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Blog - Page 22

  • La Carte postale du jour...

    "On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s’inscrit simultanément dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Il déplace, mais aussi il déclasse - pour le meilleur et pour le pire - et la couleur et la saveur des lieux ne peuvent être dissociées du rang toujours imprévu où il vous installe pour les goûter."
    - Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

    dimanche 15 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir pensé - la première fois où j'ai vu Goodbye Ivan en concert en 2009 - que sa musique évoquait Radiohead version instrumentale et Sigur Rós en mode musique de film, ainsi que Yann Tiersen, mais débarrassé des clichés montmartrois qui collent à sa musique depuis le succès d'un certain film ; c'était tellement bien qu'après le concert je proposais à Arnaud de sortir son disque sur mon label - ce qui fut fait à peine six mois après.

    Je me souviens bien qu'à l'époque où j'étais disquaire, les distributeurs nous présentaient fréquemment les disques de nouvelles chanteuses, jeunes, belles, talentueuses, qui avaient voyagé à travers le monde telles des baroudeuses des temps modernes (elles étaient souvent filles de diplomate, ce qui revient à voir le monde depuis un cinq étoiles cossu...), qui pratiquaient une musique du monde gorgée d'influences diverses (donc de la soupe destinée à des occidentaux consuméristes), qui allaient cartonner, évidemment, et ça me faisait sourire, sachant que cette gloire ne durerait que le temps d'un album, ou deux, et que nous avions échafaudé une présentation similaire du premier album de Goodbye Ivan, pour rire, imaginant une origine plus exotique que franco-suisse, arguant de ses voyages, d'une (fausse) enfance difficile (jouer sur la corde sensible du type qui a souffert et s'en est sorti par la musique!), juste pour voir si la presse tomberait dans le panneau, mais finalement on avait fait comme d'habitude : on avait juste donné le disque à écouter (et on a quand même eu quelques bonnes critiques)

    Je me souviens aussi de ce clip tourné dans l'urgence par l'ami Eric, dans la "grotte" du bar Le Cabinet, sur demande de la télévision suisse qui n'utilisa finalement que quelques secondes des trois minutes réalisées (plus d'une heure de tournage et une nuit pour synchroniser le son), et cette sensation d'avoir fait un bon travail, une belle pochette (réalisée par Baptiste à l'Atelier Détour), un excellent son ("masterisé" par Denis Backham), un excellent disque en somme, qui, presque cinq ans après sa sortie, n'a pas pris une ride ; The K Syndrome reste une véritable pépite, et le passage de Goodbye Ivan à la télévision une pièce d'anthologie.

    https://www.youtube.com/watch?v=oR6Nyrd21Lw

    Nicolas Bouvier est un héros genevois. Il ne se passe pas une semaine sans qu'une jeune étudiante demande son livre l'Usage du monde, où qu'un enseignant me demande une vingtaine d'exemplaires du Poisson-Scorpion pour l'étudier avec ses élèves. On connaît par contre beaucoup moins ce livre, L'Échapée belle, qui contient une lettre à Kenneth White, des écrits au sujet d'autres écrivains voyageurs - Ella Maillart, Blaise Cendrars, Henri Michaux, ... -, un texte sur Gobineau (initialement paru en préface des Nouvelles asiatiques de ce dernier, chez POL au début des années nonante), un éloge à Louis Gaulis, autre écrivain genevois, et un formidable texte sur les Suisses, et plus particulièrement la Suisse Romande, texte qui fait d'ailleurs tout le charme de ce recueil. C'est une Suisse vagabonde que l'auteur nous propose ainsi de découvrir, loin des clichés qui lui sont associés (parfois à raison) ; la Suisse de Thomas Platter, ce chevrier devenu érudit et réclamé par Marguerite de Navarre, celle de Ramuz ami de Stravinski, une Suisse qui pourrait tout aussi bien être celle d'aujourd'hui, qui envoie encore régulièrement des étudiants et des artistes aux quatre coins du monde. L'échappée belle, quoi.

    "Raisonnable ? c'est encore à voir ! Sous l'ordre, le verni du "comme-il-faut" (all. "Wie es sich gebührt") helvétique, je sens passer de grandes nappes d'irrationnel, une fermentation sourde, si présente dans les premiers "polars" de Dürrenmatt, dans Mars de Fritz Zorn, une violence latente qui rend pour moi ce pays bizarre et attachant. La Suisse est plus bergmanienne que bergsonienne et souvent plus proche de Prague que de Paris. Je ne serais pas surpris d'apprendre que La Salamandre d'Alain Tanner est un film polonais ou que l'Office des Morts de Maurice Chappaz aurait été, en fait, écrit en Bohème.
    Il existe d'ailleurs dans ma vieille édition de l'Encyclopaedia Britannica une définition de la Suisse qui me paraît aussi surprenante que pertinente : "petit pays d'Europe centrale situé à l'ouest de l'Europe"."

  • La carte postale du jour...

    "Ah ! vous le pouvez bien croire, que si ma main vouloit écrire, ce seroit pour vous assurément ; mais j’ai beau lui proposer, je ne trouve pas qu’elle veuille. Cette longueur me désole. Je n’écris pas une ligne à Paris, si ce n’est l’autre jour à d’Hacqueville, pour le remercier de cette lettre de Davonneau, dont j’étois transportée ; c’étoit à cause de vous ; car pour tout le reste, je n’y pense pas. Je vous garde mon griffonnage ; quoique vous ayez décidé la question, je crois que vous l’aimez mieux que rien : tout le reste m’excusera donc"
    - Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné,  8 mars 1676

     

    dimanche 8 mars 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir d'abord adoré la boîte à rythme, puis le hoquet de la basse, puis la voix, belle et chaude, et ce texte qui nous dit que l'amour ne tue plus mais qu'il fait toujours aussi mal, et le refrain répétitif - On ne meurt plus d'amour -, et finalement le synthé joliment vintage, tout ça sonnait désespérément so eighties, c'était parfait, j'allais pouvoir caller ce titre de Robi entre Wax & Wane de Cocteau Twins et So long my love de Tomorrow's World.

    Je me souviens bien de mon bonheur quand je suis tombé sur ce quarante-cinq tours (récemment en fait, mais il est paru en 2012 déjà), parce qu'il est sobre et beau, et aussi parce que sur la face B j'ai découvert la reprise de la chanson triste intitulée Il se noie composée par les coldwaveux français Trisomie 21 et qui se trouve sur leur premier disque datant de 1983, revisitée ici par Robi dans une version respectant l'originale, l'égalant même.

    Je me souviens que lors de ma dernière soirée Disorder! au bar Le Cabinet, en janvier dernier, ne sachant plus trop quoi passer en fin de soirée, j'ai remis ce disque de Robi pour la seconde fois (quand on aime on ne compte pas) et les deux jeunes punkettes qui dansaient juste devant moi ont repris en cœur le refrain, c'était vraiment bien...

     j’avance nue
     mes larmes brûlent
     je me relève
     au levant
     un peuple est seul
     ceux qui me veulent
     m’auront
     autant qu’avant
     j’ai rien appris
     rien chaque fois
     sinon qu’on n’en meurt pas
     sinon qu’on n’en meurt pas
     c’est la nuit
     ô triste jour
     on ne meurt plus d’amour

     

    J'ai découvert Marguerite Yourcenar il y a longtemps par cet essai sur Mishima, auteur japonais suicidé en 1970 ; ce dernier était alors l'une de mes obsessions parce que cité comme influence majeure - avec Jean Genet - de nombreuses chansons du groupe Death In June sur deux albums sorti dans la seconde moitié des années 80 et que j'écoutais beaucoup. Peu après j'avais découvert L'Œuvre au noir de Yourcenar, magnifique roman initiatique que j'avais lu à la suite de Narcisse et Goldmund d'Hermann Hesse, je ne sais plus trop pour quelle raison d'ailleurs. Et puis j'avais visité la Villa d'Hadrien à Tivoli, près de Rome, et, à mon retour, acheté les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar, son "classique", que j'avais lu avec beaucoup d'ardeur. Je m'étais alors intéressé à la vie de cette écrivaine et appris qu'elle disposait, chez elle, dans sa maison à Petite Plaisance, aux Etats-Unis, de nombreuses peintures, de sculptures, de gravures, de statuettes antiques, de milliers de livres et de photographies, formant ainsi le "puzzle iconographique" d'une vie ; elle disait d'ailleurs que "les murs d'une maison, c'est presque un recueil de souvenirs. Des documents sur ce qu'on a fait". Dans ce "musée imaginaire" que je fantasmais probablement plus que de raison, se trouvait une reproduction d'une Méduse comme on peut en voir au musée des Thermes ; j'étais fasciné par cette figure à l'œillade assassine, séductrice et fascinante, et qui revenait sans cesse me hanter : la Méduse du Caravage qu'on découvre furtivement au commencement du film La grande menace (je préfère son titre anglais : The Medusa Touch), une chanson nommée Medusa sur le premier album solo (The Eye of the Hunter, 1999) de Brendan Perry, l'effrayante Tête sur tige de Giacometti qu'il m'avait été donnée de voir dans un musée, certaines œuvres du belge Fernand Khnopff et particulièrement l'Aile bleue... Succession de clin d'œil, de rappels, de truchements, que je nomme mes "correspondances" avec Yourcenar et qui me ramènent ainsi sans cesse vers cette écrivaine, qui, au fil des années, est devenue rien moins que mon idole, et particulièrement pour ce petit mais essentiel livre sur Mishima que je me fais une fête de relire, bien souvent ; Yourcenar disait d'ailleurs "J'aime beaucoup lire, j'aime aussi beaucoup relire, comme les amateurs de musique aiment à rejouer un même morceau, à faire de nouveau tourner un même disque"."

     

    "COMMENT SE FAMILIARISER AVEC LA MORT ou L'ART DE BIEN MOURIR. Il y a chez Montaigne des messages analogues (on en trouverait aussi de tout contraires) et, chose plus curieuse, un paragraphe au moins de Madame de Sévigné, méditant sur sa propre mort en bonne chrétienne, qui rend quelque peu le même son. Mais c'était encore l'époque où l'humanisme et le christianisme regardaient sans ciller leurs fins dernières. Toutefois, il semble ici qu'il s'agisse moins d'attendre la mort de pied ferme que de l'imaginer comme l'un des incidents, imprévisible dans sa forme, d'un monde en perpétuel mouvement dont nous faisons partie. Le corps, ce "rideau de chair" qui sans cesse tremble et bouge, finira déchiré en deux ou usé jusqu'à la corde, sans doute pour révéler ce Vide que Honda n'a perçu que trop tard et avant de mourir. Il y a deux sortes d'êtres humains : ceux qui écartent la mort de leur pensée pour mieux et plus librement vivre, et ceux qui, au contraire, se sentent d'autant plus sagement et fortement exister qu'ils la guettent dans chacun des signaux qu'elle leur fait à travers les sensations de leur corps ou les hasards du monde extérieur. Ces deux sortes d'esprits ne s'amalgament pas. Ce que les uns appellent une manie morbide est pour les autres une héroïque discipline. C'est au lecteur de se faire une opinion."

     

  • La carte postale du jour...

    "Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude"
    - Montaigne, Essais, Livre I

    jeudi 5 mars 2015.jpg

    Je me souviens que lorsque j'ai commencé à faire tourner les platines (vinyles) au Midnight - c'était l'été '89 -, le patron du club (Jean-Pierre) m'a emmené dans la réserve de disques adjacente au local de DJ, une pièce remplie de quelques milliers de vinyles - utilisés depuis une vingtaine d'années pour certains -, et que j'avais pu y faire mes courses et y trouver, entre autres bonnes pioches, le premier album de Visage contenant le titre Fade To Grey qui, après que deux jeunes filles en noir me l'aient réclamé (coucou Gabrielle et Sylvie!), est redevenu pour les deux années qui suivirent un incontournable des vendredis et / ou samedis soirs.

    Je me souviens bien d'avoir été très tôt informé que Steve Strange, le leader de Visage, groupe formé par des musiciens venus de différentes formations - Dave Formula de Magazine, John McGeogh de Magazine lui aussi mais qui allait rejoindre Siouxsie et ses Banshees, Billy Currie et Midge Ure d'Ultravox, et Rusty Egan, le DJ du Blitz, où se croisait tout ce beau monde -, Steve Strange donc avait tourné dans le clip d'Ashes to Ashes, sur la demande de Bowie, ça lui donnait (à mes yeux en tout cas) une réelle crédibilité, ça asseyait le personnage, ça en jetait, et tant mieux, parce qu'en dehors de Fade to Grey j'ai toujours trouvé que Visage était un groupe creux (à part le titre Mind of a Toy et la super reprise de In the Year 2525 bien sûr).

    Je me souviens aussi d'avoir été assez ému lorsque j'apprenais la mort de Steve Strange il y a deux semaines, de revoir des images d'archives du Blitz et de Steve Strange lui-même, star d'un "culte sans nom" (comme les "enfants du Blitz" aimaient à se décrire pour échapper à toute étiquette*), le temps d'un hit, d'avoir brillé de tant de couleurs pour chuter, tel un Icare des temps moderne, et disparaître, tout en passant par les cases alcoolisme, vol à la tire et peine de prison avec sursis, addiction aux drogues, échec de ses nouveaux projets artistiques (dont une resucée orchestrale de Fade to Grey en 2014), échec de se refaire une nouvelle identité, dèche etc. - reste un titre, magnifique, hymne du début des années 80 et de la vague synthétique qui frappa l'Angleterre et l'Europe toute entière (première place des charts en Suisse) :

     Sent la pluie comme un été Anglais
     Entends les notes d'une chanson lointaine
     Sortant de derriere d'un poster
     Espérant que la vie ne fut aussi longue

     Aaah, we fade to grey (fade to grey)
     Aaah, we fade to grey (fade to grey)

     Feel the rain like an English summer
     Hear the notes from a distant song
     Stepping out from a back shop poster
     Wishing life wouldn't be so long

     Devenir gris

    https://www.youtube.com/watch?v=Utjd76czUgI

     

    Dans le film Les Prédateurs, David Bowie - qui partage l'écran avec Catherine Deneuve, avec qui il forme un couple de vampire - déclare en substance (je le fais de mémoire, c'est peut-être un peu inexact, mais le sens y est) : "Il n'y a que les essais scientifiques pour être aussi mal écrit" ; et bien ce nouvel essai de David Le Breton lui donne tort car il est passionnant de bout en bout, limpide et très bien écrit. Les exemples tirés de la littérature sont légions ; il cite Blanchot, Kundera, Pessoa (se multiplier pour n'être personne), Robert Walser et Paul Auster, et cerne ainsi dans le détail cette envie de détachement, de disparition volontaire qui frappe certaines personnes, que cela soit par le sommeil, ou la drogue, l'anorexie ou encore l'immersion dans le trop d'activités. Ce livre vous donnera sans doute envie de (re)lire de nombreux autres ouvrages, et surtout La Défense Loujine de Nabokov (livre qui est peut-être le pendant du Joueur d'Échec de Zweig), où le principal protagoniste vit à travers le jeux et où "il ne s'apercevait de son existence qu'à de rares moments (....). Mais, d'une manière générale, il n'avait avec la vie que des rapports nébuleux, elle exigeait de lui si peu d'efforts".

    Riche, concis, et à lire pour mieux comprendre cette nouvelle "tentation contemporaine", qui frappe notamment le Japon avec ses "évaporés" ; des dizaines de milliers de personnes chaque année, qui,  après une faillite personnelle, décident de "disparaître" ...

    extrait :

     

    "Les hommes disait en substance Kant, ne sont pas faits de ces bois durs et droits dont on fait les mâts. S'il y a parfois au fil d'une vie, pour certains, une sorte de fidélité à soi-même, une cohérence, d'autres connaissent des ruptures improbables, ils deviennent méconnaissables à eux-mêmes et aux autres, plusieurs vies différentes leurs échoient. Mais chaque existence au départ, même la plus tranquille, contient un nombre infini de possibilités dont chaque instant ne cesse de redéployer les virtualités."

     

    * à ce sujet lire le sympathique de Pierre Robin : Groupes pop à mèches 1979-1984 (tout juste paru chez Actes Sud).

  • La carte postale du jour...

    Aucun homme, aucune femme ne doit justifier son anthologie personnelle, ses choix canoniques. L'amour ne se justifie pas par l'argumentation."
    - George Steiner, Réelles présences

    dimanche 1 mars 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert cette collection des LateNightTales au milieu des années 2000, j'étais disquaire et mon collègue du rayon électro (coucou Stéphane!) appréciait ces compilations, me semble-t-il, et même s'il m'a fallu du temps, j'ai fini moi aussi par affectionner ce concept qui laisse à un groupe le soin de faire une anthologie de ses goûts musicaux, ses disques et ses titres préférés, puis d'y apporter une touche personnelle en reprenant une chanson à sa manière.

    Je me souviens bien d'avoir été très surpris par les choix des Américains de MGMT, que je connaissais pour leur hit Kids et rien d'autre, d'avoir apprécié le fait qu'ils évitaient de compiler ce qui se ressemble, pour réunir plutôt ce qui se rassemble autour d'une certaine esthétique sonore, de Disco Inferno au Spacemen 3, en passant par le génial Red Indians de Felt (qui rappelle un peu All my colours d'Echo & The Bunnymen!), le magnifique et langoureux Ocean des Velvet Underground ou encore le sobre mais efficace titre de The Durutti Column : For Belgian Friends, ainsi qu'un nombre de groupes et de musiciens que je ne connaissais pas d'ailleurs, ou peu, autant dire que cette anthologie remplit tout ce qu'on attend d'elle, à savoir qu'elle nous ouvre le jardin secret de ses concepteurs et nous guide dans une flânerie ici bien agréable.

    Je me souviens aussi qu'après avoir découvert qu'ils avaient repris All We Ever Wanted, probablement mon morceau préféré de Bauhaus, MGMT ont fait un bon sur l'échelle de l'estime que je leur portais, passant de peu à beaucoup ! (et la vidéo est très sympa)

     

     All we ever wanted was everything
     All we ever got was cold
     Get up, eat jelly, sandwich bars and barbed wire
     And squash every week into a day

    https://vimeo.com/32590845

     

    Comme les compilations, les revues sont capitales pour cultiver la curiosité, nous amener vers de nouveaux artistes, de nouveaux écrivains, d'autres livres à lire, ou à relire parfois. Ainsi Fario réalise depuis des années déjà un captivant travail en publiant régulièrement des numéros qui allient l'intelligence du contenu à une belle esthétique, faisant de ces quelque 480 pages un véritable livre de collection pour toute bonne bibliothèque (il y en a encore, et même plus qu'on ne le croit). Les admirateurs de Gustave Roud comme moi avaient trouvé, dans un précédent numéro, les photographies de cet écrivain suisse adepte de la randonnée en plaine, et dans ce dernier numéro, le quatorzième, on découvrira des textes de Baudoin de Bodinat, Lionel Bourg et Bernard Noël, pour n'en nommer que quelques-uns, mais aussi des poésies, en bilingue (!), d'Ivan Bounine, et bien sûr l'habituelle question, en fin de revue : Où écrivez-vous ? posée cette-fois à Denis Grosdanovitch, qui s'en explique dans un texte intime et joyeux. Autant dire que cette revue est littéraire, qu'elle est un bon antidote à la bêtise actuelle, qu'elle invite à prendre son temps aussi. À noter, et cela pour vous avoir par les sentiments, que Fario vient de se faire sucrer son aide du CNL (Centre National du Livre), et que, du coup, elle ne peut compter que sur ses lecteurs - le bon moment pour découvrir cette revue ! 

    Outre l'excellent (quoiqu'un peu triste) éditorial de Vincent Pélissier, on trouve dans les premières pages de ce numéro un extrait d'un magnifique texte de Paul Valery (que vous pourrez, à défaut, retrouver dans son recueil paru en folio : Variété III, IV et V), et que je ne peux m'empêcher de reproduire à mon tour tant il est bon (et qui date de 1935!) :

     

    "Commençons donc par l'examen de cette faculté qui est fondamentale et qu'on oppose à tort à l'intelligence, dont elle est au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l'homme moderne se trouve fortement compromise par les conditions actuelles de sa vie, et si l'avenir semble promettre à cette sensibilité un traitement de plus en plus sévère, nous serons en droit de penser que l'intelligence souffrira profondément de l'altération de la sensibilité. Mais comment se produit cette altération ?
     Notre monde moderne est tout occupé de l'exploitation toujours plus efficace, plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les cherche et les dépense, pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on n'eût jamais imaginés), à partir des moyens de contester ces besoins qui n'existaient pas. Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d'après ses propriétés une maladie qu'elle guérisse, une soif qu'elle puisse apaiser, une douleur qu'elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d'enrichissement, des goûts et des désirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d'excitations psychiques ou sensorielles délibérement infligées. L'homme moderne s'enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants... Abus de fréquences dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonance ; abus de facilités ; abus de merveilles ; abus de ces prodigieux moyens de déclenchement, par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte, à l'égard de ces puissances et de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait à l'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accomode à son poison, il l'exige bientôt. Il en trouve chaque jour la dose suffisante."

  • La carte postale du jour...

    "J’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes."
    - Pierre Desproges, Fonds de tiroir

    dimanche 22 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir toujours apprécié Ludwig von 88, groupe punk à l'ironie grinçante, à l'humour décapant, au fiel antigivrant, un peu comme les BD Jean-Claude Tergal que nous lisions entres amis, alternative riante aux lectures sérieuses des Chants de Maldoror de Lautréamont et Sur les Cimes du Désespoir de Cioran, Ludwig von' représentait ainsi une pause, un bol d'air, une gorgée de citronnade fraîche en plein désert, à la musique anglo-saxonne - adulée encore aujourd'hui - avec Closer de Joy Division, If I die, I die... des Virgin Prunes et autre Pornography des Cure, et peut-être était-ce là, finalement, cette harmonie tant recherchée ?

    Je me souviens bien à quel point j'ai ri quand j'ai ouvert pour la première fois le livret de Ce jour heureux est plein d'allégresse, découvrant les collages humoristiques agrémentés de citations détournées, comme celle de Pierre Boulez : "Le jazz n'est qu'une musique de drogués", ou celle de Joseph Staline : "L'amour est le fruit de la décadence bourgeoise impérialiste".

    Je me souviens aussi d'avoir toujours eu un faible pour les vieilles boîtes à rythmes, avec ici un son bien clinquant comme j'aime grâce à la production d'Éric Débris (ex-Métal Urbain!), surtout sur mon titre favori, New Orleans, mais aussi sur Sous le soleil des Tropiques, dont on reprend le texte tous en coeur :

     Sous le soleil des tropiques
     J'irai claquer tout mon fric
     Je dépenserai des millions
     A t'égorger des visons
     Et quand le soir t'attendant
     Je penserai au bon vieux temps
     J'effeuillerai les marguerites
     A grands coups de dynamite

     

    Vous voulez écrire un premier roman ? Lisez vite La Revanche de Kevin, c'est une merveille d'humour à la Desproges et d'imposture littéraire bien digérée où rira bien qui rira le dernier, comme on dit. Iegor Gran est le roi - trop méconnu peut-être - de l'humour noir, du second degré, de la répartie sagace, on lui doit le très bon L'écologie en bas de chez moi ainsi que L'Ambition, roman sur les (petites) mœurs contemporaines, dont j'avais dis grand bien dans une précédente carte postale (du 19.10.2014). Ici il s'agit donc de Kevin, maudit de naissance à cause de son prénom, dont la revanche n'est pas celle qu'on pense, d'où l'importance de lire ce roman jusqu'à son aboutissement, bouquet final après un feu d'artifice de rebondissements inattendus qui poussent tour à tour le lecteur un peu plus loin dans les marais brumeux de l'imposture. Qui trompe qui et de quelle façon et pour quel résultat ? Ce nouveau roman de Iegor Gran est grande joie, je vous le dis ! Journalistes, agents littéraires, écrivains, la mère de Charlotte, le monde du travail, les vacances en Grèce, un magazine de mode, Kevin, bien sûr, mais aussi Tanizaki, Proust et Céline, tout ce petit monde se percute dans ce roman, pour le meilleur et surtout pour le pire.

    "- Je ne sais pas moi! Débrouillez-vous, c'est vous l'expert. Moi, voyez-vous, ce qui me touche chez eux, vous l'avez dit vous-même l'autre jour, c'est leur manière très sensible d'inviter des écrivains. On peut dire tout ce que l'on veut sur leur probité journalistique, il reste ces pages où l'on défend la vraie littérature. À ce propos, il se trouve que j'ai, dans mes tiroirs, un petit texte assez percutant sur la décoration intérieure, "Personnages en quête de design". Postmodernisme. Dualité.
     On le voyait venir : il voulait caser son éjaculat d'écriture dans une revue prestigieuse. Ça se comprenait, et Kevin mieux que quiconque entendait dans le discours de son patron les gémissements d'une vanité émoustillée.
     "Quand minable rime avec bac à sable", pensa-t-il.
     Oui, du sable, à la radio autour de lui, partout où portait son regard, de gros grains, empâtés et froids, crissait sous les pieds avec une belle unanimité de gravier, s'affairant à construire des barrières invisibles sur lesquelles s'écrasent les Pradel et tous les écrivains subtils, incapables de percer la carapace de l'indifférence et du goût comme il faut.
     Il ne fallait pas chercher plus loin les véritables causes de son suicide, pensait Kevin. Pauvre Pradel !
     - Que ça reste entre nous, hein, dit encore Descaribes dans un sourire débordant de crasseuse connivence.
     Jamais Kevin n'avait autant détesté ce milieu où il pataugeait. Son orgueil d'être différent était cependant une bouée sur laquelle il pouvait compter : un doigt d'honneur lui poussa spontanément au creux de la main, vigoureux comme un premier crocus printanier. Il se dépêcha de le dissimuler dans la cave de sa poche.
     Fort opportunément, l'affaire d'un ministre véreux vint pimenter l'actualité et fit passer le déjeuner avec Life & Style au second plan. La rédaction eut soudain plusieurs pommes de terre à éplucher. Des personnalités à interviewer, des tables rondes à organiser, une pluie de déclarations à copier-coller pour le site internet. On connut aussi de remarquables pics d'audience que Kevin s'employa à valoriser auprès des annonceurs par un astucieux barème de bonus-malus. Puis Descaribes reçut une décoration lors d'une émouvante cérémonie au ministère de la Culture. Puis il partit en vacances.
     À son retour, il raconta la Grèce et l'on s'émerveilla de ses coups de soleil, des coquillages qu'il avait rapportés, on compara le prix d'un litre de lait sur l'île d'Andros et à Paris XV, on discuta des avantages respectifs des systèmes de protection sociale, sujet sur lequel chacun se sentait une âme d'expert, on admira enfin la carte postale qu'il avait fait parvenir à Marie-Louise, en tant que représentante du personnel, et l'on décida de l'épingler solennellement sur le tableau d'affichage "pour faire rêver"."