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Blog - Page 34

  • La carte postale du jour ...

    "L'histoire est un cauchemar dont je cherche à m'éveiller." - James Joyce, Ulysse (1922)

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    Enregistré dans trois lieux différents dont le fameux Donau Festival de Krems, en Autriche, ce beau disque aux touches mélancoliques est composé de trois longues plages sonores hypnotiques, sans titres, augmentant en intensité sur la dernière partie où le violoncelle de Julia Kent, le Farsifa de Jóhann Jóhannsson et la harpe de Baby Dee viennent s'échouer dans le fracas de la batterie presque militaire et celui de la guitare électrique. Cette musique suscite en moi le calme relatif de l'adriatique avant l'arrive de la bora, ce vent violent qui dévale les reliefs proche de la ville de Trieste - tant aimée de Joyce, Svevo, Pahor, Magris et Roberto Bazlen.

    Le triestin Roberto Bazlen fut un écrivain sans œuvre qui fascina, entre autres, Enrique Vila-Matas*, fut aussi le sujet du premier livre de Daniele Del Giudice, livre d'ailleurs adapté à l'écran par Matthieu Amalric. Roberto Bazlen fut l'ami des écrivains : Umberto Saba et Italo Calvino. Il décrit avec beaucoup de générosité sa ville d'alors, celle de James Joyce et Italo Svevo, ville de contraste, de culture, de littérature. de langues différentes, centre d'une mitteleuropa maintenant presque disparue. J'aime lire ce dernier paragraphe dans ce petit livre sobrement intitulé Trieste et paru il y a quatorze ans chez Allia :

    "Donc même si Trieste n'a pas donné de grands créateurs, elle a été une excellente caisse de résonance, une ville d'une "sysmographicité" peu commune : pour le comprendre il faut avoir vu les bibliothèques qui finirent à l'étalage des librairies du ghetto au début de la première après-guerre, quand l'Autriche s'était effondrée et que les allemands partaient ou vendaient les livres de ceux qui étaient morts pendant la guerre. Une grande culture non-officielle, des livres vraiment importants et tout à fait inconnus, recherchés et acquis avec amour par des gens qui lisaient ce livre parce qu'ils avaient vraiment besoin de ce livre. Autant de volumes qui passaient entre mes mains, où je découvrais des choses que je n'avais jamais entendu nommer, mais le plus important, dont je n'avais pas encore compris l’intérêt, m'a échappé. Aujourd'hui encore, quand j'entends parler de livres définitivement introuvables, qui ont pris de la valeur pendant ces vingt ou trente dernières années, et que je ne retrouverai plus jamais, je me souviens de les avoir eu entre les mains, dans les librairie du ghetto, il y a trente ans, poussiéreux, prêts à être dispersés à une ou deux lires pièces. Je parle des bibliothèques des Allemands, des officiers de marine autrichiens, etc., si la situation avait été inversée, et que c'était les italiens qui étaient partis, les étalages se seraient écroulés sous le poids de Carducci, Pascoli, D'Annunzio et Sem Benelli, entourés de Zambini et autres oiseaux de malheur."

    * Lire Bartleby & Compagnie, d'Enrique Vila-Matas (Titres 2001)

  • La carte postale du jour ...

     

    "Aimer vous condamne à la solitude." - Virginia Woolf, Mrs Dalloway (1925)

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    Intimement lié au label indépendant 4ad durant les années 80, The Wolfgang Press n'aura jamais percé, profitant peu du succès des groupes Cocteau Twins, This Mortal Coil et de Dead Can Dance, refusant le traitement arty du graphiste maison pour leurs propres productions ; ils restèrent ainsi à part, dans l'ombre, vendant peu, aujourd'hui complètement oublié. Et pourtant, s'il fallait retenir une chanson de cette première décade du label 4ad ce serait bien "Cut the tree" des Wolfgang Press, titre se trouvant sur la superbe compilation Lonely is an eyesore, où Mick Allen chante de sa voix de crooner gothique qui n'est pas sans rappeler Nick Cave ou encore Simon Huw Jones, "My face is history, it’s never forgiven me, I didn’t say that I was sound, I wouldn’t say that I was round, I couldn’t help but walk on two legs, I couldn’t help but walk with two eyes, I found that I was beckoned, never to be seen again, I see the man I want to be, his name is purity, He’s walking free, He’s walking free".

    Et pour rester dans l'esprit de 4ad, quoi de mieux que de lire cet énorme pavé signé Martin Aston intitulé "Facing the other way - The story of 4ad", véritable bible pour les amateurs du label super-esthétique et de son mentor Ivo Watts-Russell, de son graphiste génial Vaughan Oliver, de ses photographes trop souvent oubliés Chriss Bigg et Nigel Grierson, de ses groupes bien sûr, mais aussi de ses influences diverses, de Joy Division à Andrei Tarkovsky, et surtout de son rendez-vous manqué avec David Lynch, relaté à plusieurs reprises dans ce livre, comme une blessure qui n'arrive pas à cicatriser :

    "When David Lynch unexpectedly requested permission to use the song* - as well as Guthrie and Fraser** - in the anticipated prom scene to Blue Velvet, Ivo informed the pair about the offer. "I said that if they didn't like the idea, I wouldn't take it further. But they said "Yes, absolutely". I pleaded my case to the lawyers for Buckley's estate, saying it would give Tim's music exposure, but they didn't give a fuck about art, they just wanted their $20,000. I was heartbroken. In the end, the prom scene wasn't in the film either.""


    * La reprise de Tim Buckley par This Mortal Coil : Song to the siren
    ** Cocteau Twins

  • La carte postale du jour ...

    "C'est pour moi une vieille habitude de vouloir être séduit par des villes." - Walter Benjamin (Lettre à Adorno, 27 mars 1938)

    jeudi 27 mars 2014.jpg


    Écouter le très Kraftwerkien "Men & Construction" de mes belges préférés
    - Polyphonic Size - me rappelle à quel point Bruxelles me manque, l'Allemagne de l'est aussi, dont Berlin bien sûr, et que je caresse depuis plus d'une vingtaine d'années le projet de me rendre au Japon,  de capituler devant sa mégapole postmetropolis qu'est Tokyo. Un jour peut-être ; en attendant je me laisse charmer par cette minute et quarante et une secondes de bonheur synthétique et minimal, avec son texte singulier et ingénu "Berlin Wall / Trans Europe Express / Bruxelles Atomium / Men & Construction / New Hiroshima / New Nagasaki / Love in the city / Babel bagatelle / Men & Construction / Paris Moulin Rouge / Maxi McDonald / Chiche Kebab / Fish & Chips / Men & Construction"

    Une bonne occasion aussi de lire ce "Retour au Japon", de Philippe Forest, recueils d'écrits sur la littérature japonaise essentiellement, d'une rare intelligence, où je découvre tout à la fin ce très amusant texte sobrement intitulé "Tokyo", réflexion sur la représentation de la ville dans l'imaginaire littéraire :

    "Il ne faut jamais faire confiance aux écrivains lorsque ceux-ci prétendent décrire les villes où ils ont vécu. La fiction de leur vie les accompagne partout où ils vont. Le monde réel prend la forme qu'il faut pour servir de décor suffisant aux romans qu'ils écrivent, à ceux qu'ils vivent (ce sont les mêmes). Et ils se soucient très peu de l'exactitude géographique ou sociologique de leur propos.

    Au début de son beau récit consacré à Tokyo (Petits portraits de l'aube, Gallimard 2004), Michaël Ferrier cite l'avertissement placé par Osamu Dazai en tête de Pays natal :

        "S'agissant des villes et des villages que j'ai vu à l'occasion de ce voyage, j'aimerais éviter de jouer au spécialiste dissertant doctement de topographie, de géologie, d'astronomie, d'économie, d'histoire, d’éducation, d'hygiène, etc. ma spécialité à moi est autre : c'est ce que, faute d'un terme plus adéquat, on appelle communément l'amour. Les rencontres entre les cœurs, voilà l'objet de mes recherches..."

    Toute ville est un roman. pas n'importe lequel, cependant. Et puisque, selon le mot célèbre d'Oscar Wilde, c'est la vie qui imite l'art et non l'art qui imite la vie, j'ai peur que Tokyo ne finisse par ressembler de plus en plus à un roman d'Amélie Nothomb : un livre qui ne passe pour vrai auprès de ses lecteurs que dans la mesure très précise où, de lui-même, il se conforme aux attentes de ceux-ci, leur renvoyant l'image toute faite qu'ils demandent, leur refourguant toujours la même vieille camelote de l'exotisme le plus consternant.

    Rien n'est plus facile que de fabriquer de toute pièces une description de Tokyo - qui sera reçue comme vraisemblable d'un lecteur français : la fourmilière infernale et anonyme d'une grande cité, les trains saturés dans lesquels on pousse les voyageurs afin de les faire entrer dans les wagons bondés, les rues où passent les vieilles femmes d'Ozu aux côtés des jeunes filles des mangas, les belliqueux samouraïs reconvertis dans le business et faisant régner une discipline de fer dans les entreprises, la conscience schizophrène d'une civilisation partagée entre tradition et modernité, les maisons de bois posées à côté des gratte-ciel, les temples jouxtant les grands magasins, la plus terrible barbarie dissimulée sous les aspects du plus extrême raffinement et partout l'énigme d'une société si étrangère qu'elle nous parait ne pas appartenir tout à fait à l'espère humaine (telle que du moins nous nous la représentons). Une telle vision (évidemment raciste) a toujours beaucoup de succès. On peut en écrire des pages et des pages gagnant ainsi son invitations pour Saint-Malo et le droit de rejoindre le grand syndicat des écrivains voyageurs.

    Pourtant, il n'est pas beaucoup plus difficile de montrer comment Tokyo et tout simplement une ville où l'on peut se sentir libre et heureux. Oui, vous avez bien lu : libre et heureux. C'est la vérité. Il se trouve juste qu'elle n'intéresse personne. Si vous voulez savoir pourquoi et comment, lisez, à défaut des miens, les livres de Michaël Ferrier ou ceux de quelques autres. Ou bien regardez les photographies de Nobuyoshi Araki, l'un des plus grands artistes d'aujourd'hui. "Tokyo est l'automne" écrit-il. Parmi les visages et les corps d'hommes et de femmes strictement semblable à nous, aimant et souffrant comme nous, des vivants comme nous le sommes encore, rien n'interdit de passer là-bas l'éphémère moment d'une saison au paradis."

  • La carte postale du jour ...

    "Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi.
    Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses ; et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l'appétit : c'est injustice de corrompre ses règles." Montaigne, "De l'expérience", Essais, Livre III (1588)

    samedi 22 mars 2014.jpg


    Joy of Life fait partie de cette légion de groupes formés dans la continuité de Joy Division, étant plongée dans l'ombre de ces derniers et pratiquant ainsi une musique qu'en cette période (84-88) de moins en moins de personne n'avait envie d'entendre. Si son nom fait moins référence au livre éponyme de Zola qu'à une des vocalistes (difficile de dire "chanteuses" quand même) du groupe punk Crass - Joy de Vivre (très joli) - la musique de Joy of Life explore tout les clichés de la musique post-punk tendance gris sibérien - voix grave, basse en avant, guitare jouée à la lame de rasoir, rythmique martiale, synthé glacial -, mais dispose de tout le talent nécessaire à nous la rendre sympathique. On croirait d'ailleurs que les paroles sont des vulgarisations issues d'un recueil de Nietzsche, ou plus encore de Cioran, notamment sur le martial Warrior Creed où l'on peut entendre : "I have no home: I make awareness my home. I have no life and death: I make the tides of breathing my life and death. I have no divine powers: I make honesty my divine power. I have no means: I make understanding my means. I have no secrets: I make character my secret." ;

    Et de la joie de vivre aux odes à la Nature et à l'Homme de Giono, il n'y a qu'un pas. Écrivain de la terre et de "l’écho en soi de la souffrance de l’autre", j'admire Giono et plus particulièrement son recueil de nouvelles au titre évocateur : Solitude de la pitié, d'où je tire un extrait du texte le plus fantastique de tous - "Prélude de pan" - :

    "ça virait, ça tournait.
     On avait de la poussière jusqu'au ventre, et la sueur coulait de nous comme de la pluie, et c'était sur le parquet de bois un tonnerre de pieds, et on entendait les han, han, du gros Boniface, et les tables qui se cassaient, et les chaises qu'on écrasait, et le verre des verres et des bouteilles qu'on broyait sous les gros souliers avec le bruit que font les porcs en mangeant les pois chiches et il y avait une épaisse odeur d'absinthe et de sirop qui nous serrait la tête comme dans des tenailles.
     À vrai dire, dans tout ça, l'Antoine n'était pas pour grand'chose. Au milieu de tout ce vacarme, on n'entend plus sa musique. Elle était perdue, dans tout ça. On le voyait seulement au hasard des virevoltes, qui brassait son instrument avec la rage qu'on mettait, nous autres, à danser. ça n'était donc pas la musique qui nous ensorcelait, mais une chose terrible qui était entrée dans notre cœur en même temps que les regards tristes de l'homme. C'était plus fort que nous. On avait l'air de se souvenir d'anciens gestes, de vieux gestes qu'au bout de la chaîne des hommes, les premiers hommes avaient faits.
     ça avait ouvert dans notre poitrine comme une trappe de cave et il en était sorti toutes les forces noires de la création. Et alors, comme maintenant on était trop petit pour ça, ça agitait notre sac de peau comme des chats enfermés dans un sac de toile. C'est raconté à ma manière, mais je n'en sais pas plus ; et puis, c'est déjà bien beau de pouvoir vous le dire comme ça, tiré du mitan de cette chamade.
     La colombe s'était posée sur l'épaule de l'homme. Elle caressait du bec son aile malade.

    On dansait, comme ça, depuis, qui sait ? On ne sais pas.
     Et, tout d'un coup, je sentis monter au fond de moi comme une fureur ; l'abomination des abominations."

  • La carte postale du jour ...

    "La lumière a été verte, puis boyau de lièvre, puis noire avec cette particularité que, malgré ce noir, elle a des ombres d'un pourpre profond." Jean Giono, Un roi sans divertissement (1947)

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    Au milieu des aboiements, des grognements de chiens, des sonneries de téléphones, de craquements, des salves au bruit sec et terrible de mitraillettes, des klaxons de voitures, il est des fragments musicaux d'une innocence feinte qui illuminent l'opacité fascinante de cet album de Psychic Tv ; sur The Orchids lorsque Genesis chante "When all the numbers swim together / And all the shadows settle / When doors forced open shut again / A flytrap and a petal / My eyes burn and claws rush in to fill them / And in the morning after the night / I fall in love with the light" c'est beau comme un Sunday Morning des Velvet Underground. J'ai d'ailleurs rarement écouté un album qui sonne aussi bien plus de trente ans après sa sortie...

    Cette vision artistique, cette quête du dépassement par les bas-côtés, beaucoup d'éditeurs l'ont partagées, souvent de façon chaotique mais toujours avec cette fièvre qu'est la passion ; c'est avec un émerveillement certain que je découvre ainsi, dans le livre de François Dosse : Les hommes de l'ombre, les portraits de Christian Bourgois, Jérôme Lindon ou encore José Corti, dont je retiens cette déclaration à propos des livres de Julien Gracq, l'auteur phare de la maison d'édition Corti :

    "J'ai été content de voir, ces temps-ci, que le Beau Ténébreux intéressait les jeunes. J'ai reçu à ce sujet de curieuses lettres. Ces jeunes gens avec l'impétuosité de leur âge, m'introduise dans leur vie intérieure et me posent d'embarrassantes questions. Cela me confirme un peu ce que j'avais déjà lu quelque part, que la jeune génération ne cherche plus dans la littérature une distraction, mais plutôt une solution aux problèmes qu'elle se pose. C'est assez intimidant."