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  • La carte postale du jour...

    Il parait que c'est un peu ma ligne, sinon ma destinée, de n'avoir pas où reposer ma tête.

    - extrait d'une lettre de Maurice Sachs datant de 1942

    dimanche 29 novembre 2015.jpg

    Je ne me souviens plus si j'ai acheté ce maxi chez Divertimento ou Sounds, mais je pencherais pour le second disquaire, probablement peu de temps avant le passage du groupe au Palladium en 1988, aux côtés de Sad Lovers & Giants (nul) et The Essence ('suis parti après deux titres...) - ce soir là And Also The Trees furent magique.

    Je me souviens bien de quelques anecdotes amusantes sur le groupe ; comme le fait que le frères Jones disposaient dans les années nonante d'un stock impressionnant d'invendus de leur deuxième album, Virus Meadow, en version limitée contenant un 45tours, et que, pensant ne jamais arriver à les vendre et pour gagner un peu de place chez eux, ils avaient décidé de tout jeter, ce qu'ils ont bien sûr amèrement regretté quand, dès la décade suivante, le public délaissa le format compact disc pour revenir au vinyle...

    Je me souviens aussi qu'And Also The Trees ont toujours eu un lien particulier avec Genève, en y jouant en 1988, en 1992, 1994, et de très nombreuses fois ensuite jusqu'à ce concert acoustique dans la salle des abeilles du Palais de l'Athénée en juin 2009, ou encore ce mémorable concert au Casino-Théâtre en 2012 où ils jouèrent une magnifique version de Shaletown qui reste à ce jour l'un de mes titres favoris de ce groupe qui continue sa flânerie singulière, bon an mal an, depuis près de trente cinq ans, avec talent.

    On the blue-green rising, falling tide
    Breathing in the pebbles
    Sighing out the salt breeze

    Chaff is blowing from the stubble fields
    Leaving the dried earth land it threads the gate
    Tunnel hedges
    Old man's beard
    Sticking to the wild plums
    Old man's beard
    And follows the pot-holed tracks
    That lead to Shaletown

    The ox-man's soul forever turns around
    And ploughs the stubble field
    Caught in the lonely mile
    Between the roads to Shaletown
    He watches the chaff leave his dry brown eye
    And swing over rose-hip stile
    To Shaletown

    Under bronze-red sunset, cobweb clouds
    Dipping to the shadows
    Dancing through the dead trees
    Over carts that struggle up the hills
    Sticking into the sweat and blistered hands
    Nailed sacks flap
    From blackened walls
    Flailing arms to welcome
    From blackened walls
    In to the groaning heart of Shaletown

    The ox-man turns and walks into the wind
    Towards the ceaseless sea
    Ploughing the lonely mile
    As chaff settles in Shaletown
    The machines they groan and the hammers they pound
    As night falls on Shaletown
    The chaff settles in Shaletown
     
    https://www.youtube.com/watch?v=83IO34aMqS0
     
     
    Belle trouvaille que ce livre écrit au bord du lac des Quatre-Cantons dans les années 43-44 ; réédité maintenant par l'Arbalète (Gallimard) mais qui avait été à l'origine publié en Suisse, à Genève, par les éditions Jeheber, en septembre 1945. La préface est (pour la réédition présente) signée par Patrick Modiano : "Ce qui fait la singularité de Rien où poser sa tête c'est qu'on ne peut pas identifier son auteur de manière préciseJe préfère ne pas connaître le visage de Françoise Frenkel, ni les péripéties de sa vie après la guerre, ni la date de sa mort. Ainsi son livre demeurera toujours pour moi la lettre d'une inconnue, oubliée poste restante depuis une éternité et que vous recevez par erreur, semble-t-il, mais qui vous était peut-être destinée". L'auteur de Dora Bruder et des Boutiques obscures, récemment nobélisé, appuie sur l'importance du quasi-anonymat de son auteure, en ajoutant bien "qu'à notre époque, l'écrivain se montre sur les écrans (...), dans les foires du livre, (...)" s'interposant sans cesse entre le lecteur et son œuvre, devenant ainsi un "voyageur de commerce", précise-il encore. Héroïne (presque) inconnue, Françoise Frenkel ouvrit la première librairie française de Berlin, en 1921, pour tout quitter sous la menace nazie en 1939 (ce qui dénote son courage - si ce n'est sa folie - puisqu'elle était franco-polonaise d'origine juive!). Son récit couvre la montée des violences nazies, puis son exil pour la France et ses différentes tentatives pour rallier Genève et la Suisse, avec un ultime essai enfin couronné de succès en juin 1943. Le récit de cette passionnée de livres et de littérature est d'une douce simplicité, ce qui le rend d'autant plus beau. Il y a d'ailleurs quelque chose de modianesque dans ce texte qui a traversé le siècle passé et qui ressort de l'oubli pour rendre le témoignage rigoureux des petites vies tourmentées par la grande Histoire - puisse-t-il trouver de nombreux lecteurs.
     
    Extrait de Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel (L'arbalète Gallimard 2015) :
     
    " Je revoyais clients et amis... Combien, à chaque tentative de départ, ils s'étaient montrés profondément affectés. "La librairie, disaient-ils, est le seul endroit où nous puissions venir reposer notre esprit. Nous y trouvons l'oubli et le réconfort, nous y respirons librement. Elle nous est plus que jamais nécessaire. Restez ! "
     Je compris cette nuit-là pourquoi j'avais pu supporter l'accablante atmosphère des dernières années à Berlin... J'aimais ma librairie, comme une femme aime, c'est-à-dire d'amour.
     Elle était devenue ma vie, ma raison d'être.
     L'aube me trouva assise à ma place habituelle devant ma table de travail, au milieu des livres.
     La librairie paraissait presque irréelle dans la première lueur du jour.
     Alors je me levais pour faire mes adieux...
     je passais de rayon en rayon, caressant tendrement le dos des livres... Je me penchais sur ls exemplaires numérotés. Combien de fois avais-je refusé de céder l'un ou l'autre par attachement !
     Je relisais les dédicaces d'auteurs. Certains n'étaient plus. Ni Claude Anet... Comme il m'avait parlé avec enthousiasme de sa vie en Russie ! Ni Henri Barbusse... Il m'avait raconté ses souvenirs de Roumanie, de Russie, de Lénine... Ni Crevel, jeune, fantasque, inquiétant dans sa fougue et dans son pessimisme.
     Certaines dédicaces évoquaient un instant de sympathie, d'autres un hommage éphémère... Tous ces trésors allaient rester. Quelles mains en prendraient soin?
     Je cherchais auprès de mes livres réconfort et encouragement.
     Et subitement je perçus une mélodie infiniment délicate... Elle venait des étagères, des vitrines, de partout où les livres menaient leur vie mystérieuse.
     J'étais là, j'écoutais...
     C'était la voix des poètes, leur consolation fraternelle à ma grande détresse. Ils avaient entendu l'appel de leur amie et faisaient leurs adieux à la pauvre libraire dépossédée de son royaume.
     Les premiers bruits du matin me rappelèrent à la réalité."
  • La carte postale du jour...

    Lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n'est qu'une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie: Espère, car chaque nuit n'est qu'une trêve entre deux jours.

    - Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

    dimanche 22 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir suivi quelques années durant les sorties du label Bella Union, fondé par un membre des Cocteau Twins (Simon Raymonde), et d'avoir ainsi découvert, parmi les nombreuses propositions musicales (Midlake, Czars, Laura Veirs, ...) la musique de Beach House qui me rappelait la naïve étrangeté de Julee Cruise dans Twin Peaks ainsi que la pop vaporeuse et ralentie des meilleurs titres de Slowdive (Spanish air, Catch the breeze, Dagger, ...). 

    Je me souviens bien de ce concert du 2 novembre 2007 à L'Étage, à Artamis (rayé depuis de la carte de Genève), où, avec In Gowan Ring et Equus, nous partagions l'affiche avec les États-Uniens d'Arbouretum et Beach House ; les premiers représentant l'archétype même du groupe de rockers branchés barbus complètement mutiques (pose qui me rappelle toujours ce dialogue du film Le Goût des Autres où Chabat demande à Gérard Lanvin à quoi il pense, et l'autre de répondre qu'il ne pense pas mais qu'il s'emmerde, et Chabat de s'étonner alors : "c'est marrant, quand tu te fais chier on dirait que tu penses"), les seconds étant tout au contraire très sympathiques, prenant la peine de se présenter, de papoter un peu, chose très rare dans le milieu du rock où chacun garde bien souvent ses distances.

    Je me souviens aussi que l'achat de ce disque restera lié aux attentats de Paris, puisqu'en allant prendre mon train ce matin du 14 novembre je reçu un appel me conseillant de rester sur Genève, ce que j'ai fait annulant tout mes rendez-vous parisiens et optant raisonnablement pour un café au Remor, puis par un passage au marché aux puces sur la plaine et un écart par Sounds où je dénichais ce Depression Cherry à la pochette recouverte d'un tissu (?) imitant le velours, agréable au toucher quoique faussement doux, à l'image de la musique étrange de ce groupe dont la musique (presque) dépressive à un petit goût de cerise, comme sur Space song.

     

    It was late at night
    You held on tight
    From an empty seat
    A flash of light

    It would take awhile
    To make you smile
    Somewhere in these eyes
    I'm on your side

    You wide-eyed girls
    You get it right

    Fall back into place
    Fall back into place

    Tender is the night
    For a broken heart
    Who will dry your eyes
    When it falls apart

    What makes this fragile world go 'round?
    Were you ever lost
    Was she ever found?
    Somewhere in these eyes

    Fall back into place
    Fall back into place

     

    https://www.youtube.com/watch?v=RBtlPT23PTM

     

    Dagerman, Sebald, Lou Andréas-Salomé, Dostoïevski, Amiel, Nietzsche, Édouard Levé, Giauque, etc. la liste est longue de ces écrivains qui, plutôt que de prendre la pose, se sont résignés à être les légataires de leurs propres angoisses pour remplir le vide du monde ; ce même vide qui évoquait à Walter Benjamin une scène de crime lorsqu'il observait les photographies d'Adget - curieusement vide de gens. Photographies qui devenaient des "pièces à conviction pour le procès de l'Histoire" ; et dans ce même procès qui n'en finit pas de finir, Baudoin de Bodinat apporte lui aussi son témoignage avec cette suite à ses deux volumes de La Vie sur Terre (1996 et 1999), ressassement littéraire qui porte le beau nom de : Au fond de la couche gazeuse, et qui rappelle à nous ses vers de Dante se trouvant au dessus de la porte de l'Enfer : "Par moi, on entre dans le domaine des douleurs… /  Vous qui entrez ici, perdez toute espérance." Il n'y a ici aucun espoir de rédemption, le constat est noir, pas de notice d'emploi pour contrecarrer les effets négatifs de cette humanité que l'auteur compare à "un macrobiote occupé à digérer la vie terrestre que lui distribuent les chariots élévateurs, les semi-remorques, les portes-containers géants, et à n'en restituer que les résidus inassimilables qui font ces tas d'ordures par milliards de tonnes répandues au hasard" - pas de médecin de l'âme pour venir à notre secours ? Peut-être Socrate, qui nous rappelait que les mauvaises expériences sont aussi les bonnes occasions pour devenir philosophe - bien dit. N'en reste pas moins que la lecture de Baudoin de Baudinat est comme un uppercut de Céline suivi d'un baume déposé sur l'ecchymose par Cioran... on ne sait finalement pas ce qui fait le plus mal et c'est bien ce qui est le plus angoissant (surtout quand on aime ça).

    Extrait de Au fond de la couche gazeuse 2011 - 2015, de Baudoin de Baudinat (éditions Fario) :

    "Il y a des jours où, sans qu'on sache pourquoi, les antennes de la perception se déploient complètement, où la réceptivité de l'ambiance générale se fait plus nette et distincte, où l'intensité de ce qui vibre dans l'atmosphère de cet âge du monde où nous sommes parvenus s'empare entièrement du sentiment qu'on a des choses et vient hanter ce ciel de juillet tout ce qu'il y a de tranquille et bénin, durant qu'on est à s'occuper du jardin, d'un bourdonnement assourdi de Predator venu rôder ici depuis le proche avenir ; où cette vive esthésie d'une précipitation continuelle des événements autour de soi donne à toutes les occupations normales et nécessaires, à l'ordinaire de la vie courant un caractère de lenteur pénible, d'embarras, d'inapproprié, d'un hors de propos suscitant de la nervosité ; ainsi qu'on s'appliquerait à poursuivre la lecture de la Vie d'Alexandre par Amyot - "... de quoy Clitus qui estoit desja un peu surpris de vin, avec ce qu'il estoit de de sa nature homme assez rebours, arrogant et superbe, se courroucea encore d'avantage, disant que ce n'estoit point bien honestement fait d'injurier ainsi, mesmement parmy des Barbares ennemis, etc." -, tandis qu'en allumant la radio ce serait dans un climat d'épouvante des speakers de plus en plus anonymes, décontenancés et bégayants, à répéter des consignes de confinement et de prophylaxies manifestement périmées par la vitesse de la contagion, et qu'on entendrait d'une maison voisine des cris aigus, des claquements de portières, une voiture qui démarre en trombe ; ou bien rester assis comme si de rien n'était à tourner les pages de l'année 1711 des Mémoires de Saint-Simon - "...Je crus donc devoir recharger plus fortement encore ; et voyant mon peu de succès, je lui fis une préface convenable, et je lui dis après ce qui m'avait forcé à le presser là-dessus. Il en fut étourdi : il s'écria sur l'horreur d'une imputation si noire et si scélératesse de l'avoir portée jusqu'à M. le duc de Berry, etc. " -, alors qu'aux informations radiovisées la banqueroute finale propageait d'heure en heure à la surface du globe les mêmes images partout de pillages, d'incendies, de blindés patrouillant les avenues jonchées de carcasses, de foules éparses en carnavals sinistres d'après une fin du monde où toutes les croyances seraient tombées et plus rien ne fonctionnant, et que par la fenêtre ouverte s'en approcherait le raffut. Mais dans la réalité rien de tout cela n'a encore eu lieu, et il faut bien terminer de désherber entre les petits pois ou de repeindre la cabane à outils; et ce n'était pas un drone tout à l'heure mais juste un petit hélicoptère de l'administrations fiscale."

  • La carte postale du jour...

    "Peut il y avoir une lumière née du soleil et de l'usure."

    - Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes

    dimanche 15 novembre 2015.jpg

    Je me souviens de cette reprise de Transmission de Joy Division par Low ; faussement paresseuse et réellement raffinée, sa lenteur cherchait la beauté dans le détail et la suspension.

    Je me souviens bien que ce groupe m'a toujours étonné par sa longévité, sa constante discrétion qui les rapproche de la non-création ; n'éprouvant jamais le besoin ou le devoir de donner des preuves de son statut artistique, un peu comme l'auteur, dont Flaubert explique qu'il doit, "dans son œuvre", "être présent partout, et visible nulle part."

    Je me souviens aussi à quel point j'ai été touché par certains textes de cet album - Ones and Sixes -, et principalement avec ce Lies, dont j'adore la mélancolie et surtout la mise en abîme finale : 

     

    When they found you on the edge of the road
    You had a pistol underneath your coat
    But it all started back in '79
    Your mother used to work from sunset to 5
    And when you knew enough to know where to go
    You said you wanted to be out on your own
    Why don't you tell me what you really want
    Instead of making up the same old lies, lies, lies

    You say you must be going out of your mind
    And I can see you when I look in your eyes
    You're always talking on the end of your tongue
    And sweep the ashes underneath the rug
    You swear you're having just the time of your life
    You've got it wrapped in pretty papers and white
    Why don't you tell me what you really want
    Instead of making up the same old lies, lies, lies
    Lies, lies, lies
    Lies, lies, lies

    Oh, baby, we gotta go
    The shadow's taking its toll
    We're not winning anymore
    Time is keeping score
    It's the blind leading the blind
    One can handle the night
    Oh, it's not what I wanna say
    But I'll say it anyway

    When I saw you on the edge of the road
    You had a pistol underneath your coat
    I should be sleeping by your lonely side
    Instead of working on this song all night

    https://www.youtube.com/watch?v=S182S04Sy9U

     

    Alain Nadaud nous quittait cet été, mais il avait déjà quitté la scène littéraire en 2010 avec son magnifique "D'écrire j'arrête", où devrais-je plutôt dire : il avait "presque" quitté la scène littéraire en 2010. En effet, ce sympathique imposteur nous envoyait encore de ses nouvelles avec ce Journal du non-écrire, en 2014 ; journal qui n'était ni un roman, ni un essai, ni vraiment un journal d'ailleurs... mais un grand livre d'Alain Nadaud, ce qui n'est pas rien, même si bon nombre ne le connaissaient pas, ne le connaissent pas, et, probablement, ne le connaitront jamais. Ses réflexions à la troisième personne donnait un portrait tout de gris d'un auteur désabusé, qui s'éloignait peut-être de son œuvre, déçu par la littérature, et qui faisait maintenant le choix de la retraite dans la vie sans l'écrit. Comme il le notait "un matin (...) j'avais cessé d'y croire" - après avoir touché le néant par la littérature, Nadaud avait choisi la mort fictive. Il s'était raturé à jamais, retiré du circuit, des alliances et des complicités ; il se rayait lui-même du registre des inscriptions et belles lettres - il pouvait savourer cette gloire en secret. Je la savoure avec lui. Ce journal est une fin de non-recevoir, l'œuvre de Nadaud tend vers le silence. Un silence assourdissent qui se noie dans le bruit du monde, mais n'en reste pas moins présent, en profondeur.

     

    Extrait de Journal du non-écrire, d'Alain Nadaud (aux éditions Tarabuste) :

     

    "Il s'était aperçu qu'il avait vécu dans un état de véritable sujétion vis-à-vis de l'écriture. Comme un prêtre fanatique. Un zélote. Un idolâtre qui se sacrifie à son idole, non pas faite de boit, de pierre ou d'os, mais d'encre et de papier : dans son temple, dont la bibliothèque labyrinthique imaginée par J.-L. Borges est le modèle, s'entassait la totalité des livres écrits depuis les commencements des temps, et à écrire jusqu'à la fin des siècles.

     En arrêtant d'écrire, il avait coupé court à cette fantasmagorie. Il avait entamé une cure de désintoxication douloureuse, pleine de doutes et d'austérités, à laquelle rien n'était susceptible d'échapper. Peut-être la disparition de ses certitudes en la toute-puissance de l'écriture, de l'abnégation que supposait cette pratique, de cette morale même qu'elle induisait le rendaient-elles mieux apte à démonter les mécanismes insidieux et pervers de la croyance, à aborder de front la question de l'absence radicale de Dieu.

    Pour retrouver le chemin de l'écriture après une déception pareille, il lui aurait fallu un enjeu de taille : à l'image par exemple de la lutte de Jacob avec l'Ange. Ou de ce Maldoror qui ne craignait pas d'outrager la figure même de Dieu."

     

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi."

    - René Crevel, Les pieds dans le plat

    dimanche 8 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert Teho Teardo par sa collaboration avec Blixa Bargeld (du groupe allemand Einstürzende Neubauten) il y a de cela quelques années à peine, et j'avais trouvé que ses compositions, oscillant entre post-rock mélancolique et musique contemporaine classique - qui me rappelaient d'ailleurs furieusement le morceau The Garden des Neubauten avec sa mélodie lancinante au violon, s'animant en crescendo et se démultipliant dans des éclats sonores hypnotiques -, collaient parfaitement aux textes néo-dadaïstes de Blixa.

    Je me souviens bien d'avoir littéralement sauté sur ce vinyle lorsque j'appris sa parution - une merveille.

    Je me souviens aussi d'avoir vite remarqué que l'un des titres de cette vrai fausse musique pour films s'intitule Hôtel Istria, celui-là même où logèrent Man Ray, Duchamp, Picabia ou encore Aragon, et de m'être dit qu'à mon prochain passage à Paris (dans une semaine) j'irais sans doute y faire un tour...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=X-c_CIHxcDQ

     

    Voilà un bel essai sur les esthètes guerriers : ces poètes engagés, alors en rupture avec le désordre établi suite à la première guerre mondiale ; enfants de D'Annunzio, Jünger et T.E. Lawrence, ils se nommaient René Crevel, Auden, Klaus Mann, et s'opposaient, comme le disait J. de Fabrègues dans un numéro de la Revue du Siècle datant de 1934 "contre l'égoïsme obtus du monde bourgeois-libéral, contre le matérialisme économique et spirituel, contre l'impuissance d'une politique sans esprit et sans âme, (...)" Ils périront les armes à la main, aux commandes d'un avion ou d'une balle dans la tempe, habités par un désespoir aussi grand que leurs idéaux d'un nouvel ordre lyrique, d'une révolte décadente contre la décadence, de la tentation de l'absolue liberté, de l'avènement d'un nouvel homme et d'un âge d'or non pas passé, mais futur, voir - encore mieux - : présent. Des idéaux destinés à être broyés par la machine guerre qui se remet en route, d'abord en Espagne, puis dans toute l'Europe dès 1939. Des idéaux que l'on retrouve dans les années soixante, comme le note Hakim Bay dans son essai T.A.Z., qui lie la pensée subversive, déjà élaborée à Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses adeptes, aux mouvements de jeunesse, la "contre-culture" (même si celle-ci est depuis longtemps devenue, malheureusement, uns niche du capitalisme ultra-libéral), celles des hippies aux anarchistes nihilistes, des punks, du squat en passant par les rave-party - tous donnent bien souvent la priorité à la vie en groupe, le refus de l'aliénation urbaine, la tentative de créer des économies alternatives, la circulation des drogues, la liberté sexuelle, etc. Maurizio Serra permet, grâce à son travail précis et soigné, de redécouvrir l'esprit de cette jeunesse des années 30, riche de ses paradoxes, esprit qui survit encore de-ci delà, en Europe et ailleurs.

     

    Extrait de Une génération perdue - Les poètes guerriers dans l'Europe des années 1930, de Maurizio Serra (paru aux éditions du Seuil 2015) :

     

    "Dans une autre vie, une autre œuvre, interrompue au seuil de la maturité des temps gris de l'immédiat après-guerre, quand l'intellectuel croit combler, par l'engagement, l'angoisse d'être relégué : "Certaines cultures végètent à un degré inférieur de l'histoire, confie Cesare Pavese peu avant son suicide ; pour elles le problème de mûrir, d'atteindre à ce viril instant tragique qu'est l'équilibre entre l'individu et le collectif, correspond à celui qui se pose pour l'anarchiste rebelle en culottes courtes : grandir en héros tragique, conscient de l'histoire."

     Ce jugement traduit le climat d'un époque où la culture suscitait des passions qui étaient, en retour, le reflet de son pouvoir d'effraction. Si elle ne conciliait, ou ne réconciliait pas, elle pouvait au moins provoquer les réflexions des uns et les contre-réflexes des autres - jusqu'à l'excès.

     Alors les esthètes armés sont partis, coupables d'avoir deviné que l'Europe s'apprêtait à hypothéquer sa propre histoire pendant des générations. Oui, Cantimori avait vu juste. Que nous ont-ils donc légué, par delà le long purgatoire auquel les a condamnés l'après-guerre ? Qu'est-ce qui nous autorise à les lire ou les relire aujourd'hui, à retracer leur parcours, à les considérer à nouveau comme actuels, malgré ce qui sépare le monde des années 30 du nôtre ? C'est que, même là où il s'exprima dans le désordre et l'incohérence, et culmina dans les luttes fratricides, le témoignage de cette génération perdue, la dernière peut-être qui puisse se définir comme réellement et idéalement "européenne", demeure authentique et profondément humain."  

  • La carte postale du jour...

    "Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapienta : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible."

    - Roland Barthes, Leçon

    dimanche 1 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir d'abord possédé cet album en format cassette, qu'il fallait sans cesse tourner dans l'autoradio de ma mère, et d'avoir rapidement discerner ce son de basse que je retrouvais aussi chez les Cure et qui avait sur moi un effet presque hypnotisant.

    Je me souviens bien que la pochette de cet album de New Order est emblématique parce Peter Saville, leur designer attitré, avait utilisé une reproduction du tableau Une corbeille de roses de Fantin-Latour à laquelle des carrés de couleur sont ajoutés (sur le verso, par exemple, on peut ainsi lire le numéro de catalogue du disque : FAC75), et qu'aucune information au sujet du titre de l'album - Power, corruption & lies - ou du groupe n'apparaissait autrement que sous ce code couleur, ce qui rend cette pochette de disque mythique, à tel point qu'elle se retrouva sous forme de timbre édité par la poste britannique, en 2010 (même si finalement, en terme de code couleur, Peter Saville a presque fait plus fort sur l'album From the hip de Section 25, en 1984).

    Je me souviens aussi que cet album, charnière dans la carrière du groupe de Manchester, est celui de l'émancipation, de la recherche d'une pop moderne et du passage à la lumière après être resté dans l'ombre suite au décès tragique de Ian Curtis, un disque où les musiciens sortent du frigo dans lequel le producteur Martin Hannett les avait confiné (Movement), produisant eux-mêmes un album très inégal, certes, mais so 80s et qui contient par ailleurs mes trois titres préférés de New Order, à savoir la chanson d'ouverture, Age of consent, le très kraftwerkien Your silent face - placé au centre l'album tel un pilier -, et dernier titre de l'album qui le clôt ainsi en beauté en revenant à un son plus Joy Divisionesque sans tomber dans la caricature - bien au contre -, le très mélancolique et entêtant Leave me alone :

     

     

    "On a thousand islands in the sea
    I see a thousand people just like me
    A hundred unions in the snow
    I watch them walking, falling in a row
    We live always underground
    It's going to be so quiet in here tonight
    A thousand islands in the sea
    It's a shame."

    https://www.youtube.com/watch?v=JEJpmDUMKco

     

    Depuis presque vingt ans, les éditions du Mot et le Reste publient, principalement, des ouvrage dédié à la musique. On leur doit plein d'excellent titres comme Back in the USSR qui donnait à lire et à entendre un bref panorama du rock et de la contre-culture dans la Russie soviétique ou bien le fameux Covers, qui se penche sur l'art de la reprise dans le milieu pop/rock. L'éditeur propose aussi des manuels, ou plutôt des guides, pour faire le tour d'un genre, d'un style, d'une époque, d'une tendance musicale, à travers un nombre de disques dont les chroniques sont autant de clés de compréhension et d'invitation à la (re)découverte ; et voici enfin le tour de l'indie-pop avec des dates biens choisies puisqu'il s'ouvre en 1979 sur Unknown Pleasures (Joy Division) et se ferme avec Ok Computer (Radiohead) en 1997. Jean-Marie Pottier connaît très bien son sujet (voir la riche bibliographie utilisée en fin d'ouvrage), et il apporte une touche très particulière à son ouvrage en incorporant à ses savantes chroniques des anecdotes concernant les groupes ou leurs disques, des citations, parfois assez drôles et souvent très éclairantes. Il met en lumière le travail d'agitateurs irresponsables que sont les directeurs de labels indépendants. Grâce à cette sélection de 100 albums chroniqués dans l'ordre chronologique, ce livre est un voyage dans le son et l'histoire de la musique pop indé', un cheminement qui n'est pas rectiligne mais passe bien sûr par les chemin de traverses où l'on croise le post-punk-funk hybride d'A Certain Ratio en 1980 puis les envolées gothiques des Cocteau Twins en 1984 pour, vers la fin, bifurquer sur la pop baroque et littéraire de Divine Comedy et son album de 1993 : Liberation. Certains choix sont discutables, évidement - moi j'aurais plutôt mis LC de Durruti Column, leur deuxième album plutôt que le premier, et je m'étonne de trouver dans ce livre des groupes qui me semblaient de moindre importance comme Stockholm Monsters ou The Wake ? mais, au final, ça permet de suivre, de comprendre l'évolution d'un label indépendant, ses errances et recherches musicales, ses prises de risques aussi, et, dans le cas, de ces deux groupes, de mieux situer ce qui amène le label de Joy Division, Factory, et son mythique directeur, Tony Wilson, a sortir le dansant 24 hours party people (FAC192) des Happy Mondays quelques huit ans après le cryptique All night party d'A Certain Ratio (FAC5). Et puis - joie - Jean-Marie Pottier a choisi Strangeways, here we come des Smiths, qui, pour moi, est le meilleur album du groupe de Manchester, et peut-être le meilleur disque des 80s... Bon livre. 

     

     

    Extrait de Indie Pop 1979 - 1997, de Jean-Marie Pottier (aux éditions Le Mot et le Reste 2015) :

     

     

    "Les labels indépendants sont là pour chercher, ce sont "des gens qui font passer la musique d'abord", comme l'a chanté Stiff Little Fingers sur "Rough Trade", morceau en hommage à leur label. Évoquant la différence entre les majors et les indépendants, Tony Wilson a un jour expliqué que "les uns sont guidés par la pratique consistant à signer un groupe pour avoir un tube ; les autres par le fait de dire "ça a l'air intéressant, enregistrons un disques"." Une recherche qui passe par un refus des clichés du rock devenu empâté, toutinier, au point que même le mot rock'n'roll fait figure de repoussoir. "Different story", la face B d'un des premiers singles publiés par Rough Trade, "Ambition" de Subway Sect, clame ainsi "We oppose all rock'n'roll" ("Nous nous opposons à tout le rock'n'roll"), tandis que Pete Wylie de Wah! Heat, un des têtes d'affiches de Zoo, forge en 1981 le néologisme "rockism" pour désigner tous les clichés qui ont épuisés le genre, du rappel obligatoire lors des concerts à l'album lui-même.

    Il existe un intellectualisme très présent dans cette scène, qui se nourrit de livres autant que de disques. Chez Fast, Bob Last cite volontiers le processus de distanciation cher au dramaturge allemand Bertold Brecht ou les théories sur la reproductivité de l'œuvre d'art du philosophe Walter Benjamin. Chez Factory, Tony Wilson puise dans le situationnisme une inspiration pour titrer un album ou imaginer un epochette, et en tire même le nom du club qu'il crée en 1982, l'Haçienda, emprunté au Formulaire pour un urbanisme nouveau du lettriste Ivan Chtcheglov ("il faut construire l'Haçienda"). Leurs soutiens ne sont pas en reste, parsemant à la même époque les colonnes du NME de noms de philosophes français, de Jacques Derrida à Michel Foucault en passant par Roland Barthes."