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Livre - Page 7

  • La Carte postale du jour ...

    "Il n'a jamais pensé qu'on pouvait aussi regarder le silence, qu'on pouvait voir le calme et la paix comme on regarde un lac."

    - Sorj Chalandon, Une promesse

    dimanche 10 juillet 2016.jpg

    Je me souviens de Turin pour y avoir vu Current 93 et aussi parce que cette ville est, en quelque sorte, le troisième protagoniste du fabuleux livre de Frédéric Pajak - L'immense solitude -, et puis je me souviens de Turin parce que c'est la ville des sympathiques et talentueux musiciens du groupe Larsen.

    Je me souviens bien de la présence de Julia Kent et Matt Howden, respectivement violoncelliste et violoniste, sur ce disque de Larsen, sobrement intitulé Play, ce qui était fort pratique pour les faire passer en concert à l'Usine, il y a un peu plus de dix ans aujourd'hui, parce que cela permettait d'avoir les deux musiciens, chacun en solo, en ouverture du concert de Larsen - du trois en un.

    Je me souviens aussi que ce que j'aime chez Larsen, à y regarder de près, c'est cette lenteur, ce calme, cette quiétude qui rend leur musique imperturbable, singularité qui fait d'eux bien plus qu'un simple groupe de post-rock, les rapprochant plutôt - à mon goût - de l'école par trop méconnue des musiciens minimalistes actuels comme James Blackshaw ou Lubomyr Melnyk.

    https://www.youtube.com/watch?v=0ZKCM1J3cQc

     

    "L'œil est regard. Nous voyons, bien que nous ne voyons pas tous la même chose", et c'est ce que Philippe Costamagna nous explique au long de cet attachant récit qui est à la fois une autobiographie discrète de son auteur et un essai sur un métier méconnu mais ô combien passionnant que celui d'œil. Pratiqué par une dizaine de personnes dans le monde, il s'agira pour ces œils de savoir reconnaître un Caravage faussement attribué à un peintre vénitien du XVIIème, ou alors de reconnaître, sous le noir étrange d'un fond de tableau, un paysage entier. Ces histoires se lisent comme un roman et on est ravi d'en apprendre autant sur l'histoire de l'art que sur des peintres mineurs de la Florence de la Renaissance, ainsi que sur les découvertes, encore possibles (bien que très rares aujourd'hui), de peintures faussement attribuées, telle la magnifique Crucifixion de l'un de mes peintres favoris, Bronzino : d'abord attribuée à Fra Bartolomeo, elle fut enfin restituée à son véritable auteur en 2005, après que Philippe Costamagna et Carlo Falciani l'eurent authentifiée ; ce qui donnera lieu, cinq ans plus tard, à une rétrospective de l'œuvre de Bronzino, à Florence, proposant un tout nouveau regard sur cet artiste - et c'est une anecdote parmi des dizaines et des dizaines d'autres ! car le livre en regorge... Histoires d'œils est un cadeau du ciel !

    Extrait de Histoire d'oeils, de Philippe Costamagna (publié aux éditions Grasset, dans la collection Le Courage) :

    "Le regard de Mortimer Clapp, qui se laissa charmer par cette image, rompit avec les canons historiographiques établis par les lecteurs de Vasari et de Lanzi. Ils avaient coutume de penser qu'Andrea Del Sarto avait été le dernier grand artiste florentin. Au XIX siècle, l'historien d'art helvétique Jacob Burckhard s'était même appuyé sur une expression de Vasari pour présenter la mode picturale du XVI siècle, que Vasari appelait la maniera nuova, comme une tendance artistique décadente, un "maniérisme", anathème jeté ensuite sur ces peintres par le public puritain et bourgeois au grand complet. Cette vision eut la vie dure et la découverte de Clapp resta confidentielle durant près de quarante ans. Ce n'est que dans les années 50 que la redécouverte du journal intime du peintre, tenu de janvier 1554 à octobre 1556, alors qu'il était un vieillard et qu'il peignait son dernier chef-d'oeuvre, les fresques de la basilique de San Lorenzo, lui permit soudain de passer de la mort à la vie, de la gloire à l'oubli*, et d'acquérir un véritable rang d'icône. Dans ce subit retournement, plus que de peinture, il fut question de scatologie. Le pauvre Jacopo da Pontormo, très affaibli, avait relevé pendant près de deux ans les influences que ses changements de régime alimentaire faisaient subir à ses excréments. Son Journal avait été publié pour la première fois dans sa version intégrale par Frederick Mortimer Clapp lui-même, mais ce n'est qu'après la guerre que de grands esprits comme Carlo Emilio Gadda ou Pier Paolo Pasolini s'en emparèrent. Ils y lurent comme un testament directement adressé aux hommes du XX siècle, qui avaient connu le fascisme, les camps de concentration, et les situations d'humiliation extrême de la chair. Le Journal de Pontormo leur servit de bréviaire, et l'auteur finit par être élevé grâce à eux, en quelques années, au rang de véritable symbole de la pop culture."

    * je crois que l'auteur voulait dire "de l'oubli à la gloire" ...

  • La Carte postale du jour ...

    "La fin est dans le commencement et cependant on continue."

    - Samuel Beckett, Fin de partie

    dimanche 3 juillet 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir plusieurs disques de groupes fondés par des frères dans ma collection ; d'abord ceux des And Also The Trees, composés des frères Jones, Simon et Justin, puis ceux d'In The Nursery, de Sheffield, avec les sympathiques frères (jumeaux!) Nigel et Klive Humberstone, ainsi que les disques des mythiques Jesus & The Mary Chain, avec William et Jim Reid, et puis, pour terminer la liste ici (car elle serait longue encore), il y a aussi les Psychedelic Furs, fondés par les frères Tim et Richard Butler.

    Je me souviens bien, mais je n'en suis pas particulièrement fier pour autant, que c'est quand même à cause du teen-movie Pretty in pink que j'ai été attentif aux Psychedelic Furs vers la fin des années 80 ; ils se partageaient la bande originale avec des groupes que j'adorais alors (et que j'adore encore aujourd'hui) comme OMD, New Order et Echo & The Bunnymen (et sa magnifique chanson Bring on the dancing horses).

    Je me souviens aussi d'avoir redécouvert la chanson Love my way parce que ce titre était repris par Grant Lee Phillips sur son album Nineteeneighties au mitan des années 2000 - un album conçu uniquement de reprises, avec New Order, The Cure et les Smiths -, et d'avoir éprouvé un soudain regain d'intérêt pour les Psychedelic Furs et son leader charismatique Richard Butler qui me faisait l'effet (à ses débuts) d'être une créature hybride, née du croisement de Johnny Rotten et David Bowie !

    https://www.youtube.com/watch?v=LGD9i718kBU

     

    Depuis 2011 et son excellent (petit) livre Tout ce que j'appelle oubli, j'ai beaucoup de plaisir à découvrir les nouvelles publications de Laurent Mauvignier, un auteur de chez Minuit qui construit son œuvre dans le temps, et ce depuis la fin des années 90. Ce nouveau roman s'inscrit dans la lignée du précédent, Autour du monde. L'auteur s'applique à une écriture un peu moins exigeante qu'à ses débuts (Apprendre à finir, par exemple), plus légère donc mais toujours avec son style ; il propose aussi une littérature qui se voudrait peut-être plus cinématographique. Et là où Autour du monde proposait une série de personnages qui composaient une suite de vignettes dont la thématique centrale était celle du déplacement au vingt et unième siècle, Continuer se concentre sur quelques personnages seulement - une mère et son fils principalement -, mais garde le déplacement comme thème central, puisque ce roman qui débute en France se déroule ensuite au Kirghizistan, pour mon grand plaisir d'ailleurs, puisque j'adore que la littérature m'emmène dans des lieux dont j'ignore (presque) tout. Le point fort chez Mauvignier c'est d'arriver à renouer, comme dans le premier chapitre d'Autour du monde et sa description des ravages du tsunami, avec des scènes fortes, très imagées, des situations tendues, tragiques parfois, comme un passage vraiment fort avec les chevaux (mais je n'en dirais pas plus), tensions qui rendent la lecture de ce roman bien souvent passionnante (ce livre ferait un admirable film d'auteur d'ailleurs). Par contre, le point faible, c'est quand il s'agit de toucher à des thématiques sociales - et là, je regrette alors une légère superficialité, même si ces facilités permettent en quelque sorte au roman d'avancer à un rythme constant - ce point faible est donc tout relatif. Laurent Mauvignier propose avec Continuer un bon roman d'aventure dans sa forme, incorporant pour le fond des thèmes de société, actuels, et une bande sonore qui va en replonger plus d'un dans une agréable nostalgie, puisque l'auteur cite beaucoup Heroes, du regretté David Bowie (même si moi j'y aurais ajouté Love my way des Psychedelic Furs, tiens!). Continuer est l'un des grands romans de cette rentrée littéraire 2016.

    Extrait de Continuer, de Laurent Mauvignier (publié aux éditions de Minuit dès la fin août 2016) :

    "Et pourtant, elle sait qu'il ne faut pas renoncer, pas encore, pas maintenant ; elle ne peut pas s'y résoudre. Elle repense que ça n'a pas toujours été comme ça dans sa vie, qu'il y a eu des moments où les gens se retournaient dans la rue pour regarder cette jeune femme qui dégageait une énergie et un amour si grand qu'ils auraient tous parié que rien ne pourrait lui résister. Mais c'est tellement loin dans son esprit, dans sa vie, l'histoire d'une vie ancienne, d'une vie morte, d'une vie où elle avait cru qu'une femme comme elle pouvait être chirurgien ou écrire des romans. Et quand cette idée, ces idées-là, ce à quoi elle avait cru si fort, ce en quoi elle avait longtemps forgé l'espoir de son avenir, quand ils lui reviennent en mémoire, aujourd'hui, tous ces souvenirs, quand l'amertume de toutes ces prétentions lui reviennent à l'esprit, elle se sent rougir comme une gamine honteuse, prise la main dans le sac. Chez elle, dans la cuisine ou dans son bain, ne faisant rien, simplement en laissant refluer ces chimères pourtant enfouies si profondément qu'elles avaient complètement disparu de sa vie - Beckett, les copains de Tours, New Order et Bowie, elle rougit, disparaît dans la mousse de son bain, s'enfouit sous les draps quand elle est dans son lit ou bien détourne la tête si elle est avec quelqu'un. C'est une bouffée de honte, comme si soudain elle prenait conscience de la prétention qu'elle avait eue pendant toute sa jeunesse. Car bien sûr, ça ne sert à rien de rêver, de ne pas savoir reconnaître qu'on n'est pas capable, simplement pas capable. Bien sûr, il a raison Benoît, c'est plus dur d'assumer d'être celle qu'on est, de n'être que cette personne qu'on est. On n'est pas un autre. On n'est que ce corps, on n'est que ce désir bordé de limites, cet espoir ceinturé. Alors il faut apprendre à s'en rendre compte et à vivre à la hauteur de sa médiocrité, apprendre à s'amputer de nos rêves de grandeur, de vie au calme, à l'abri de nos rêves. Où est-ce qu'elle avait pu croire qu'une fille comme elle aurait pu écrire des livres, des romans ? Et même, un moment elle avait travaillé comme une folle à son roman, elle avait travaillé comme une folle pour devenir chirurgien, et tout le monde l'avait crue capable, tout le monde s'était trompé avec elle, oui, tout le monde lui disait qu'elle aurait fait son métier avec talent et abnégation. Tout le monde s'était trompé pour la chirurgie, et heureusement, personne n'avait su pour le roman."

  • La Carte postale du jour ...

    "Homère est nouveau ce matin, et rien n'est peut-être aussi vieux que le journal d'aujourd'hui."

    - Charles Péguy

    samedi 25 juin 2016.jpg

    Je ne me souviens plus trop comment je suis tombé, il y a quelques années à peine, sur Lena Platonos, mais j'ai immédiatement pensé à Laurie Anderson et - mieux encore - à Anne Clark (période 83-87), dont elle est véritablement l'équivalent (grec), à savoir une poétesse de l'électronique.

    Je me souviens bien que le premier vinyle des Suissesses The Vylllies est d'abord sorti sur une petite maison de disques grecque, en 1984, juste un an avant ce Galop de Lena Platonos.

    Je me souviens aussi que cet album, composé après une séparation, recèle une magnifique petite bluette mélanco-synthétique et bizarroïde, Markos, qui a immédiatement rejoint mon top 3 du genre auprès des titres Blowing Bubbles (part 2) d'Edvard Ka-Spel et Love's a lonely place to be de Virginia Astley...

    https://www.youtube.com/watch?v=EjdfY8x3y9A

    C'est à l'écoute des mots grecs que nous emmène Yannis Kiourtsakis avec ce brillant essai sur La Grèce : toujours et aujourd'hui. Il y parle "d'homogénéisation mécanique de nos vies" et d'effacement de "la diversité des cultures". Il nous rappelle aussi ce qu'a été la Grèce dans l'histoire, mais aussi l'importance du langage et du dialogue des cultures. En ce sens, sa manière de prendre le temps de penser - et en cela de penser dans le temps - la crise actuelle, rappelle un peu un autre livre, sur l'Espagne lui, qui s'intitule Tout ce que l'on croyait solide, d'Antonio Munoz Molina, qui dénonçait de manière assez équivalente cette forme de totalitarisme larvé de la finance sur une société spectaculaire où des publicitaires nous vendent des feux d'artifices quand il n'y a pourtant plus rien à voir... Yannis Kiourtsakis prend en exemple le village de Skyros, village anciennement homérique, maintenant dominé par une architecture moderniste disgracieuse et anarchique qui a presque entièrement remplacé la petite cité d'antan. Il nous parle aussi de sa responsabilité, en tant qu'écrivain, qui consiste à "résister à l'enfermement dans le temps présent", qui est la tyrannie de l'actualité, cette même actualité dont Bakhtine disait que "prise hors de sa relation au passé et à l'avenir, perd son unicité, s'émiette en phénomènes isolés, en devient le conglomérat abstrait" - car c'est bien là le problème : le Grec d'aujourd'hui serait-il celui qui a la nostalgie de la Grèce, comme le disait déjà Milan Kundera de l'Européen? Ce livre n'est pas simplement, ou seulement, un excellent essai, c'est carrément un livre nécessaire, car il crée de la pensée, et, même s'il a été écrit en français, il nous rappelle aussi ces mots de Yourcenar qui disait : "Presque tout ce que les hommes ont dit de mieux a été dit en grec."

    Extrait de La Grèce : toujours et aujourd'hui, de Yannis Kiourtsakis (publié par les éditions de la Bibliothèque)

    "Puis à l'inverse, faire voir ce qu'il y a de désespérément provincial dans les rites de notre banlieue globalisée. Enfin, explorant ainsi simultanément la finitude et l'infini des espaces et des temps, le sens de l'enracinement et celui de l'errance, la nostalgie et son impuissance, la polytopie universelle de la diversité des cultures et l'a-topie provinciale de l'uniformisation mondialisée, s'efforcer d'apporter un éclairage un peu nouveau sur notre présent dans ce qu'il renferme de confus et de contradictoire. Car enfin, quelle que soit l'homogénéisation à laquelle nous assistons, les différences dues aux empreintes de l'histoire sont là, profondément marquées dans chacun des lieux où nous passons notre vie, alors même que ces différences auraient tendance à s'estomper pour ne plus apparaître que comme des nuances. Et si toute cette exploration devait révéler davantage de couches mortes que d'éléments vivants et fécondants, tant pis pour notre présent et pour nous-mêmes. D'ailleurs, montrer la présence du passé dans le présent ou y chercher les germes du futur c'est aussi notre travail, celui de notre mémoire et de notre imagination, c'est aussi le travail du romancier."

     

     

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Pour lire le bon, il y a une condition : c'est de ne pas lire le mauvais. Car la vie est courte, et le temps et les forces limités."

    - Schopenhauer, La lecture et les livres

    vendredi 24 juin 2016.jpg

    Je me souviens d'être complètement passé à côté de Divine Comedy, et particulièrement de cet album qui avait pourtant beaucoup de bonnes choses pour me plaire ; mais en cette année 1994, alors que le monde pleurait le grunge, mes achats s'orientaient plutôt du côté obscure de la farce, comme Current 93 et son maxi Lucifer over London, Sol Invictus et son mini-album Death of the west, Death In June et son 45tours Sun dogs, et, pour finir mais pas des moindres, Coil et son album Angelic conversation, qui n'est autre que la musique d'un film de Derek Jarman, alors la pop savamment baroque de Divine Comedy, naturellement...

    Je me souviens bien d'avoir entendu un amical plagiat de Michael Nyman sur Promenade de Divine Comedy (sur Dont look down pour être précis) ; clin d'œil musical qui m'a ramené du côté des films de Peter Greenaway comme son fameux Meurtre dans un jardin anglais magnifiquement mis en musique par Nyman.

    Je me souviens aussi que Neil Hannon partage des goûts communs avec moi (ou plutôt moi avec lui?) : envers le chanteur Scott Walker que j'aime beaucoup moi aussi, ainsi que pour la littérature, celle des classiques, de Tolstoï à Flaubert, Proust à Joyce, Woolf et Faulkner et beaucoup beaucoup d'autres, comme le prouve ce magnifique ode aux amoureux des livres qui utilise une strophe d'Homère pour le refrain d'ailleurs - The Booklovers, dont Scott Walker dit qu'elle est sa chanson préférée de l'album - chic!).

    https://www.youtube.com/watch?v=vPzS91gGzLM

     

    C'est Pierre Jourde qui dit du bien de Sophie Divry dans l'un de ses ouvrages. J'ai suivi son conseil mais ne sachant par quel livre, j'ai choisi - il faut bien l'avouer - probablement le plus petit, et, surtout, parce le sujet central est le livre et se passe dans une bibliothèque. J'y ai découvert une auteure de talent douée d'une écriture vive et plein d'esprit. S'il fallait vaguement comparer l'effet de ce livre à un autre (mais comparaison n'est pas raison - je sais bien), je dirais que ça m'a fait penser à l'excellent huis clos de Lydie Salvayre : La compagnie des spectres ; même si dans cette Cote 400, le sujet soit moins grave, quoique tout aussi important puisqu'il s'agit des bibliothèques et de leur sort à notre époque, mais aussi, en fond, l'histoire d'un probable ratage de parcours, celui de la bibliothécaire. Sophie Divry choisi une mise en scène simple, à priori : deux protagonistes dont l'un reste muet, et une bibliothécaire qui se lance dans une logorrhée sur son sort, l'histoire des bibliothèque, la méthode de rangement de Dewey, etc. Le rythme est intense, on ne s'ennuie pas à écouter cette dame un peu frustrée par la vie énumérer les cotes de rangements tout en parlant de son désir pour un jeune lecteur. L'idée est excellente, le résultat vraiment convaincant. Un très bon divertissement et le cadeau idéal aux bibliothécaires qui ont de l'humour. 

    Extrait de La cote 400, de Sophie Divry (publié aux éditions 10 / 18) :

    "Parce qu'un bibliothèque, c'est très hiérarchisé. Les lecteurs ne peuvent pas s'en rendre compte, mais nous sommes toutes soumises à un ordre sans pitié. Tout en haut, enfermé dans son bureau : le conservateur. Il vient des grandes écoles, il décide des gros achats, il a une place de parking réservée, il fréquente les écrivains. Ensuite il y a les bibliothécaires d'État, des fonctionnaires de première catégorie : toutes des snobs et des mères de famille qui ont réussi à tout concilier dans leur vie, et patati et patata. Puis viennent les fonctionnaires de deuxième catégorie, les plus bosseuses, cyclistes ou célibataires, comme moi. Je dis "bosseuses", car en bibliothèque neuf employés sur dix sont des femmes. À part le conservateur qui culmine au sommet de la pyramide, ce n'est que pour les tâches inférieures que les hommes sont employés : magasiniers, vigiles ou techniciens. Moi, j'en côtoie encore quelques-uns, mais juste pour leur donner des consignes. D'ailleurs les femmes qui fréquentent des hommes en bibliothèques sont les plus mal classées. Je suis juste avant eux, mais bien après les gradées ; je suis entre les deux, au milieu de l'échelle - enfin, au sous-sol. Évidemment, vous le sentez, je souffre de cette hiérarchie. Mais que faire ? Toute seule, je n'oserais jamais me révolter, et je ne m'entends pas avec mes collègues. Quelles conversations pourrais-je tenir, moi, avec des femmes qui vont au karaoké l'hiver et au musée l'été ? Je ne mange pas de ce pain là."

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Est-ce que nous ne sommes tous que poussière? Que c'est beau la poussière, pourtant."
    - G. K. Chesterton

    samedi 18 juin 2016.jpg

    Je me souviens qu'il faisait gris sombre ce jour-là et qu'une forte pluie balayait la plaine de Plainpalais presque vide, ce qui était assez inhabituel un jour de marché aux puces, mais, bravant la tempête, un type avait installé son petit stand pourtant à peine couvert, avec un choix de vinyles le plus souvent neufs et assez bien choisis, assez en tout cas pour que mon amie y déniche un maxi des Sex Gang Children et moi le maxi de Fad Gadget intitulé Collapsing new people ; à l'époque j'ai jalousé l'achat de cette fille, mais maintenant, quand j'y repense, je suis bien content d'avoir acheté du Fad Gadget, un groupe que j'écoute toujours avec autant de plaisir et de fascination (ce qui n'est pas le cas, mais alors vraiment pas, de Sex Gang Children).

    Je me souviens bien de ma tristesse, alors que Frank Tovey repartait en tournée avec Fad Gadget, prévoyant quelques dates en Suisse, lorsque j'appris son décès suite à une crise cardiaque, en avril 2002 - une de mes idoles des années 80 disparaissait alors que j'allais enfin avoir la chance de le voir sur scène...

    Je me souviens aussi que l'album Under the flag, d'où est tiré ce très estimable 45tours - Life on the line -, est fortement marqué par la situation de l'Angleterre de cette époque, celle de Thatcher, du chômage et de la guerre des Malouines, mais aussi parce que Frank Tovey était devenu père et se demandait quel avenir pouvait bien attendre son enfant, alors qu'avec la musique il s'approchait des sommets de l'électronique de la première moitié des années 80, avec un son efficace et pure, un fond de piano cabaret, ses séquences synthétiques... imparable !

    https://rutube.ru/video/742daaaf4b4e38b018f1244e589dfacf/

     

    Les éditions L'Arbre Vengeur ont publié Emmanuel Bove et Pierre Girard, il n'en faut pas plus pour me les rendre sympathique et tenter d'y dénicher, de temps à autre, d'autres petits joyaux littéraires. Et avec Jean-Louis Bailly, je ne suis pas déçu, bien au contraire. Il m'a fallu à peine 15 pages pour comprendre que j'avais là, entre mes mains, un livre très réussi. Il y a d'abord ce ton, clair, et puis cette phrase, simple en apparence, mais qui dénote un esprit subtil, un regard observateur, satirique parfois - c'est que Jean-Louis Bailly n'a pas son pareil pour brosser le portrait des petites vanités et ambitions des uns et des autres. Et puis il y a l'histoire, évidemment, celle de Paul-Émile Loué, prodige du piano mais d'une laideur embarrassante. Sa biographie entrecroise, chapitre après chapitre, la description minutieuse de la lente et longue déchéance de son cadavre - c'est un peu comme si un passage des Chants de Maldoror (le chant 4 strophe 4, celui qui commencent par "Je suis sale. Les poux me rongent.") croisait l'aventure dramatique de Grenouille, le protagoniste du Parfum de Patrick Süskind. Vers la poussière est ainsi un roman aussi original que trépident, dont la bande sonore, au piano exclusivement, propose du Beethoven, Liszt, Chopin, Haydn etc. Épatant!

    Extrait de Vers la poussière, de Jean-Louis Bailly (publié aux éditions Arbre Vengeur) :

    "Pour la forme que prendra son œuvre, Buc hésite encore. Un roman, un vrai, qui conduirait le lecteur de la naissance à la fin de son héros, narrerait le choc de la vocation, les études, les succès, les concerts. Mais, prévient-il, je ne pourrais en rester là. Il faut à un roman de ce genre des rebondissements, de drames, de trahisons, une fin malheureuse - ou pour le moins ambiguë - qui laisse le lecteur la larme à l'œil. Autant dire, cher Paul-Émile, que je devrais abandonner le personnage réel pour lui inventer un destin moins uniformément heureux que celui que je vous souhaite.

     Mais à dire vrai, je ne crois pas que le roman traditionnel soit ce qui convienne le mieux dans le cas d'espèce. Je serais plus tenté par ce que j'oserai appeler l'autofiction d'un autre.

     Le sourire de Paul-Émile s'est figé, Joséphine adopte une physionomie concernée. Buc s'explique."