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Livre - Page 6

  • La Carte postale du jour ...

    "Les dégénérés ne sont pas toujours des criminels, des prostituées, des anarchistes ou des fous déclarés ; ils sont maintes fois des écrivains et des artistes. "
    - Max Nordau, Dégénérescence

    mercredi 21 septembre 2016.jpg

     
    Je me souviens d'avoir découvert Marcel Duchamp avec Clockdva et ce Buried Dreams qui était en 1989 d'une modernité folle et qui, me semble t-il, a vieilli sans toutefois perdre de son intérêt.
     
    Je me souviens bien de ce concert de Clockvda en 1991, à Florence, dans un amphithéâtre en plein air, et d'avoir trouvé qu'ils étaient vraiment digne de Kraftwerk, une de leur influence la plus importante (avec D.A.F. de Sade), mais avec un côté beaucoup plus sombre qui me rappelait plutôt Skinny Puppy...
     
    Je me souviens aussi que cet album possédait (possède encore) une forte radicalité, citant pèle-mêle Camus et Sade, Baudelaire et surtout Krafft-Ebing, ce théoricien de la dégénérescence dont le manuel pour spécialistes - Psychopathia Sexualis - eut, depuis sa parution en 1886, un succès presque comparable aux roman best-sellers d'aujourd'hui, traitant pour la première fois de cas de paresthésie, thème mis en musique par Clockdva, notamment sur le titre Velvet realm.
     
    https://www.youtube.com/watch?v=e_-CUVlPNog
     
     
    C'est bien normal que Noël Herpe commence son récit en citant des films, c'est sa spécialité, on lui doit notamment une biographie d'Eric Rohmer, co-écrite avec Antoine de Baecque. Mais ce qui est étonnant, c'est que ce texte au penchant autobiographique qui aurait pu nous faire hausser les épaules et soupirer quelque chose comme "encore une autofiction à la petite semaine", et bien ce texte dissimule en lui les germes de ce qui fait un grand écrivain, celui-là même qui vous emmène là où vous ne pensiez pas aller et qui repense la littérature et la fiction (et le cinéma dans le cas). Ainsi, tout en nous faisant profiter de sa culture sans pédanterie aucune, Noël Herpe se dévoile dans un récit qui débute par ses années d'enseignant à Caen, en compagnie d'un "Don quichotte au pays de Flaubert" comme il le dit si bien, pour se terminer par un strip-tease de l'âme, escorté cette fois dans cette plongée en eau sombre par des d'hommes qui, comme lui, s'habillent en femme dans un monde qui ne veut pas de leur étrangeté. Impossible de ne pas penser à Laurence Anyways, le film de Dolan, dont l'atmosphère est proche, mais reste aussi cette plume dont la beauté brille dans le nuit solitaire des êtes en marge qu'elle décrit... ce livre est mince, certes, mais le poids des mots est là et la littérature ne pourrait pas mieux s'en porter d'ailleurs. Formidable.
     
    Extrait de Dissimulons! de Noël Herpe (publié aux éditions Plein Jour) :
     
    "Je me souviens singulièrement d'un quadragénaire, qui se prénommait Thierry comme Thierry la Fronde, l'idole de ses quinze ans. À cet âge tendre, il s'était fait moquer par ses petits camarades, au vestiaire, parce qu'il portait des collants sous son pantalon. C'est là, me disait-il, qu'il avait compris : les garçons avaient le droit de porter des collants dans les films - mais pas dans la vie. Cet écart entre la fiction et la réalité me déchirait, comme me déchiraient ces bons bourgeois que leur conjointe ne saurait voir travestis.
     Pour décliner ce pathétique, j'écrivis le scénario d'un film intitulé C'est l'homme. Le protagoniste émergeait de l'armée des ombres dont j'ai parlé, il osait sortir dans la rue et cherchait même le danger. Il ne manquait pas de le rencontrer, incarné par trois garçons qui lui faisaient subir toutes les humiliations. Et qui le livraient à une foule haineuse, en le faisant passer pour un pédophile. Outre mes travelos tirés du placard, j'avais mis là-dedans beaucoup de choses. les images soulevées par le rapt d'Ilan Halimi, qui venait d'horrifier la France. Les cauchemars que m'avait valus Funny Games de Haneke. Le souvenir aussi de Panique, dont j'essayais, avec mes moyens modestes, de reproduire le chemin de croix final, au pied de l'église, avec la grande meute des bien-pensants qui s'acharne sur un homme seul.
     C'était un catalogue de mon répertoire, et surtout, pourquoi ne pas le dire ? de mes fantasmes masochistes. Il s'abreuvait au calvaire que je croyais vivre à Caen. Il se gonfla des refus essuyés auprès des festivals, ce qui prolongeait l'atmosphère paranoïaque du film. J'y trouvais le moyen d'exprimer un certain nihilisme christique, qui fait de la Passion l'unique défi à jeter aux mille têtes de la bêtise humaine. Au passage, je réfléchissais sur la phobie du désir masculin qui caractérise notre époque - et qui, au delà du bouc émissaire commode qu'est le pédophile, accable les pulsions considérées comme perverses : toutes les formes de libido, en vérité, coupables de ne point rentrer dans la norme du macho domestiqué.
     Quand je songe aujourd'hui au film, ce n'est pas cette dimension sulfureuse qui me semble la plus précieuse. Elle me renvoie à un théâtre que je connais bien : celui qui consiste à contredire l'ordre établi, à résister à la répartition des rôles conventionnelle - quitte à se retrouver écrasé, non sans un sombre plaisir, sous l'édifice qu'on prétendait ébranler... Ce qui me touche à présent, ce sont plutôt les premières scènes. Mon alter ego en train de déambuler vainement dans les rues parisiennes, affublé d'un déguisement qui ne trompe personne, ne sachant pas au juste ce qu'il veut. Comme s'il y avait là un mouvement qui pourrait se suffire à lui-même. Le pur rêve d'un autre." 
  • La carte postale du jour...

    "La traduction, sous tous ses aspects, est l'opération la plus vitale pour l'homme."
    - Pasolini, Les anges distraits

    dimanche 11 septembre 2016.jpg

     
    Je me souviens que l'Islande a toujours été un fantasme pour moi ; fantasme nourri des films de Fridrik Thor Fridriksson (particulièrement les films Cold fever et Children of nature), de la musique des Sugarcubes puis celle de Björk, de l'album Island de Current 93 ou, plus récemment, des groupes comme Sigur Ros, Amiina ou Ólafur Arnalds.
     
    Je me souviens bien d'avoir été très enthousiaste en apprenant, en mai dernier, que c'est Ólafur Arnalds qui se prêterait au jeu des LateNightTales.
     
    Je me souviens aussi de ma surprise quant au choix de la reprise, obligatoire dans cette collection - et c'est bien là le charme de celle-ci, d'offrir un panorama musical des goûts de l'invité et que ce dernier se prête à une relecture d'une chanson d'un autre artiste -, d'avoir été un peu dérouté par ce Say my name, originalement des destiny's Child et plutôt r'n'b, retranscrit, ou plutôt traduit sous une autre forme, un nouveau langage musical, acoustique, sobre et très mélancolique, et qu'au final, Õlafur Arnalds s'en sort plutôt avec les honneurs (ouf).
     
    https://www.youtube.com/watch?v=kFXxrOy6qc0
     
    "Des livres dans les cartons - des cartons remplis de papier, des feuilles volantes de traduction. C'est ma vie." On l'aura vite compris, la protagoniste du roman de Rabih Alameddine est traductrice, grande amatrice de papier imprimé, de littérature. Cette ancienne libraire, répudiée jeune par un mari imposé et impotent, a dû construire sa vie de façon indépendante dans une société Beyrouthine qui ne s'y prêtait guère. Elle a dû faire face également à la guerre de 1975 à 1991, allant jusqu'à se trouver une kalachnikov pour protéger son appartement regorgeant de livres. Avec l'âge et le temps qui passe, les livres et les auteurs sont devenus son seul refuge même si elle l'a bien compris : ces derniers ne la mettent pas au dessus du monde ni ne la protègent de celui-ci quand il devient hostile... Ainsi Pessoa, Joyce, Kafka, Nabokov, Sebald (qu'elle a traduit), Bolano (qu'elle aimerait traduire), Danilo Kiš, Claudio Magris, Yourcenar et beaucoup beaucoup beaucoup d'autres l'accompagnent dans la vie et dans Beyrouth, cette ville qu'elle décrit comme l'"Elizabeth Taylor des villes : démente, magnifique, vulgaire, croulante, vieillissante et toujours en plein drame". Les Vies de papier est un beau roman sur la littérature, généreux en citations, jamais gnan-gnan, c'est aussi un beau livre sur la vieillesse, et lorsqu'on arrive à la dernière page, la 326, on regrette un peu de devoir quitter cette généreuse quoiqu'extravagante narratrice qui fut une guide de Beyrouth et une critique littéraire fort appréciable. Un bon roman, érudit et divertissant à la fois, où l'on ne s'ennuie guère et quand c'est le cas, c'est toujours pour être repris par une remarque cocasse, une situation comique (ou dramatique) ou encore une excellente citation, comme celle de Camus, tirée de la Chute, qui se trouve au milieu de ce livre et résume un peu le destin de sa protagoniste traductrice : "Ah, mon cher, pour qui est seul, sans dieu ni maître, le poids des jours est terrible."
     
    Extrait de Les vies de papier, de Rabih Alameddine (publié aux éditions Les Escales) :
     
    "Je ne peux pas dire si mes traductions sont bonnes car je ne peux les considérer avec impartialité. Je suis intimement impliquée. Mes traductions sont des traductions de traductions, ce qui, par définition, signifie qu'elle soient moins fidèles à l'original. Comme Constance, je fais de mon mieux. Cependant, contrairement à elle, je ne saute pas les mots que je ne connais pas, et je ne raccourcis pas non plus les passages longs. Je n'ai pas et n'ai jamais eu l'intention de faire de mes traductions un canon absolu - mes ambitions ne sont ni étendues ni entendues. Je traduis pour le plaisir que cela procure et je n'ai assurément  pas en moi l'énergie victorienne. Je suis une Arabe, après tout.
     Garnett ne fut pas le plus prolifique des traducteurs, loin de là. Le Vénitien de la Renaissance Ludovico Dolce traduisit plus de trois cent cinquante livres (Homère, Virgile, Dante, Castiglione, pour n'en citer que quelques-uns), et je ne suis pas certaine non plus qu'il fut le plus prolifique. Le sérieux est un des traits communs aux traducteurs.
     Si vous voulez mon avis, le plus gros problème de Garnett, c'est qu'elle était de son temps, et de son lieu. Son travail est un reflet de cela ; elle plut aux Anglais de sa génération, ce qui est chose normale - tout à fait compréhensible. Malheureusement pour tout le monde, son époque et son lieu étaient follement ennuyeux. Chic type et porto bon marché, ce genre de chose.
     Recourir à la prose edwardienne pour Dostoïevski c'est comme ajouter du lait à un bon thé. Tfeh ! Les Anglais aiment ce genre de chose.
     Et puis Garnett n'était pas un génie. Maintenant, vous savez, Marguerite Yourcenar fit bien pire lorsqu'elle traduisit les poèmes de Cavafy en français. Elle ne se contenta pas de sauter les mots qu'elle ne comprenait pas, elle en inventa. Elle ne parlait pas la langue, alors elle fit appel à des locuteurs grecs. Elle modifia complètement les poèmes, les francisa, se les appropria. Brodsky aurait dit qu'on ne lisait pas Cavafy, qu'on lisait Yourcenar, et il aurait eu cent fois raison. Si ce n'est que les traductions de Yourcenar sont intéressantes en tant que telles. Elle desservit Cavafy, mais je peux lui pardonner. Ses poèmes devinrent autre chose, quelque chose de nouveau, comme du champagne.
     Mes traductions ne sont pas du champagne et elles ne sont pas non plus du thé au lait.
     De l'arak, peut-être.
     Mais attendez. Walter Benjamin a quelque chose à dire à propos de tout cela. Dans "la Tâche du traducteur", il écrivit : "Aucune traduction ne serait possible si son essence ultime était de ressembler à son original. Car dans sa survie, elle ne méritait pas ce nom si elle n'était pas mutation et renouveau du vivant."
     Dans son propre style déconcertant, Benjamin dit que si vous traduisez une œuvre d'art en collant à l'original, vous pouvez montrer le contenu en surface de l'original et expliquer les informations contenues à l'intérieur, mais vous passez à côté de l'essence ineffable de l'œuvre. Autrement dit, vous traitez de l'inessentiel.
     Prenez ça, messieurs Brodsky et Nabokov. Un crochet du droit et un direct de ce bon vieux M. Benjamin. Constance aurait traduit du russe avec davantage de fidélité, elle aurait manqué l'essentiel.
     Très bien, très bien. Constance a peut-être manqué les deux, l'essentiel et l'inessentiel, mais nous nous devions d'applaudir son effort."
  • La Carte postale du jour ...

    "Je voulais un amour actif, et c'est là un amour martyre..."
    - Anton Tchekhov, Ivanov
     

    dimanche 28 08 16.jpg

     
    Je me souviens de ce regard parce que je l'ai retrouvé chez cette fille, Sophie, qui devait mourir trop jeune.
     
    Je me souviens bien que Berntholer était un groupe aussi original qu'anormal, ni new wave ni pop, fragile et défaillant, fantôme de la première moitié des années 80, signé sur un (futur) grand label, Blanco Y Negro (Everything But The Girl, Jesus & The Mary Chain et Dinosaur Jr - pour vous donner une petite idée), mais victime de la démission inattendue de leur manager parti avec l'argent qui devait servir à l'enregistrement de l'album, hâtant le déclin déjà entamé à sa formation d'un groupe qui n'allait laisser que deux disques, un 45tours (1982), un maxi (1984), puis un culte étonnant qui traversera les décennies jusqu'à aujourd'hui (la preuve).
     
    Je me souviens aussi que lorsque j'écoute My suitor couplé au Wim Mertens-ien Pardon up here, c'est comme s'il neigeait du jasmin d'Egypte alors que le vent n'est autre que la voix de Drita Kotaji, soufflant dans mes oreilles des histoires d'amour qui n'ont pas eu lieu... "he's the master of disaster, an offer for lovers".
     
    https://www.youtube.com/watch?v=zfEs8W4i9zw
     

    J'avais quitté le Caire en musique, avec Oum Kalthoum, par le biais du beau livre dessiné de Lamia Ziadé : Ô nuit, ô mes yeux -, j'y retourne avec Gilles Sebhan, pour y redécouvrir la capitale égyptienne secouée par la révolution de la Place Tahrir, en 2011. L'auteur entremêle sa propre expérience, ses désirs, mais aussi ses peurs, dans un récit qui dessine, par touche subtile, le portrait d'une société où la martyrologie prend racine sur les cendres encore chaudes d'une révolution dont beaucoup se demande ce qu'elle a réellement changé ? "J'ai pu constater que les habitudes n'avaient pas changé", remarque Gilles Sebhan en fin d'ouvrage, "car le serveur est allé déverser un tombereau d'ordures sous la carcasse d'une éternelle voiture immobilisée et complètement rouillée. Il a poussé les ordures avec un balai jusqu'à ce que le tout ait disparu comme par magie. Ainsi allait la vie dans cette ville. On mettait quatre cuillers de sucre dans son thé. On poussait les mauvaises pensées là où elles ne pourraient pas disparaître et où pourtant elles disparaissaient et on continuait à savourer la fumée des narguilés." Son roman se distingue non seulement par le traitement délicat que l'auteur apporte à son sujet, mais aussi par une écriture à la fois discrète et néanmoins prodigue, sensuelle souvent, attachante tout le temps et incidemment mélancolique comme du Sebald. Et puis cette semaine des martyrs est aussi le moyen de découvrir le magnifique travail du photographe Denis Dailleux, ce "photographe de l'Egypte qui veut être aimée (...) Fragile et menacée, peut-être déjà mourante" (dixit Alain Blottière) ; il révèle aussi Le Caire sous un aspect peut-être plus interlope, du moins inédit, certainement plus proche, palpable, pour le lecteur, que ne pourra jamais le ressentir un touriste sur place... Il y a une différence entre perdre et gâcher son temps : le gâcher serait donc de le consacrer à une frange de livres surmédiatisés et probablement surestimés de cette rentrée littéraire, alors que dans le cas de cette Semaine des martyrs, l'ouvrage fait partie de ceux qui, pour reprendre les mots de Mircea Eliade, "nous obligent à perdre notre temps d'une manière intelligente."
     
    Extrait de La semaine des martyrs, de Gilles Sebhan (publié aux éditions Les Impressions Nouvelles) :
     
    "Il y a un trouble très particulier à déboucher dans un paysage parfaitement inconnu, à peine nommé, pas du tout envisagé et jamais repéré sur une carte, un paysage qui n'a pas eu le temps de se former dans l'imaginaire avant d'être modifié par la vision instantanée, la rencontre avec le réel. Ce paysage urbain du Caire, chaque fois que nous avons abordé à un nouveau quartier, à un nouvelle famille, à un nouveau martyr, m'a été révélé au moment où il surgissait pour moi. Cette immédiateté paraissait troublante, non pas à cause de la nouveauté ou de la surprise, mais parce que chaque fois j'y reconnaissais malgré tout la ville, une seule et même ville, une cohérence là ou mon expérience n'était qu'une suite de fragments. Le trouble, c'était celui de constater à chaque fois à quel point mon esprit tentait de mettre de la cohérence dans tout, et au fur et à mesure de la semaine folle que nous avons passé à approcher une douleur qui ne nous regardait pas, c'est le même trouble que j'ai ressenti à vouloir mettre en rapport des morts qui pourtant ne s'étaient jamais rencontrés."
  • La Carte postale du jour ...

    "S’il reste un secret, c’est à l’intérieur de l’âme qu’il se trouve, dans la longue suite de désirs, de légendes, de masques et de chants qui se mêle au temps et resurgit et court sur la peau des peuples à la manière des épars en été."

    - J.M.G Le Clézio, Raga

    samedi 13 août 2016.jpg

    Je me souviens que dès la première écoute j'ai adoré cette pop classieuse et chamarrée, mélancolique mais néanmoins épanouie, et, dans un élan soudain, j'ai décrété catégoriquement que Rituals deviendrait mon album du mois.

    Je me souviens bien qu'après trois écoutes successives, désespérant de discerner un titre qui sortirait du lot, qui surpasserait et surclasserait les autres par un charisme absolu, je me suis alors demandé si ce disque n'était pas un peu surfait ?

    Je me souviens aussi que je suis finalement revenu sur mon second jugement en écoutant le vinyle chez moi, découvrant que le son était tout de même nettement supérieur aux mp3 copiés sur l'appareillage que j'utilise à mon travail, et que, finalement, Other Lives avait tout pour me charmer - particulièrement No Trouble et sa quiétude apaisante, à peine dérangée, sur le fond du tableau musical, par quelques coup d'archets maltraitant les cordes de violons éplorés ...

    https://www.youtube.com/watch?v=YwMsPaZIqqQ

     

    La route d'un écrivain est parfois sinueuse ; après être passé par feu Le serpent à plumes puis Léo Scheer, Sylvain Prudhomme semble avoir trouvé où poser ses valises, de manière définitive on l'espère, auprès des éditions L'Arbalète Gallimard - et ça lui réussit. On sent bien l'écrivain qui n'est pas à son premier coup d'essai ; l'écriture est toute en nuance : pensée, pesée, posée, elle ne s'emballe jamais, il y a une constance qui fonctionne comme une mécanique bien huilée - d'ailleurs à tel point que cela deviendrait, au fil des pages, un léger défaut, mais seulement très léger. Légende retrace les vies, destins et parcours de plusieurs amis réunis dans ce livre par le souvenir d'un lieu mythique : la Chou, une maison perdue au milieu d'une pinède où se passaient des fêtes dont le succès toujours grandissant, et pour le moins inattendu, l'avait fait se muer, la maison, en véritable boîte de nuit. Les portraits des protagonistes sont attachants, bien faits, tout en douceur, ce qui contraste parfois avec leur comportement, puisqu'il s'agit quand même de "durs" dont la passion est de se taper une bouteille de whisky en entier pour ensuite aller chercher des noises à d'autres "bandes". Il règne dans ce roman / récit une ambiance de fin d'été, de souvenirs fantasmés d'une époque meilleure, plus folle, celle de la jeunesse - on a d'ailleurs presque tous le souvenir d'un été bien précis, celui d'un premier amour, d'une soirée où nous avons dansé sur une musique bien particulière ou que sais-je encore, non ? Et c'est bien cette sensation qui émane de ce texte vraiment bien ficelé ; on s'y laisse prendre, ça glisse, trop même : on aurait aimé, parfois, de-ci delà, quelques aspérités sur lesquelles trébucher... reste que le voyage sur cette route du sud et des souvenirs fut bien agréable - merci l'écrivain.

    Extrait de Légende, de Sylvain Pruhomme (publié aux éditions L'Arbalète Gallimard) :

    "Et Fabien au milieu de tous comme la pierre angulaire. Fabien l'instigateur de tous les coups, avait dit Toussaint, celui qui introduisait, arbitrait, excluait, lançait des modes, rapportait d'Angleterre un imper cintré que personne n'aurait osé effleurer dans une penderie et qu'à la rentrée suivante un garçon sur deux portait. Fabien le plus imaginatif, le plus téméraire, le plus résolu à appliquer jusqu'au bout l'espèce de programme de vie qu'il était le seul sans doute à s'être consciemment forgé dès ce moment, un programme fait de liberté radicale, d'absolu refus des concessions, de haine des demi-choix, des demi-amitiés, des demi-coucheries. Un programme on ne peut plus sérieux au fond, avait dit Toussaint après un temps pendant lequel ses yeux étaient restés dans le vague, d'une exigence extrême avec lui-même comme avec ceux qui l'entouraient, tout à fait à rebours de l'image qu'on se fait souvent de ces années-là, se méprenant totalement, comme si elles n'avaient été que lâcher-prise, dynamitage des contraintes, abandon à l'instant, débauche.

     La vérité est que nous étions beaucoup plus sérieux qu'à présent, avait dit Toussaint avec un sourire, beaucoup plus radicaux, soumis à un impératif d'audace qui ne tolérait aucun fléchissement, engagés à chaque instant dans l'exploration de nos limites, la lutte contre nos préjugés, le renversement de tout ce qui en nous pouvait s'apparenter à de l'appréhension, des idées préconçues, de la peur. Nous apprenions, avait-il dit. Plus jamais de ma vie ensuite je n'ai autant appris qu'à cette époque."

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Quand je pense que Rimbaud, s'il avait vécu, aurait exactement le même âge que le maréchal Pétain!"

    - Jean Cocteau (1940)

     

    lundi 18 juillet 2016.jpg

    Je me souviens de l'année 1989 pour de multiples raisons : d'abord parce que c'est l'année de mes 18 ans et qu'en plein mois d'août je deviens DJ au Midnight, en vieille ville de Genève (6 personnes pour la première soirée, un jeudi soir - absurde) ; c'est aussi l'année que paraît la meilleure chanson du monde, Haus der Luege, des Einstürzende Neubauten, sur leur album éponyme ; et puis c'est aussi l'année de L'Eau Rouge, l'album de nos héros les Young Gods, disque qui se classera en quatrième place du chart indépendant en Angleterre - du jamais vu.

    Je me souviens bien qu'en regardant le documentaire Lust & Sound in West-Berlin, j'ai pensé que, si Berlin Ouest avait changé de visage en 1989 avec la chute du mur, c'était aussi cette année-là que l'Usine ouvrait ses portes à Genève, changeant ainsi le visage de la ville du bout du lac, et que j'allais y voir pelle-mêle les concerts des français The Pollen (dont j'adorais la chanson Factory hours et la chanteuse je crois), Godflesh (avec God en première partie, cela ne s'invente pas), ou encore Ride ; mais j'y ai loupé Alan Vega qui y a joué fin octobre 1990 et c'est bien dommage ...

    Je me souviens aussi de ce 45tours des français Little Nemo, sorti en 1989, avec, en face B, la chanson Berlin, dont le texte mélancolique (au contraire de sa musique un rien datée) colle bien avec l'atmosphère de cette demi-ville aussi improbable que kaputt où la jeunesse se vivait à toute allure et dans l'excès ; c'est d'ailleurs bien ce qui ressort de ce documentaire génial de Mark Reeder, et dans sa bande originale aussi (pas toujours du meilleur goût avec la présence de groupes pourris comme Ideal ou, pire encore, Toten Hosen...) dont l'un des grands moments, pour moi, reste le groupe Malaria! et sa chanson géniale et tribale You turn to run, ainsi que ce titre tardif de Westbam avec le chanteur des Psychedelic Furs, Richard Butler : You need the drugs.

     

    https://www.youtube.com/watch?v=eSJgf3_3T74

     

    Deux semaines pour venir à bout, sans difficulté car avec grand plaisir, de ces quelque 430 pages composant ce gros roman où l'amour et la révolution sont, en quelque sorte, les principaux acteurs - et j'aurais voulu que ça dure bien plus longtemps, croyez-moi. Thierry Froger a réalisé un travail de fiction incroyable où se croise la biographie imaginaire de Danton après la période dite de la Terreur (1792-94) et l'élaboration d'un scénario (dont on trouve de nombreux et successifs extraits tout le long du roman) pour un film commandé pour bicentenaire de la Révolution, en 1989, à Jean-Luc Godard - Godard dont on suit, parallèlement, les errements du cœur, l'auteur du livre arrivant à nous montrer le cinéaste suisse sous un visage à la fois attachant et à la fois méprisable (donc assez proche de la réalité). Comme disait Kafka (qui est cité dans ce livre) : "Le positif nous a été donné à notre naissance. À nous de faire le négatif." Et c'est bien ce qu'arrive à faire, avec brio, avec génie même, Thierry Froger ! Inspiré par le cinéma de Godard tout autant que par sa personnalité, son histoire, c'est un roman complexe qui s'offre ainsi au lecteur. Dans ces pages résonne le Bruit et la Fureur de Faulkner, Les Onze de Pierre Michon, Quatre-vingt treize de Victor Hugo et les Canti de Leopardi. On y croise Antoine de Baecque, le biographe de Godard, Marguerite Duras - qui loue sa mansarde (celle-là même où vécu Vila-Matas qui lui n'est pas cité dans ce livre) -, Gorki, Federico Fellini, et beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres encore. Et puis ça parle de cinéma, du vieillissement de cet art, de son éloignement, et donc ça parle aussi de littérature ; ça traite de l'échec de ne pas vouloir raconter d'histoires alors qu'on ne fait que ça ; ça parle encore des rêves de révolutions avortées, de leurs protagonistes vieillissants eux-aussi, n'arrivant plus à se lever du confortable "canapé révolutionnaire du verbe" (page 275), et Maurice Blanchot d'avoir le dernier mot en étant cité page 418 : "ce beau souvenir qu'est l'oubli" - impossible alors de ne pas penser à ses mots que l'auteur Osamu Dazai donne à dire à l'un des protagonistes de son roman Soleil Couchant : "La révolution et l'amour sont en fait les biens les meilleurs et les plus plaisants du monde et nous découvrons que c'est précisément parce que ce sont des biens précieux que les cerveaux vieux et sages ont, par mépris, écrasés sur nous les raisins acides du mensonge. Voici ce que je veux croire implicitement : l'homme est né pour l'amour et la révolution." Et si ma chronique est quelque peu incompréhensible, et bien c'est tant mieux, car je vous invite à découvrir ce qui est, probablement, l'un des romans le plus ambitieux, le plus surprenant et le plus passionnant de cette rentrée littéraire de septembre 2016 !!! (rentrée qui réserva certainement d'autres surprises j'en suis sûr)

    Extrait de Sauve qui peut (la révolution), de Thierry Froger (publié dès fin août 2016 aux éditions Actes Sud) :

    "Le lendemain matin, Antoine de Baecque se rendit de bonne heure sur le tournage de Nouvelle Vague. JLG lui prêta à peine attention. Il le présenta juste à son équipe en l'appelant le petit rapporteur ou l'œil de Moscou mais attention, précisa-t-il, un œil qui marche sur deux jambes. Et il partit avec Alain delon, Domiziana Giordano et quelques techniciens tourner la double scène de la noyade sur le lac.

     Décontenancé, Antoine de Baecque décida d'aller prendre un café sur une terrasse au bord de l'eau. Il n'avait rien de mieux à faire que de profiter de cet étonnant soleil d'octobre, qui bousculait la géographie autant que les saisons en installant l'été indien au cœur de l'automne suisse. Il voulait surtout faire le point sur les premiers pars guère concluants de sa mission et mettre en place une stratégie pour que celle-ci ne fût pas un lamentable échec, comme cela se dessinait au regards des premiers contacts avec l'animal JLG, plus déroutant qu'il ne l'imaginait et qu'il avait pourtant cru apprivoiser la veille. De sa terrasse ensoleillée, il espérait d'ailleurs observer de loin la scène qu'on tournait et rêver que la distance confondît là aussi les temps en faisant barboter Delon de Plein soleil à Nouvelle Vague. Mais il ne vit rien, son poste d'observation étant trop éloigné, masqué par les mâts des bateaux rayant la perspective.

     De guerre lasse, il demanda le journal et commanda un second café. La Tribune de Genève évoquait le tremblement de terre qui venait de frapper la région de San Francisco et avait causé la mort d'une soixantaine de personnes, dont une majorité dans l'écroulement de ponts. L'autre grand titre du quotidien suisse concernait les derniers soubresauts politiques en Allemagne de l'Est : dix jours après les célébrations du quantième anniversaire de a RDA, Erich Honecker quittait le pouvoir à Berlin, officiellement pour raison de santé. On devinait que les causes de ce départ étaient plutôt à chercher ailleurs, du côté du bureau politique du Parti qui aurait désavoué son dirigeant, sous la pression des dizaines de milliers d'Allemands de l'Est qui manifestaient quotidiennement quand il ne fuyaient pas le pays pour rejoindre l'Ouest via la Pologne ou la Hongrie ; ou bien encore derrière les murs épais du Kremlin où Gorbatchev semblait ne plus savoir comment contrôler ce qu0il avait lui-même, imprudemment ou non, mis en branle avec sa perestroïka. Refermant le journal, Antoine de Baecque pensa que la contiguïté de ces deux gros titres et la concomitance des deux événements devaient plaire à JLG et à son goût des rapprochements ; il l'imaginait bien trouver une formule comme : La terre tremble en Californie, le mur de Berlin se lézarde."