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  • La carte postale du jour...

    "Ne m'attendez pas ce soir, car la nuit sera blanche et noire"

    - Nerval

    dimanche 25 octobre 2015.jpg

    Je me souviens que The Sound partagèrent l'affiche du festival Hot Point de Lausanne en 1987 avec And Also The Trees, The Woodentops (très à la mode alors), Public Image Ltd, Jad Wio et I Scream, et que c'est à cette période que j'ai du découvrir ce groupe dont le chanteur Adrian Borland me sembla, quelques années plus tard, très lié à Genève où j'ai le (mauvais?) souvenir qu'il a joué de nombreuses fois, en solo, de manière acoustique durant la première moitié des années 90.

    Je me souviens bien que, pour moi (et moi seul évidement) The Sound, et particulièrement cet album qui date de 1981, est, idéalement, la rencontre de Wire et Joy Division, mais qu'en réalité ce groupe n'a jamais passé le cap des "second couteaux" du post-punk, un peu comme les Comsat Angels ou Modern Eon, à cause peut-être de compositions pas assez travaillées, encore trop naïves, juvéniles, et d'une production qui manque d'épaisseur, ainsi que cette façon de chanter à la U2 dès débuts qui semble aujourd'hui dépassée, mais - parce qu'il y a toujours un mais - cet album avait quand même attrapé mon regard et gagné mon estime par sa pochette que je trouve aujourd'hui encore très belle et qui reprend le Daniel dans la tanière des lions, du britannique Briton Rivière (vers 1883).

    Je me souviens aussi que deux titres sortaient quand même du lot dans ce From the lion's mouth, l'un étant Winning, hymne new-wave avec sa mélodie de synthé jouée à deux doigts et un texte über-positif que le chanteur contredira tristement en se jetant sous un train 18 ans plus tard, miné par une dépression qui le poursuivait déjà depuis plus de dix ans, et l'autre titre, Silent air, dont il me faudra attendre pas mal d'années pour comprendre qu'il s'agit là d'un hommage à Ian Curtis et la chanson de Joy Dvision, Atmosphere, tant par son ambiance générale que par son texte :

     

    You showed me that silence,
    That haunts this troubled world,
    You showed me that silence
    Can speak louder than words 

    https://www.youtube.com/watch?v=U4gggZTAdSE

     

    Stanislas Rodanski fut une comète brillante que peu osèrent regarder sans couvrir leurs yeux d'une main tremblante ; je suppose que son incandescence le rendait probablement difficile à vivre pour ses contemporains d'ailleurs. Si Alfred Jarry fut, selon ses propres mots, "l'anarchiste parfait", Rodanski fut peut-être le surréaliste parfait ; dandy qui s'accommodait de la compagnie des voyous, habité par ses lectures, hanté par Jacques Vaché et Antonin Artaud, il fut une comète dont la traine regorgeait de surprises littéraires, comme la superbe Lettre au Soleil Noir, par exemple. Mais tout ça, aveugle que je suis, je ne l'aurais pas découvert sans ce livre fantastique de Bertrand Lacarelle, déjà auteur de deux essais qui sont de magnifiques hommages, l'un à Jacques Vaché, l'autre à Arthur Cravan. Ainsi, pour ce troisième ouvrage, La Taverne des ratés de l'aventure, Lacarelle se lance dans une enquête littéraire sur les traces de Rodanski, poète né en 1927 et qui écrira à André Breton : "il y a un monde et une vie à faire, car j'ai dix-neuf ans, je refuse ma solitude morale et je refuse aussi l'amitié des imbéciles... Je ne suis pas encore fou" ; pourtant, ce Desdichado, ce malchanceux, pour reprendre les mots de Nerval, fait naître en lui une "folie volontaire", jusqu'à son internement dans un hôpital de Lyon, à 27 ans, où il mourra (volontairement?) parmi les délaissés et les clochards quelques 27 ans plus tard, en 1981. Tout cela est relaté dans une langue de feu qu'on imagine comme une suite à la lecture des Chants de Maldoror ; en effet Bertrand Lacarelle s'enferme 27 jours dans cette Taverne des ratés de l'aventure pour tout savoir, comprendre, sur et autour de Stanislas Rodanski, sur la littérature comme dernière aventure et ses ratés, évidemment. C'est un livre qui fait des sauts entre l'époque de Rodanski et la nôtre. C'est aussi une galerie d'œuvres culturelles puisqu'on y parle des films de zombies de Romero, de Kerouac, d'Arthur Cravan (évidemment), de John Kennedy Toole et sa Conjuration des imbéciles, de William Burroughs, d'Alain Jouffroy, grand ami de Rodanski, etc. Tous ces allers retours, ses connections, ces correspondances entre de multiples références dans des temporalités très différentes, donnent un beau portrait de ce Soleil Noir du Surréalisme qui se décrivait avec un certain humour noir en ces mots : "Je suis à pétrir avec les débris de mon ombre un substance poétique qui ne lèvera qu'après ma mort, me laissant dans le pétrin qui est le cercueil."

    La taverne des ratés de l'aventure est une comète dans la littérature actuelle - levez-vite vos yeux au ciel, la nuit n'est pas si blanche et noire, il y brille un beau Soleil Noir!

    Extrait de La taverne des ratés de l'aventure, de Bertrand Lacarelle (éditions Pierre-Guillaume de Roux) :

    "La présence des livres se fait d'avantage sentir la nuit, comme s'ils sortaient des murs, du plafond, du sol, pour respirer, bruire et s'étirer. Ils prennent possession des lieux ; la Taverne n'est plus un bistrot mais une bibliothèque ou une librairie clandestine, et le silence s'impose naturellement, l'œil à l'écoute. La Taverne ressemble alors à une annexe de la librairie voisine, Un Regard Moderne, tenue depuis les années soixante par Jacques Noël. Entre ses murs de livres, ses empilements savants à l'équilibre précaire, Noël à reçu la visite de Burroughs ou des membres de Sonic Youth. On peut y trouver des illustrés de Bazooka, des pulp fictions aussi bien que Ulysse de James Joyce. Je n'ai pas encore vu à la Taverne le discret libraire, toujours de noir vêtu, mais il est probable que Bernard Schwartz, lors de ses apparitions, aille s'entretenir avec lui de Rodanski ou des Throbbing Gristle."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Evoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.
    Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli."

    - Milan Kundera, La lenteur

    mercredi 21 octobre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert The Wedding Present sur la compilation Indie Top 20, en 1989, aux côtés de groupes que j'adulais alors comme Front 242 ou The Young Gods, et, à défaut de partager le même style musical que ces derniers, d'avoir particulièrement flashé sur leur version française de Why are you being so reasonnable now?- traduit très justement Pourquoi es tu devenue si raisonnable? -, avec cet accent anglais si charming, mais d'avoir par la suite été quelque peu rebuté par la pochette de l'album (argh, un footballeur dessus!).

    Je me souviens bien que The Wedding Present - croisement de The Fall et The Smiths sous amphétamines - fait partie de ces groupes dont les disques, achetés de manière impulsive, sont aller rejoindre les centaines d'autres peu, voir pas écoutés du tout, mais que j'ai finalement redécouvert le groupe au mitan des années 2000 avec le très bon album Take Fountain, plus serein et bien plus mature évidement, comme bonifié par le temps passé, leur pop tumultueuse perdant en vitesse pour gagner en subtilité.

    Je me souviens aussi d'avoir récemment craqué quand j'ai vu cette version du George Best en coffret contenant quatre vinyle 10pouces (mon format favori!) et que le dernier titre de la liste était...

    Tu ne m'avais jamais dit ca
    Toujours le dernier a savoir
    Je dois deviner chaque jour comment tu te sens

    Tu n'as jamais rien a me dire
    T'aurais du parler
    Je ne comprends pas
    Pourquoi tu n'as rien dit

    Tu sais que je hais ce que je te fais
    Je ne veux pas te blesser mais tu te voiles la face
    Je refuse de jouer le dernier acte
    Mais pourquoi es tu devenue si raisonnable?
     

    https://www.youtube.com/watch?v=A-dBBfi0wc4

     

    Grace aux éditions de Minuit j'aurais fait l'acquisition d'un livre nommé Berceau (signé Éric Laurrent - magnifique) et maintenant Football, de Jean-Philippe Toussaint. Pour faire pire il faudrait au moins que j'achète une biographie de Phil Collins ou un livre de Jean D'Ormesson (je plaisante, j'aime trop la vie). Football alors... Toussaint nous prévient : "Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s'intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel. Mais il me fallait l'écrire, je ne voulais pas rompre le fil ténu qui me relie encore au monde." Heureusement, l'auteur se trompe - volontairement peut-être... ce livre s'adresse aux uns comme aux autres (la preuve par moi : je déteste le football, où plutôt ce qui enrobe ce sport, le déforme, le rend hideux). Car oui, cet essai qui n'en ait pas vraiment un s'adresse aux bons lecteurs comme aux footballeurs (et il doit y avoir pas mal de personnes qui rentrent dans ces deux catégories à la fois), qui apprécieront dans ce texte la qualité d'écriture de l'expérience vécue, du souvenir, le fait de lier le football à l'enfance, à la liesse, à l'espoir et, évidement, aux voyages ; après tout, Toussaint est allé suivre des coupes du monde au Japon et en Allemagne et ses récits prennent alors une tournure presque ethnologique (surtout au Japon). Et puis, comme il le dit lui-même, "Je fais mine d'écrire sur le football, mais j'écris, comme toujours, sur le temps qui passe." Le football est lié aux saisons comme aux émotions et à la mélancolie qui les accompagnent. Ainsi ce qui débute comme une tentative d'épuisement d'un sport populaire teinté d'un humour sensible, se mue très lentement en récit personnel qui passe par la lecture du magnifique Survivance des lucioles de Didi-Huberman et par l'évocation de la mort du père de l'auteur, deux "actions" remettant en question son devenir en tant qu'écrivain, affirmant aussi, comme un couperet, son possible désamour (ou plutôt désaffection?) du Football.

    Magnifique, de bout en bout.

     

    Extrait de Football, de Jean-Philippe Toussaint (éditions de Minuit) :

    "À quelques secondes du coup d'envoi, dans l'ambiance électrique des tribunes du stade de Saitama, tandis que les joueurs étaient déjà en place et que la rencontre allait commencer, le stade fut soudain survolé à basse altitude par quatre avions de chasse sidérants qui frôlèrent les toits et disparurent dans un vacarme tonitruant en laissant dans leur sillage d'inquiétants lambeaux de fumée et de sinistres réminiscences de guerre, de violence et d'attentats. Mais, à part ces enfantillages militaristes, la soirée fut des plus douces. Le coup d'envoi du match fut donné, et lorsque, telle une délivrance inattendue, la Belgique ouvrit le score sur un spectaculaire retourné acrobatique de Wilmots, je bondis de mon siège, les bras au ciel, tournant sur moi-même et sautillant dans les gradins, ne sachant où aller, avec qui fêter l'événement, avant d'apercevoir un autre Belge tout aussi isolé que moi dans les tribunes. Nous nous précipitâmes gauchement l'un vers l'autre, ignorant comment concélébrer notre but, nous contentant de nous frapper violemment les paumes l'une contre l'autre, é la manière de deux basketteurs américains qui viennent de réussir quelque exploit. Rien de plus, nous n'échangeâmes pas un mot, je ne sais même pas si ce type parlait français (c'est une des relations les plus étranges que j'aie entretenue dans ma vie), le retrouvant un quart d'heure plus tard au même endroit pour répéter le même geste à l'occasion du deuxième but de la Belgique. J'aurais pu me contenter de fêter les buts belges, mais je dois confesser que, presque sans me l'avouer, j'ai éprouvé à chaque fois une satisfaction secrète de voir ce stade exploser et trembler sur ses bases à chacun des buts des Japonais. Finalement, ce match nul me convenait à merveille, c'était même exactement le score que j'appelais de mes vœux. Je me souviens que, début décembre, quand fut connu le tirage au sort des rencontres, j'avais envoyé un courriel à Kan Nozaki, mon traducteur japonais, pour lui dire que j'espérais que nous ferions assaut de civilités lors de ce Japon-Belgique, et que, connaissant de réputations les excellentes manière des gens de son pays, j'espérais que les Japonais auraient l'exquise politesse de ne pas nous battre et que nous aurions l'élégance de ne pas en profiter pour gagner."

     

  • La carte postale du jour...

     

    "J’aime le mot « croire ». En général, quand on dit « je sais », on ne sait pas, on croit. Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps, ni l’espace. Vivre, c’est croire ; c’est du moins ce que je crois."

    - Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Écrits

    lundi 19 octobre 2015.jpg

    Je me souviens qu'au début du film Youth, de Paolo Sorrentino, lorsqu'apparaît Mark Kozelek et sa guitare, oui, je me souviens clairement de ce sentiment de joie qui s'est emparé de moi à l'idée que Mark soit là, qu'il gagne des sous et touche peut-être un plus large public, après toutes ces années, ses probables errances et doutes et ses dizaines de disques, parus sous son nom ou Red House Painters et Sun Kill Moon... (à la fin du film ne restait plus que Mark Kozelek pour sauver un tant soit peu ce naufrage sur-esthétisé... quel dommage...)

    Je me souviens bien d'avoir été étonné par cet album où l'habituelle guitare laisse la place à l'électronique subtile et minimale de Jimmy Lavalle (The Album Leaf), compositions synthétiques d'une grande homogénéité et qui servent parfaitement les longs textes très intimes de Mark Kozelek, donnant au final un disque pour fin de soirée d'automne, un album dont la fausse simplicité est, au fond, un véritable et salutaire raffinement.

    Je me souviens aussi de cette sensation d'écouter de la littérature, comme si Perils from the sea était une autre manière de combler l'absence par les sons, mais aussi par le texte, comme si Kozelek plongeait un regard sentimental dans un rétroviseur nostalgique pour nous donner sa version de la Recherche du temps perdu, sans garantir pour autant que ce temps est réellement existé...

    (...)

    My girlfriend asked had I heard from that guy from Mexico?
    I said you mean Gustavo?
    And I just laughed and I said no
    Not since he called from the Tijuana pay phone
    Really I don’t give much thought to Gustavo
    I love to go out to the mountains, though
    And in the fall, feel the breeze blow
    And in the winter, watch the falling snow
    And in the spring, love the rainbows
    And in the summer smell the roses
    White and red and yellow

    https://www.youtube.com/watch?v=3nSuTSyymvU

     

    Ce dernier livre d'Enrique Vila-Matas s'inscrit dans la veine du précédent, le très intéressant Impressions de Kassel, réalisé à la suite de son (non)séjour durant la Documenta de Kassel - un livre où l'auteur barcelonais nous entretenait de l'art contemporain, "un art qui se confond avec la vie, et qui passe comme la vie". Il en va presque de même avec ce petit - mais essentiel - Marienbad électrique, ouvrage qui tient du journal intime, de l'essai, comme de la correspondance, de l'échange, avec l'artiste Dominique Gonzales-Foerster, qui se définit elle-même comme une "prisonnière littéraire dans un triangle formé par Enrique Vila-Matas, Roberto Bolano et W.G. Sebald". Bien sûr, la conversation de ces deux artistes tourne autour du livre, de la littérature, de l'art contemporain et de ses grandes questions, mais il parle aussi d'image et de cinéma, le titre fait d'ailleurs référence au film L'année dernière à Marienbad, dont l'étrange scénario fut écrit par Alain Robbe-Grillet ; on est alors tenté d'avoir des réserves devant l'accumulation constante de références, ce "name-dropping" trop à la mode aujourd'hui (quand on a rien à dire), mais comme souvent avec Vila-Matas, les références n'étouffent pas le lecteur, au contraire, elles le transportent. 

    Pour ceux qui connaissent l'œuvre de Vila-Matas, ce nouveau livre ira prendre place près des merveilleux Journal volubile et Voyageur le plus lent, pour les autres il est une excellente introduction à son travail littéraire. Pour moi, Marienbad électrique aura été une façon de rencontrer l'œuvre de DGF, sa scénographie, son génial "tapis de lecture", et quelle rencontre magnifique.

    Extrait de Marienbad électrique, de Enrique Vila-Matas (édité chez Bourgois) :

     

    "Ce n'est pas pour me justifier mais cette attirance envers ce type de chambre unique, d'espace fermé, est logique. C'est la sorte de pièce qui attire é cause de ce qu'elle représente fondamentalement, car elle est le lieu mythique où se déroule toujours le grand drame humain, non exempt à l'occasion de lumière. Tout compte fait, une chambre est l'espace central de toute tragédie - l lieu où Hölderlin sombra dans la folie, où Juan Carlos Onetti médita sur le monde et décida qu'il valait mieux ne plus sortir du lit, où Emily Dickinson s'enferma avec ses mille sept cents poèmes -, mais aussi l'endroit ou Vermeer connut l'expérience de la plénitude et de l'indépendance du moment présent.

    Une chambre fermée est probablement, comme dit un ami, le prix à payer pour parvenir à voir la luminosité. Elle était mon lieu préféré pour trouver ma vie à l'intérieur des textes que je lisais. Il y a ainsi, par exemple, une scène de Tolstoï que j'ai intériorisée et dans laquelle je me vois moi-même en train de lire : celle où un personnage est dans un train, un livre dans les mains, tandis que dans le compartiment, une lumière éclaire sa lecture. Pour moi, c'est une image du bonheur que seule la littérature peut probablement donner. Car il faut savoir que la littérature permet de penser ce qui existe, mais aussi ce qui s'annonce et qui n'est pas encore advenu. Penser aussi, par exemple, que le monde est un texte, une grande fiction que DGF lit passionnément tous les jours.

     Le monde est un passage, celui-ci est notre vie et il est dans les livres. Nous ne vivons vraiment qu'au fur et à mesure que nous lisons notre histoire en la transcendant. Parce que seule la littérature est vraiment transcendante, elle nous fait découvrir les autres et nous demander comment il se peut que les signes sur une tablette d'argile, les signes tracés par une plume ou un crayon soient capables de créer une personne (un don Quichotte, un Gregor Samsa, une Béatrice, un Jakob von Gunten, un Falstaff, une Anne Karénine), dont la substance excède dans leur réalité, leur longévité personnifié, la vie elle-même.

     Il n'est pas d'énigme plus grande que celle de la pièce unique. Dans ce cabinet, aussi paradoxal que cela puis paraître, nous finissons tous pas ressemblér à Robinson Crusoé. Les vagues alentour, l'eau infinie comme l'air, la chaleur de la jungle derrière : "je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine." "

     

     

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Les symphonies ne seront pas vendues. Je ne m'adresserais pas à un éditeur, qui ferait sur elles de l'odieuse réclame, et qui en souillerait la première page avec son nom indifférent. Je les ferais imprimer à mes frais, in-8°, sur papier de luxe, en grands caractères elzéviriens penchés, et le tirage sera de cent exemplaires (...) Pas un exemplaire ne sera mis dans le commerce ; pas un surtout ne sera envoyé aux critiques..."

    - Pierre Louÿs, Journal intime (avril 1890)

    dimanche 11 octobre 2015.jpg

    Parfois je n'ai pas envie d'écrire ; les œuvres parlent d'elles-mêmes dit-on ; je repense à "Bobi" Bazlen, à Trieste et au Stade de Wimbledon adapté au cinéma par Mathieu Amalric où, à la fin du film, Ljuba, vieille dame et grande lectrice qui perd la vue, déclare que seul celui qui n'écrit pas peut se permettre de juger correctement l'écrit ; dans un autre film, celui d'Eugène Green, Le pont des arts, une jeune femme déclare (plus ou moins - je récite de mémoire...) qu'André Breton fut un grand écrivain ; ce à quoi son interlocuteur - un jeune étudiant - répond que s'il avait moins écrit, son œuvre n'en aurait été que meilleure.

    Less is more, écrivait le poète Robert Browning en 1855 déjà... Ainsi Song to the siren de This Mortal Coil (utilisé dans un très beau roman de Cécile Wajsbrot, Totale éclipse) et le petit essai Pour la littérature de Cécile Wajsbrot (again) se passeront de commentaires.

    Reste une pensée pour Marc Dachy qui nous a quitté mercredi dernier et qui avait utilisé, pour son dernier livre, une partie de cette phrase tirée d'une lettre datant de 1917 et adressée par Tristan Tzara à Picabia "Je m’imagine que l’idiotie est partout la même puisqu’il y a partout des journalistes."

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    “Je sais maintenant qu'à l'origine, le chaos fut illuminé d'un immense éclat de rire.”

    - René Daumal, L'évidence absurde

    dimanche 4 octobre 2015.jpg

    Je me souviens vaguement d'avoir écouté (mais peut-être pas entièrement) le premier album de Trentemøller à sa sortie, il y a presque dix ans ; d'avoir aimé certaines ambiances, certains sons, sans avoir été - dans la globalité - réellement attiré ni pleinement intéressé ; puis son nom est revenu au fil des années aux côtés de ceux de Maps, Depeche Mode, The Knife, Moby, Chimes and Bells (superbe remix présent sur cette compilation d'ailleurs) alors lorsque j'ai vu ce volume de la collection LateNightTales révélant les influences musicales de l'artiste à travers un choix pointilleux, je l'ai acheté pour satisfaire ma curiosité et mon goût de la découverte - et je n'ai pas été déçu (enfin presque pas...).

    Je me souviens bien d'avoir été content de retrouver dans cette collection des groupes mythiques (de vieilles connaissances, quoi) comme This Mortal Coil, Nick Cave et Warren Ellis ainsi que le Velvet Underground & Nico, et puis d'avoir surtout trouvé le tout très homogène, bande sonore idéale pour bouquiner le dimanche sur son sofa ou une chaise au soleil.

    Je me souviens aussi d'avoir été particulièrement déçu par la reprise qu'a faite Trentemøller du Blue Hotel de Chris Isaak, vidé de sa substance suave originale par un mix trop lent et routinier (dommage), mais d'avoir réécouté en boucle certains titres, dont celui de Low, qui clôt la face A de ce double disque vinyle, à savoir le très lent et Joy Divisionesque (That's how you sing) Amazing Grace, un des beaux moments de cette collection pleine de pépites :

    I knew this girl when I was young
    She took her spikes from everyone
    One night she swallowed up the lake
    That's how you sing amazing grace
    Amazing grace
    Amazing grace
    It sounds like razors in my ears
    That bell's been ringing now for years
    Someday I'll give it all away
    That's how you sing amazing grace
    Oh, can you hear that sweet sweet sound
    Yeah, I was lost but now I'm found
    Sometimes there's nothing left to save
    That's how you sing amazing grace
    Amazing grace
    That's how you sing amazing grace

     

    https://www.youtube.com/watch?v=e3mB31w7QSw

     

    "La fiction est un pouvoir d'hallucination" nous dit Maylis de Kerangal. Son nom (difficile à retenir à en croire cette cliente qui m'avait demandé "une auteure dont le nom ressemble à celui d'un marin breton") circule dans les milieux littéraires depuis des années déjà ; ses livres se trouvent maintenant facilement et dans toutes les librairies. Bref : Maylis de Kerangal n'est plus un nom sur un livre, mais un visage connu. Sénèque nous dit qu'il faut séparer les choses du bruit qu'elles font, et Deleuze nous met en garde dans son Abécédaire : "Ecrire, c'est propre, parler c'est sale... parce que c'est faire du charme" ; nous devrions donc nous intéresser à l'écrit, et à l'écrit seul. Cela évite d'être déçu, d'avoir cette vilaine impression que l'écrivain n'a pas parlé du livre qu'il a écrit, mais de l'idéalisation de celui-ci et que tout le charme déployé à en parler ne se retrouve pas, mais alors pas du tout, dans le dit livre qui est misérable et à peine écrit. Mais voilà... la chair est faible et lorsque j'ai vu que l'excellente revue Décapage invitait Maylis de Kerangal à déballer sa panoplie dans ce nouveau numéro (53), je n'ai pas résisté à la curiosité bien naturelle d'en savoir plus sur cette auteure - et je suis tombé sous le charme, évidemment... Savoir qu'elle vient du Havre et qu'elle a longtemps édité de la littérature jeunesse m'a ouvert les yeux sur cette adolescence souvent si présente et bien décrite dans plusieurs de ses romans (dont l'excellent Dans les rapides, qui mêle la musique de Kate Bush et Blondie). Maylis de Kerangal parle ainsi de musique, d'influences (elle aime Sebald, Ponge, Didi-Huberman, Jim Harrison, etc.) et s'en explique merveilleusement bien. J'ai aimé le fait qu'elle crée des "collections" qui accompagnent l'écriture d'un livre. Ainsi, pour Naissance d'un pont, elle a "emporté" avec elle les livres de Joan Didion (L'Amérique), Julien Gracq (La forme d'une ville) et Richard Brautigan (La pêche à la truite en Amérique), pour n'en citer que trois sur neuf et vous laisser l'envie de découvrir cette revue où, en plus de cette merveilleuse panoplie proposée par Maylis de Kerangal, vous pourrez lire l'hilarant texte donné par Iegor Gran répondant à la question "Comment apprend-on qu'on va être publié?" (posée à une dizaine d'autres écrivains) ; mais aussi un entretien fictif avec Céline aujourd'hui, le journal d'Alice Zaniter ou un texte inédit d'Alex Barthet, La lettre, qui se passe sur fond de Sonic Youth. Il y a tant de bonnes raisons de lire cette revue - c'est hallucinant.

    Extrait de la panoplie de Maylis de Kerangal, tiré de la revue Décapage #53 (Flammarion) :

    "Quand je commence un livre, mon premier mouvement est de constituer une "collection" : une quinzaine de volumes, prélevés dans la bibliothèque ou acquis au dehors - jeux de pistes, chasse au trésor. Une fois établie, cette collection n'évolue plus tellement - ou alors c'est une bifurcation, un coup de théâtre dans ce projet de livre ! Je la garde près de moi durant tout le temps de l'écriture.

    La collection réunit toutes sortes de textes - poèmes et manuels, guides de voyage et ouvrages techniques, romans, récits, essais, livres d'histoire et atlas -, des livres qui n'ont pas forcément un rapport avec ce qui m'occupe, ni en termes d'écriture, ni en termes de sujet, de thème ou de motif. Ce sont les liens que je forme entre ces livres qui créent la collection. Si je les associe, c'est parce que chacun d'eux porte l'intuition de ce texte qui me travaille - parfois un mot, parfois seulement leur titre, parfois une résonnance plus visible, plus documentaire. J'écris ainsi à travers ces autres voix, à travers ces autres écritures qui émergent dès lors comme une seule matière, prennent corps comme un tout. Inventer la collection n'est donc pas seulement une phase de préparation, une prise d'élan : pour moi, c'est déjà écrire le livre.

    Réunir cette collection est un moment de rêverie active et de tension euphorique. Il faut être concentré, disponible et en même temps plonger dans le secret. Je me dis parfois que c'est comme former une bande avant d'aller faire un coup, un braquage - le grand braquage du langage. Voilà : la collection c'est le désir du livre."