des livres de lecture usés et couverts de gribouillis, qui avaient séjourné entre tant de mains d'écoliers : langue russe, quatrième année. Il les prenait un par un, déchirait la couverture, froissait les pages pour qu'elles prennent feu plus facilement et les jetait dans le poêle. "L'école est fermée, dit-il. On n'a plus de bois. C'est comme ça qu'on chauffe, et même là on gèle. La bibliothèque est riche, on tiendra jusqu'en avril."
Dans cette école fermée, on alimentait le poêle avec la langue russe. Enfant, tu avais détesté ces livres, ces "questions sur le texte", ces paragraphes soulignés : "Teste tes connaissances", ces gros caractères indulgents, arrondis à l'image des angles de pupitres pour que les enfants ne si blessent pas! à présent, tu es près d'éclater en sanglot parce que cela n'a plus aucune importance, parce que l'amertume pâlit à côté d'un vrai chagrin.
Là-bas, dans ce village de la Volga, parmi les champs parsemés de jeunes bouleaux, je compris ce que signifiait pour l'homme sa langue natale - sans guillemets ni dogmatisme scolaire.
Bouleaux, neige, bois, ciel, chemin, gel : je répétais mentalement ces mots que je connaissait depuis presque aussi longtemps que ma propre personne. Bouleaux, neige, bois, ciel, chemin, feu, fumée, gel, les mots s’amplifiaient, ils étaient matière comme l'énergie est matière ; les mots s'entrelaçaient formant une sort de symphonie, mais ne se mélangeaient pas, et le gel gelait, les flammes flambaient, la fumée fumait. Les mots devenaient translucides, légèrement froncés tel le feu pure, leurs enveloppes phonétiques vacillaient, révélant la substance nue des significations : ainsi, une manière particulière de réfracter la lumière révèle une bulle d'air au cœur d'une pierre précieuse." -
La carte postale du jour ...
Un vision, celle d'Yvo Watts-Russel, encore influencé par Joy Division, Pil et Wire, un label - 4ad -, une esthétique du son et de l'image qui, bien sûr, balbutie encore, mais qui n'en est pas moins présente, preuve en est avec ce quarante cinq tours des danois Sort Sol dont le texte quoique trop sobre et répétitif reste largement contrebalancé par un son digne des meilleures productions de Joy Division, tout en profondeur, basse en avant, langueur tranchante de la guitare électrique, voix abyssale, rythme ralenti à l'excès, tant et tant qui font de ce Marble Station un des meilleurs titres de la nouvelle vague du début des années 80, période où une partie de la jeunesse occidentale se pare de noir, où Tito meurt activant le naufrage lent du vaisseau Yougoslavie. On retrouve toute l'ambiance de ces années dans un roman écrit de façon simple, mais qui n'en reste pas moins intéressant car il nous plonge dans deux décennies de l'histoire yougoslave :
"À Belgrade, on a jamais joué de meilleur rock qu'après la mort de Joseph Broz Tito. Avec son éternel amour et haine, Maria, mon copain Bané Yanovitch créait des groupes, très nouvelle vague, qui s'appelaient "Ombre acoustique", "Jeunes mais gros", "Estropiés par la peur" et, pour finir, "Lézards sauvages".
Avec cette "nouvelle vague", se libéra dans notre ville un tel concentré d’enthousiasme, que même les statues s'étaient réveillées. Dans les rues de Belgrade. On pouvait entendre des claquements de dents fiévreux. Les yeux étincelaient. Je pouvais dire : Tout ceci est une chose qui m’appartient. Enfin ma ville m'appartient. C'est une chose qui fait partie de ma planète.
Tout a commencé par la manière dont Bané Yanovitch saisit une médaille de la seconde guerre mondiale, pour acte de vaillance. Il ouvrir un briquet à essence et flamba une des agrafes. Il pinça fort un de ses mamelons et accrocha la décoration dans la chair nue. Il grinça des dents et dit :
- Allons-y !
C'est en ces termes qu'il exprimait son image d'artiste, de la façon la plus brève :
1) Je suis désespéré.
2) Je n'ai pas de copine.
3) Je ne sais pas faire de la musique.
4) Il y en a beaucoup qui le savent, mais il n'ont rien à dire.
5) Je veux dire quelque chose, mais j'ignore comment.
...
L'idée me traversa que, précisément, c'était ça, la nouvelle vague belgradoise - une conquête de soi. Jamais de ma vie je n'avais vu Bané aussi sérieux. Il était le chef indien Cheval fou. Il était un derviche dans sa transe tournoyante. Bané tenait le micro à deux mains et, d'un pied, il marquait le rythme. J'ai ressenti de la fierté et de la jalousie. Il osait ce que ne n'avais jamais osé, moi. Il osait être ce qu'il était. Sur la scène, Bané était désormais un homme qui danse sur des charbons ardents. Il était désormais le prophète qui, d'un regard, ouvre les cieux et, de ses talons, fait jaillir des sources. De Bané se déversait de la fumée.
De lui s’échappait la chose la plus merveilleuse et la plus terrible de l'univers. En l'observant au cours du concert, je compris que toutes les institutions de ce monde ne sont que des murs de protection élevés autour du charisme. Cette puissance prophétique a le pouvoir de métamorphoser un désert en oasis, celui de faire se relever les infirmes, de mettre en fureur les indolents, de remplir les yeux de larmes.
Le projecteur changea de couleur, Bané également. Maintenant, il était vert, semblable à un esprit du peyotl. Était-ce l'homme auprès de qui j'avais grandi? Des fourmillements descendirent le long de mon dos lorsque Maria, en courant, fit son apparition sur scène, avec son saxophone. Elle aussi, elle s'était métamorphosée.
Bané était fier de lui et tragiquement grave. Sa poitrine, portant la médaille pour acte de bravoure, se gonflait. De la sueur ruisselait le long de ses tempes. Il ne chantait plus. il regardait Maria, c'est tout. Elle leva le saxophone et souffla. Et ce fut comme lorsque Béhémoth siffla, dans le Maître et Marguerite. Elle souffla et un vent terrible se leva. Elle souffla et les rideau flottèrent. Elle souffla dans les voiles de nos âmes. Une énorme bourrasque nous emporta. Maria se tordait en arrière, pareille à un marin sur un voilier et le timbre du saxophone nous soulevait. La salle remplie d'une foule qui exultait était devenue le vaisseau du Hollandais Volant. Maria soufflait das les voiles d'un vaisseau qui survolait la ville et le monde. Tous, nous avions la certitude qu'ensemble nous allions nous
envoler vers un univers qu'habitent des méduses urticantes, des géants et les esprits du peyotl."