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arléa

  • La carte postale du jour...

    "Cela se voit à Berlin qu'il y a eu la guerre en Allemagne. L'après-guerre n'y est pas terminée. La contemplation des ruines stimule les idées "il faudrait", "si on essayait de" - des sentiments que ne susciteront jamais les zones piétonnières d'Allemagne de l'Ouest. L'utopie de la ruine va bien au-delà de l'esthétique."

    - Klaus Hartung

    vendredi 26 février 2016.jpg

    Je me souviens de cette soirée glam / 70s, à Zürich, début nonante, où j'avais dansé sur la version allemande de Heroes, oubliant qu'à peine deux heures plus tôt, des skinheads avaient fait irruption dans ce qui ressemblait à un magasin abandonné (la disco' se passant dans le sous-sol), brisant une vitrine, se ruant sur les quelques punks présents pour les frapper et s'en aller aussitôt, laissant l'assemblée en état de choc, pour un moment du moins.

    Je me souviens bien que si Berlin est au centre d'un roman d'Alfred Doblin (porté plus tard à l'écran par Fassbinder), la ville d'après-guerre - et surtout à partir des années 70 - fut un haut lieu d'inspiration pour des artistes en quête de renouveau comme David Bowie, Iggy Pop, plus tard Nick Cave et son groupe The Birthday Party, et qu'elle fut les coulisses de nombreuses expérimentations hors-normes comme celle des Einstürzende Neubauten, Maladia! ou encore la chanson Collapsing new people de Fad Gadget (qui fait ici ouvertement référence aux Neubauten), hymne du Berlin nocturne des années 80 et de sa scène new-wave aux yeux charbonneux, ce Berlin qui disparaîtra lentement après la sortie du film Les ailes du désirs, de Wim Wenders, et la chute du mur...

    Je me souviens aussi que bien qu'affectionnant les reprises, comme celle de Ashes to ashes par les filles de Warpaint, Heroes m'est insupportable autrement que chanté par David Bowie, même si j'avoue avoir un faible pour sa version allemande...

     

    Du
     Könntest Du schwimmen
     Wie Delphine
     Delphine es tun
     Niemand gibt uns eine Chance
     Doch können wir siegen
     Für immer und immer
     Und wir sind dann Helden
     Für einen Tag

     Ich
     Ich bin dann König
     Und Du
     Du Königin
     Obwohl sie
     Unschlagbar scheinen
     Werden wir Helden
     Für einen Tag
     Wir sind dann wir
     An diesem Tag

     Ich
     Ich glaub' das zu träumen
     die Mauer
     Im Rücken war kalt
     Die Schüsse reissen die Luft
     Doch wir küssen
     Als ob nichts geschieht
     Und die Scham fiel auf ihre Seite
     Oh, wir können sie schlagen
     Für alle Zeiten
     Dann sind wir Helden
     Nur diesen Tag
     Dann sind wir Helden
     Dann sind wir Helden
     Dann sind wir Helden
     Nur diesen Tag

     Dann sind wir Helden

    https://www.youtube.com/watch?v=ytBsRXL0R6Q

     

    Comme David Bowie ou Nick Cave, Samuel Beckett a eu lui aussi sa période non pas berlinoise (il y passe à peine un mois lors de son premier séjour), mais du moins allemande, en 1936. L'écrivain irlandais n'est pas encore la légende qu'on connaît, mais sa "rencontre" avec la philosophie de Geulincx et, surtout, les œuvres picturales de Caspar David Friedrich va être capitale. Avec une approche aussi érudite que délicate, Stéphane Lambert (responsable déjà de très bons livres sur ou autour de Rothko et Nicolas de Staël) détaille avec finesse les liens entre certaines peintures du peintre allemand et l'œuvre à venir de l'écrivain anglophone (qui écrira ensuite principalement en français). Cette collusion artistique se fait en douceur : "L'art avait adouci la terreur en mettant en partage notre nuit." Stéphane Lambert nous fait alors découvrir le peintre par les yeux et les mots de Beckett, car Beckett fait partie de ces écrivains qui sont leurs mots. Et par effet de miroir, on peut discerner les écrits de Beckett, ses obsessions, dans ce qui n'est pas discernable dans l'œuvre de Friedrich et qui est pourtant là, on le sent bien. Avant Godot fait la part belle à la littérature, la peinture et la philosophie. C'est aussi un livre qui se demande pourquoi l'Allemagne, et pourquoi précisément à cette période ? C'est un ouvrage sincère sur l'influence d'un artiste sur un autre, magnifiquement argumenté - chapeau bas.

    Extrait de Avant Godot, de Stéphane Lambert (publié aux éditions Arléa) :

    "Puisque un jour sera le dernier, ce jour est déjà là inscrit dans chacun que l'on vit. On peut tourner les choses dans tous les sens : il n'y a pas d'autre explication que l'acte de créer, pas d'autre origine à nos errances dans les musées, à nos heures passées dans les livres. L'art qui est prière, disent mêmement Friedrich et Beckett. Et j'aime que cette pensée les unisse. De même que j'aime que l'art soit une chapelle où les âmes se retrouvent dans le même espace pour prier. J'aime cette adresse silencieuse, cette attente sans objet, ce pas de côté dans le cours de nos vies qui s'acheminent vers la même seconde où tout s'arrête. J'aime que mes pas dans les pas de Beckett et de Friedrich me mêlent à la même prière, qu'un chemin tracé par je ne sais quel réseau de convergences et d'impératifs intérieurs mais conduit à eux alors qu'un autre chemin tracé selon le même ordre mystérieux les a conduits à moi. On ne sait pas comment cela se trame. Comment on se rejoint. Ce qui fait l'évidence des rencontres. Pour préparer ce livre dont le sujet s'était progressivement imposé à moi, j'ai cherché à l'extérieur des repères, des faits, des lieux, des traces, pour tenter de comprendre, j'ai rempli des carnets avec des listes et des listes de points de rapprochement, mais je n'ai pas répondu à la question, comment cela se trame, comment une œuvre nous parle alors que d'autres restent muettes, d'où ce qui relie tire ses racines, à quoi cela tient. Alors me voici arrivé face au mur, que je redoutais tant, butant contre lui, à devoir chercher la réponse ailleurs que dans cette montagne de données consultées, annotées, répertoriées, mais dont l'usage, à force de désespérément les parcourir, s'avérait vain, car elles ne parvenaient pas à faire taire autre chose, dont elles semblaient vouloir me détourner, car il faut que je l'avoue à présent, il faut que j'avoue la peur que j'avais d'écrire au sujet d'un autre écrivain, et pas n'importe lequel, au sujet de Samuel Beckett, SAMUEL BECKETT, dont l'œuvre avait inspiré pléthore de commentateurs - on parlait de plus d'un milliers d'essais et de thèses -, d'appréhender la peinture à travers son regards, de m'immiscer dans son regard devant l'œuvre de Friedrich, j'avais l'impression de tenir des torches en feu et de devoir les faire passer d'une main à l'autre alors que je n'avais aucun talent pour la jonglerie. Pourquoi Beckett m'intimidait-il autant alors que son œuvre m'aguillait vers lui, alors que la voix que j'y entendais était comme l'écho de celle qui hélait en moi ? Était-ce l'homme lui-même dont la réserve naturelle l'avait nimbé d'une aura d'intouchable, presque d'irréalité ?"

     

  • La carte postale du jour...

     

    "La véritable élégance consiste à ne pas se faire remarquer"
    - George Bryan Brummel

    vendredi 1 mai 2015.jpg

    Je ne me souviens pas clairement quand j'ai découvert Red House Painters, mais ayant toujours été un grand admirateur du label 4ad (autant que Factory et pour des raisons similaires, esthétiques principalement), j'avais acheté ce disque en format digipak-CD il y a longtemps déjà (et trouvé récemment en vinyle - joie!), et plus les années passaient, plus j'adorais leur musique qui était - peut-être à cause de ses lenteurs forcées et des impressions d'entendre l'écho lointain de cette musique, plus que la musique elle-même -  la bande sonore parfaite pour le Berghof , le sanatorium où Hans Castorp - protagoniste de la Montagne magique, le roman de Thomas Mann - réside sept ans dans une torpeur toute particulière.

    Je me souviens bien que ce groupe qui piétinait à la porte du grunge au début des années 90, se désolant que personne ne fasse attention à eux - leur musique étant trop lente, trop triste peut-être -, avait en désespoir de cause donné une de leurs cassettes démo au chanteur Mark Eitzel, qui l'avait ensuite donnée à Ivo, le directeur du label 4ad, qui l'avait écoutée dans sa voiture sur le chemin de son bureau, et qui en avait été si étonné, en était tombé si éperdument amoureux, qu'il l'avait immédiatement rembobinée pour la réécouter avant de téléphoner au chanteur des Red House Painters - Mark Kozelek - pour lui proposer un contrat, surprenant ce dernier dans son bain alors qu'il ignorait tout ou presque du label 4ad, mais heureux qu'enfin le groupe puisse réaliser un premier disque.

    Je me souviens d'aussi avoir lu dans un livre sur le graphiste attitré (autrefois) de 4ad, Vaughan Oliver, qu'à la base ce dernier voulait utiliser une photographie de sabot de vache (!) pour la pochette de Down Colorful Hill, mais que Mark Kozelek avait préféré cette photo' d'un lit dans une chambre, prise par Simon Labalestrier, et dont le ton général rappelle pas mal de pochettes des Pixies, alors que l'ambiance qu'elle dégage a quelque chose d'intime et presque solennel, illustrant à merveille ce disque dont les chansons sont délicates et profondes, avec durée moyenne de huit minutes pour chacune d'elles, captivant (ou pas) l'auditeur, surtout sur le magnifique titre introductif, 24 :

    So it's not
    Loaded stadiums or ballparks
    And we're not kids on swing sets
    On the blacktop

    And i thought at fifteen that i'd
    Have it down by sixteen
    And 24 keeps breathing at my face
    Like a mad whore
    And 24 keeps pounding at my door

    Like a friend you don't want to see
    Oldness comes with a smile
    To every love given child
    Oldness comes to life

    The youth, they dream suicide
    Oldness comes with a smile
    To every love given child
    Oldness comes to life


    https://www.youtube.com/watch?v=1vhtpAIbIpQ


    On est certain de sortir des livres de Pascal Quignard avec une liste de disques à écouter, de livres à lire, de notes à contrôler - c'est toujours enrichissant, quoique exigeant. Ayant quitté il y a quelques années le comité de lecture de Gallimard pour ne plus avoir à juger les écrits des autres et se consacrer à sa propre écriture seulement, sa production a augmenté sensiblement. C'est ainsi que, parallèlement à la sortie du très intéressant Critique du jugement paru chez Galilée, le flâneur littéraire trouvera sur les tables des librairies bien achalandées ce petite texte paru aux éditions Arléa : Sur l'idée d'une communauté de solitaires. Pascal Quignard fait l'éloge de la rareté en évoquant à la fois ses souvenirs d'enfance dans les ruines de Port-Royal et en puisant dans son érudition, musicale notamment. Si comme moi vous êtes adeptes de citations vous ne serez pas en reste : "Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de l'Imitation à la bouche : "Quaesivi in omnibus requiem, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro." Je vous le traduis en français : J'ai cherché partout dans ce monde le repos - le requiem -, un abandon, une halte, et je ne l'ai nulle part trouvée que dans un coin avec un livre." Ce que propose Pascal Quignard est singulier, poétique, il y développe une pensée généreuse, qui prend son temps, ce qui est forcément rare aujourd'hui. C'est aussi un petit livre où j'ai cru entendre l'écho de la musique de John Downland, particulièrement la pièce intitulée "In Darkness Let Me Dwell" - et c'est plutôt bien les livres qui résonnent en nous, non ?

    extrait de Sur l'idée d'une communauté de solitaires, de Pascal Quignard :

     

    "Spinoza à la fin de Ethica rêve d'une communauté de rares, de difficiles, de secrets, d'athées, de dessillés, de lumineux, de luminescents, d'Aufklärer. Fonder un club antidémocratique fermé aux prêtres, aux magistrats, aux philosophes, aux politiques, aux éditorialistes, aux professeurs, aux galeristes. Il faut peut-être retourner à une diffusion plus solitaire et plus clandestine de l'œuvre d'art. Horror pleni, error pleni. Il faudrait mettre au point un moyen de montrer les œuvres comme jadis la musique savante à l'écart de la Cour. Comme jadis Sainte Colombe. Comme jadis Johann Jakob Froberger et les suites françaises. Comme jadis Esprit, La Rochefoucauld, Madame de Sablé, les portraits, les maximes, les fragments, les romans : à l'écart de Versailles et à l'écart du droit. Réserver une poche à la rareté quand elle est devenue extrême, une loge au cœur de la solitude, une crevasse à la non reproductibilité."

  • La carte postale du jour ...

    "Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre."

    - Junichirô Tanizaki, Éloge de l'ombre, 1933 - 2011 pour la traduction française chez Verdier)

    lundi 28 avril 2014.jpg

     

    Je me souviens devoir la découverte de ce très beau disque du compositeur suisse Jean Rochat suite à une lecture d'un extrait du texte de Tanizaki : L'Éloge de l'ombre par la comédienne Dominique Reymond, auquelle il était demandé, cinq jours durant, de lire un écrit qu'elle aimait puis de choisir une musique pour l'illustrer, ce qu'elle fit, proposant ainsi cinq textes différents, mais clôturant l'exercice non pas avec des musiques disparates, mais en utilisant des fragments issus toujours du seul et même disque, pour mon plus grand plaisir. Je me souviens avoir fait des pieds et des mains pour trouver puis obtenir ce disque, ce qui me pris plus d'un an, et c'est ce que l'on peut nommer de la persévérance. Je me souviens aussi d'avoir été agréablement surpris par la musique dès son premier titre, intitulé J'aime les mots, sa douceur et son éclat soudain, tragique et superbe, et d'y retrouver dans la liste des nombreux musiciens ayant travaillé avec Jean Rochat le quatuor Barbouze de chez Fior ainsi que le trio vocal Norn, et de mettre désolé qu'un tel chef-d'oeuvre soit inconnu et si difficile à obtenir, puis de mettre raviser, profitant ainsi d'être l'un des privilégiés à pouvoir en profiter, loin du bruit irritant de la foule.

    La lecture aussi est un acte solitaire, pour s'échapper du bruit du monde, un acte trop rare aujourd'hui comme l'explique si bien George Steiner dans ce beau petit livre - Le Silence des livres - dont je recommande particulièrement la postface de Michel Crépu intitulée Ce vice encore inpuni, dont j'extrais à mon tour ce joli petit texte :

    "Cela me chiffonne toujours un peu, avec les grands livres, qu'on en vienne tout de suite aux grands mots. L'Amour des livres, la Haine des livres, la fureur de lire... Ma foi, quand je pense aux livres, je ne vois pas un bûcher, je vois un jeune garçon assis au fond du jardin, un livre sur les genoux. Il est là, il n'est pas là ; on l'appelle, c'est la famille, l'oncle qui vient d'arriver, la tante qui va s'en aller : "viens dire au revoir! ; "Viens dire bonjours!"Y aller ou pas . Le livre ou la famille ? Les mots ou la tribu ? Le choix du vice (impuni) ou bien celui de la vertu (récompensée) . Quand Larbaud emploie cette expression de "vice impuni", c'est l'adjectif qui m'intrigue. Impuni, vraiment ? Il y aurait donc une sorte d'impunité de la lecture ? h bien oui. Un privilège de clandestinité qui permettrait en somme de poursuivre les opérations en toute tranquillité.  L'oncle est là, la famille est rassemblée autour de la table, on parle de la situation, et le jeune garçon qui était au fond du jardin fait semblant d'écouter. Mais il a son silence, ses affaires personnelles, la course invisible de Michel Strogoff à travers la steppe, tout cela dans le brouhaha des carafes, des serviettes, des voix, des rires. Il a obéi à l'injonction, simple question d'espace, mais il continue de trahir en pensant à autre chose. On ne lit pas à table . Aucune importance, le livre continue à se lire en lui ; un peu de patience, et il y aura bientôt la chambre, le silence de la lumière derrière les persiennes. C'est tout l'admirable début de La Recherche, le paradis de Combray et des "beaux après-midi" de lecture à l'ombre du marronnier, le refuge dans la guérite où opère la métamorphose, un autre temps naissant à l'intérieur du temps, un autre monde surgissant des limbes. Les heures sonnent au clocher de Méséglise, mais le narrateur ne les entend plus - "quelque chose qui avait eu lieu n'avait pas eu lieu pour moi ; l'intérêt de la lecture, magique, comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d'or sur la surface azurée du silence".