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Blog - Page 13

  • La carte postale du jour...

    Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin, que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de raconter ma chute et mon sommeil.

    Arthur Rimbaud, extrait de Matin (1873)

     

    vendredi 26 décembre 2015.jpg

    Je me souviens que cette pochette de disque m'a posé comme principal souci de ne pas me photographier moi-même, à cause de son effet miroir.Je me souviens bien d'avoir immédiatement pensé à certains groupes en écoutant ce disque des danois de Vår ; à Joy Division en premier lieu, à Cure (période Faith), à Siglo XX, à Tunnelvision, à d'autres danois bien sûr (Sort Sol et De Må Være Belgiere), à In The Nursery et Death In June des débuts, et aux nombreux clichés qui découlent de ce style quelque part entre le post-punk le plus sombre et le néofolk le plus martial, avec cette obsession pour un idéal jeune et fier (guerrier), ce bouillonnement colérique et romantique à la fois, cette tension qui oscille entre une forme d'extase et un désespoir total, transpirant une tragédie désirée, et puis cette sobriété d'expression qui, au final, saisit l'auditeur.

    Je me souviens aussi d'avoir été enthousiasmé par la production, le son même de ce disque, la maturité qui s'en dégage - surtout lorsque j'ai vu la photo des membres du groupes qu'on croirait encore en pleine adolescence et qui sont pourtant les auteurs accidentels d'une bande son probable des livres de Mishima ou Jean Genet, ceux qui portent en eux une charge homo-érotique puissante, comme sur le charismatique et enlevé Pictures of Today / Victorial, l'un des temps fort de No One Dance Quite Like My Brothers :

    https://www.youtube.com/watch?v=jAFZ0LXuq4A

    Il y a plusieurs beaux et bons livres qui vont paraître à la rentrée de janvier 2016, mais s'il fallait en retenir un tout particulièrement (ou pour l'instant) alors cela serait probablement Martin, de Bertrand Schefer. J'y ai retrouvé cette fausse simplicité que j'avais apprécié dans l'un de ses précédents livres, Cérémonie. Une écriture dite "plate", qui ne l'est pas, évidement, mais dont la forme - sobre -, sert en définitive le fond. Il ne lui faut pas plus de quatre-vingt pages pour dresser le magnifique et tragique portrait d'une amitié de jeunesse que le temps a usé jusqu'à la moelle et que les trajectoires différentes font qu'elle se perd de vue jusqu'à devenir même un produit de pure fiction. Mais cela serait trop bête ici de divulgacher l'histoire et l'enjeu de ce livre qui est profondément émouvant ; qui n'a pas, un jour, voyant au loin une très ancienne connaissance - ou même ce qu'on dénommait "ami" par le passé -, changé de trottoir ou simulé ne pas reconnaître la personne, par peur d'un silence embarrassant, à cause de cet inévitable éloignement, du temps qui a passé et que l'on ne compte plus en année mais en décennie. Et c'est justement ce dont traite Martin, où le narrateur du livre ne veut pas ternir un passé idéalisé, voir fonctionnalisé (par l'écrit et le cinéma), par un présent et un réel par trop décevant. Il n'y aura pas de rencontres ni de retrouvailles, mais que des non-évènements, des non-rencontres et autant de non-retrouvailles... Ce livre sonne juste, c'est chose rare, et l'effet est proche de celui que m'avait procuré par exemple la lecture de Suicide d'Édouard Levé, ou celle de Ce que j'appelle oubli de Laurent Mauvignier, c'est dire (trop, peut-être... mais aussi pas assez tant ce livre est fort).

    Extrait de Martin, de Bertrand Schefer (à paraître en janvier 2016 aux éditions POL) :

    "Je n'ai pas voulu voir qu'il fallait passer à autre chose, je me suis accroché à la jeunesse qui s'enfuyait, que Martin avant figée dans son refus et son déni de tout, et tout est parti en miettes en m'explosant à la figure, parce que celui qui refusait de s'engager et de bouger se détruisait finalement plus vite que nous. Et maintenant j'avais pris sa place, un jour comme celui-ci : j'avais dans les yeux de sa mère dit adieu pour lui à son père. Lui pas revu depuis dix ans ou quinze peut-être, mais avant cela pas revu ce qu'on appelle vraiment depuis vingt ans, lui dont j'avais parlé aux uns et aux autres, des semaines, des mois, des années, dans le secret et en public, dont j'avais ravivé le souvenir chez nos anciens camarades acteurs, dans le contexte brutal et indifférent du cinéma, où tout devient un jour ou l'autre instrument de promotion et de réussite, lui errant sans rien peut-être mort ou fou sans retour, Rimbaud blasé sans œuvre, sur les routes, ailleurs, aura servi de ressort à cette comédie dont je dois maintenant supporter l'échec."

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    Le remords ne prouve pas le crime ; il dénote seulement une âme facile à subjuguer.

    - Sade, Les infortunes de la vertu

    dimanche 20 décembre 2015.jpg

    Je me souviens que cet album de Coil a été la bande son de mon installation dans les combles du squat des Épinettes, à la fin '89, durant ce qui m'est apparu comme un hiver excessivement rude (probablement à cause des trous dans le mur et de l'absence de chauffage), avec ce titre d'ouverture génial - Anal Staircase -, "hit" homo-érotique dans nos soirées du Midnight, avec une boucle samplée du Sacre du Printemps de Stravinski - grand.

    Je me souviens bien qu'en réécoutant Horse Rotorvator récemment j'ai été étonné de ne pas le trouver particulièrement vieilli - au contraire même -, l'album garde toute sa radicalité originale, sa fraîcheur, son étrangeté, ovni musical inclassable, un peu comme le disque de Psychic Tv, Dreams less sweet.

    Je me souviens aussi que l'une des plus belles chansons de Coil - Ostia (The death of Pasolini) - figure sur ce disque et que cela reste l'une de mes ballades favorites des années 80 avec Fall apart de Death In June et The Orchids de Psychic TV...

     

     There's honey in the hollows
    And the contours of the body
    A sluggish golden river
    A sickly golden trickle
    A golden, sticky trickle

    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming
    And the car reverses over
    The body in the basin
    In the shallow sea-plane basin

    And the car reverses over
    And his body rolls over
    Crushed from the shoulder
    You can hear the bones humming
    Singing like a puncture
    Singing like a puncture

    Killed to keep the world turning
    Killed to keep the world turning
    Killed to keep the world turning

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome
    And the bloodstained coast of Ostia

    Leon like a lion
    Sleeping in the sunshine
    Lion lies down
    Lion lies down
    Out of the strong came forth sweetness
    Out of the strong came forth sweetness

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And murder me in Ostia
    And murder me in Ostia
    The sea of Rome
    And the bloodstained coast

    And the car reverses over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome

    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming
    You can hear the bones humming

    Throw his bones over
    The white cliffs of Dover
    And into the sea, the sea of Rome

    And murder me in Ostia 

    https://www.youtube.com/watch?v=ytoXrheqZbg

     

     Le livre consacré à Tony Duvert que publie Gilles Sebhan, et que j'ai lu il y a plus d'un mois déjà, m'a demandé une longue digestion, et me laisse une étrange impression, comme un malaise que je qualifierais de constant. D'ailleurs Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit - qui publieront tout l'œuvre de Duvert entre 1967 et 1989 -, ne s'y était pas trompé en publiant le premier roman - Récidive - du jeune écrivain, âgé alors de 22 ans : si le potentiel littéraire est là, la pornographie (aujourd'hui on dirait plus honnêtement la pédopornographie) y est fortement présente et, conscient du risque, décision est prise d'éditer ce livre à 712 exemplaires, sans l'annoncer à la presse, disponible uniquement sur souscription ou par le biais de libraires sélectionnés pour leur discrétion. Cette discrétion est aussi la marque de fabrique de Gilles Sebhan qui nous permet de nous approcher du monstre sans (trop de) danger. Biographie, recueil de lettres, de témoignages, de souvenirs, cet essai protéiforme nous fait entrer dans la vie même de Tony Duvert, avec ses tourments, ses passions ; écrivain compliqué, obsédé par la littérature et souvent détestable. Cela donne lieu à une impossibilité d'empathie qui nous tient à distance, mais le feu qui dévore l'auteur nous attire quand même... et puis Duvert est parfois drôle, quand il déclare à la presse, lors de la remise du Prix Médicis en 1973 : "J'ai trop mal aux fesses... pour... parler.". Sebhan le décrit comme adorant "jouer les gosses et le faisant avec le plus grand sérieux, si l'on y perçoit autre chose qu'un doigt levé dans une espèce de refus post-dada, une séquelle de l'esprit 68, un aphorisme annonçant de façon stupéfiante les grands hérauts du punk", mais un gosse qui fait face au refus et à l'incompréhension puisque Sebhan ajoute encore que "si l'on va au-delà de l'allusion à la sodomie qui était le fond scandaleux de ce prix, peut-être peut-on lire dans cette déclaration une impossibilité absolue, un dégoût et une douleur totale face à l'idée que quelque chose puisse être dit." Certaines lettres de Duvert font à la fois penser à Voltaire et à Céline ; il est parfois génial dans sa méchanceté, drôle dans l'ironie, plein d'esprit, de bons mots, mais une fois les années 70 passées, années de son succès et de son séjour au Maroc, voici venu le retour à l'ordre moral des années 80 et voilà un Tony Duvert perdu, hébété, bête solitaire, traquée, monstre vivant dans le renoncement ; commence alors une chute qui ne s'arrêtera qu'avec sa mort, en 2008. Reste ce livre qui fait l'effet d'un masque de Méduse, beau et terrifiant, ce Retour à Duvert écrit avec beaucoup de délicatesse et d'intelligence, qui ne cherche pas à réhabiliter un monstre, mais plutôt à discerner l'humanité dans toute sa fragilité sous les oripeaux et la face déformée par une vie de misère et de rejet - l'auteur le dit lui-même : "J’ai cherché avec ma lampe torche de biographe à chasser les ténèbres en plein jour, ces ténèbres d’aujourd’hui, et ce que je cherchais, j’en suis à présent certain, c’était toujours un homme." Impossible d'ailleurs de ne pas penser à Sade, alors que se presse un public conquis d'avance lors des expositions (la meilleure à Zurich en 2001/2002, la plus mauvaise à Paris l'année passée). Mais il manque le recul nécessaire pour appréhender l'œuvre de Duvert, qui sent encore le soufre. Et si je n'ai pas l'envie de découvrir les textes de Duvert, pourtant publiés dans l'une des maisons d'édition que j'affectionne particulièrement, j'ai découvert un écrivain intéressant : Gilles Sebhan, dont je vais me dépêcher d'acquérir les livres La Salamandre (sur Jean Sénac, le Pasolini d'Alger), Domodossola, le suicide de Jean Genet ou encore Mandelbaum ou le rêve d’Auschwitz.

    Extrait de Retour à Duvert, de Gilles Sebhan (publié aux éditions Le Dilettante) :

    "Car la misère n'est pas qu'un mot. Attirés par le mythe littéraire, écrit Duvert qui pense peut-être à celui qu'il a été, mille jeunes gens prometteurs tâtent de l'écriture : alors ils voient de tout près notre enfer. Nez roussi, âme souillée, humiliés, incrédules, ils changent précipitamment de chemin et rejoignent le siècle, là-haut, à la lumière : et leur nom disparaît à jamais des chiourmes de l'édition. Comme autrefois aux bancs de nage, ne tomberont dans cette nuit misérable que des ratés, des condamnés, des mercenaires, des dilettantes, des exclus et des bons à rien : venez, soyez des nôtres !

     La littérature, Duvert y a cru. Mais au début des années 90, sa vie se résume selon ses propres terme à cette suite vertigineuse : dettes, coupures, huissier, ultimatums. Plus d'électricité, plus de téléphone. Incapacité définitive à payer le loyer. Vente de sa collection de beaux livres. Demande régulière d'argent à ses rares amis ou connaissances. Quiconque l'approchait se voyait "taper", c'est du moins la réputation qu'il avait à cette époque, comme me l'a confié Michel Delon, spécialiste de Sade. "J'avais, disait-il en 1989, publié dans la Quinzaine un papier pour le bicentenaire de Diderot. J'y rapportais une page du Journal d'un innocent où le narrateur se gratte le cul en lisant Le Rêve d'Alembert. Il m'avait remercié de la référence, reproché de l'identifier, lui Duvert au Maroc, avec ce narrateur dans un pays du Maghreb non précisé, et proposer de nous rencontrer. Comme une attachée de presse de chez Gallimard m'avait dit qu'il était en demande permanente d'argent, j'avoue n'avoir pas donné suite. J'ai sans doute eu tort. Je serais d'autant plus disposé aujourd'hui à participer à une manifestation autour de son œuvre, en disant peut-être de lui ce que Bataille disait de Sade, il y a une façon de lui rendre hommage qui l'édulcore." 

  • La carte postale du jour...

    "No one here gets out alive" - Jim Morrison, An American Prayer

    dimanche 6 décembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir été très sensible au fait que Ian McCulloch, le chanteur charismatique d'Echo & The Bunnymen, a toujours été grand fan de Jim Morrison - comme l'était un autre Ian (Curtis) avant lui d'ailleurs -, appréciant peut-être, comme le poète américain, des auteurs comme Nietzsche et Huxley, Rimbaud et Céline, ainsi que le cinéma Nouvelle Vague, surtout celui de Godard et de Truffaut.

    Je me souviens bien que leur reprise de People are strange boucle la carrière 80s des Bunnymen (qui se reformeront dix ans plus tard), alors que le film pour lequel ce titre avait été commandé, The Lost Boys (Génération perdue pour les pays francophones) était peut-être l'un des premiers longs métrages à lier l'adolescence au mythe érotique du vampire, comme le vantait d'ailleurs le slogan hédoniste qui accompagnait le film : "Sleep all day. Party all night. Never grow old. Never die. It’s fun to be a vampire" ; un bon gros teen-movie avec de jeunes vampires au look choucrouté gothico-heavy-metal ressemblant à celui du groupe The Cult (dont le chanteur, Ian Astbury, officiera en tant qu'ersatz de Jim Morrison sur la tournée de reformation des Doors, en 2002) ; sympathique navet dont on ne retient pas grand chose, sauf qu'il aura remis au goût du jour, à la fin des années 80 - et donc avant le Biopic qui leur sera dédié quelques années plus tard - la musique des Doors ainsi que Jim Morrison comme figure emblématique du rock.

    Je me souviens aussi que j'adore passer cette reprise des Doors par les Bunnymen dans mes soirées au Cabinet, à Genève, aux côtés d'autres reprises comme celle de Ashes to ashes de Bowie par Warpaint, A Forest des Cure par Bat for Lashes, Dear Prudence des Beatles par Siouxsie ou le Mother's little helper des Stones par mes favoris belges, Polyphonic Size...

    When you're strange
    Faces come out of the rain
    When you're strange
    No one remembers your name
    When you're strange
    When you're strange
    When you're strange

    People are strange when you're a stranger
    Faces look ugly when you're alone
    Women seem wicked when you're unwanted
    Streets are uneven when you're down

    https://www.youtube.com/watch?v=yUgRSmo50gE

     

    L'histoire de Brady est si extraordinaire, qu'elle paraît être une fiction... Et pourtant, si : l'épopée carnavalesque de ce cinéma de quartier ouvert en 1956 et racheté par Jean-Pierre Mocky en 1994 (pour le revendre en 2011) est véridique - et drôle. À lui tout seul, le récit de Jacques Thorens - qui officia comme caissier et projectionniste dans les années 2000 -, donne à la fois un portrait incroyable d'une petite salle de quartier et de ses difficultés (le mot est faible) pour survivre, une petite bio' de Mocky lui-même (hilarant), une cartographie des nanars et du cinéma bis (horreur, western moussaka, taïwannerie martienne, ... avec un très petit budget) et de l'évolution des techniques cinématographiques sans parler d'un tableau des marginaux qui fréquentent le lieu. Car les spectateurs du Brady n'étaient pas beaucoup à être de vrais cinéphiles... avec la formule "double programme" établie dans les années 70, le cinéma propose deux films pour le prix d'un et attire dès lors les clochards qui viennent roupiller quelques heures au chaud - ou des homos qui viennent s'y rencontrer dans "les toilettes dont on ne revient pas". Mais lorsque le cinéma projette Baise-moi de Despentes et Coralie Trinh Thi, les clochards supportent assez mal la scène de viol qui les empêche de dormir et finit même par les terrifier après plusieurs jours ! Le Brady était un lieu hors-norme, ailleurs. Aujourd'hui on n'y passe plus Zorro et les trois mousquetaires, Le sadique aux dents rouges ou encore L'île de l'enfer cannibale, mais plutôt Mon Roi de Maïwenn (qui est une horreur tout de même, mais d'un autre genre), mais au moins : le cinéma existe encore. Un beau bras d'honneur au monde moderne dont ce livre est une extension jouissive en forme de doigt. 

     

    Extrait de Le Brady, cinéma des damnés, de Jacques Thorens (aux éditions Verticales) :

    "Quand je suis arrivé, la formule "deux films pour le prix d'un" avait toujours cours. Un Mocky, en alternance avec de l'horreur ou une série Z. Le spectateur qui se présentait vers 17 heures pouvait même en voir trois, car on en passait un autre pour une séance unique vers 20 heures.

     Le Brady a fini par être la dernière salle spécialisée dans le fantastique, la dernière à proposer du permanent et du double programme avec les copies d'époque qui circulaient encore. Un monument peu visité où l'on collectionnait l'obsolète. Expliquer chacune de ses particularités revenait à me plonger dans l'histoire des cinémas de quartier. Le Brady portait les traces de chacune de ses mutations : blaxploitation, giallo, kung-fu, western-spaghetti, porno, étrangleurs, bossus, femmes fouettées en prison, morts-vivants, lézards en plastique, érotico-cannibales, nazisploitation, j'en passe et des meilleures. J'observais les strates et les restes. Bien avant que Tarantino et d'autres relancent l'intérêt pour ce mauvais genre.

     L'Étrange festival ou une cinémathèque belge pouvaient appeler pour un renseignement, afin de savoir où dénicher une copie, mais ce n'est pas ça qui ramenait des spectateurs en nombre. En 1993, le Brady n'était plus seul, le tract de la première soirée des "vendredis du cinéma bis" à la Cinémathèque française précise : "dans le cadre d'un double programme, dans la tradition des défuntes salles de quartier".

     Gérard, notre programmateur, rêvait de ramener davantage de cinéphiles "classiques", pour pallier la défection des fantasticophiles, presque tous partis à la Cinémathèque ou dans les vidéoclubs. Certains considéraient que leur Brady était mort avec l'arrivée de Mocky. Gérard débusquait des films rares, quelques fois abîmés, qu'il faisait rénover par Christian le projectionniste - plus expérimenté que moi. Régulièrement les distributeurs ne se rappelaient même plus qu'ils avaient les droits de ces titres et encore moins l'existence de ces bobines égarées. Comme Jules César de Mankiewicz qui malheureusement avait mieux marché au Quartier latin, quand ils avaient récupéré la copie réparée par Christian.

     Au désespoir de Gérard, les cinéphiles n'avaient pas la réflexe d'aller au Brady. Les vieux homos, si.

     Aujourd'hui le titre à l'affiche c'est Sodome et Gomorrhe, un péplum.

    - Si bon ça. Y a soudoumie, une place, si vous plaît, dit Ahmid goguenard.

     Nos clients c'était plutôt ce genre-là."

     

  • La carte postale du jour...

    Il parait que c'est un peu ma ligne, sinon ma destinée, de n'avoir pas où reposer ma tête.

    - extrait d'une lettre de Maurice Sachs datant de 1942

    dimanche 29 novembre 2015.jpg

    Je ne me souviens plus si j'ai acheté ce maxi chez Divertimento ou Sounds, mais je pencherais pour le second disquaire, probablement peu de temps avant le passage du groupe au Palladium en 1988, aux côtés de Sad Lovers & Giants (nul) et The Essence ('suis parti après deux titres...) - ce soir là And Also The Trees furent magique.

    Je me souviens bien de quelques anecdotes amusantes sur le groupe ; comme le fait que le frères Jones disposaient dans les années nonante d'un stock impressionnant d'invendus de leur deuxième album, Virus Meadow, en version limitée contenant un 45tours, et que, pensant ne jamais arriver à les vendre et pour gagner un peu de place chez eux, ils avaient décidé de tout jeter, ce qu'ils ont bien sûr amèrement regretté quand, dès la décade suivante, le public délaissa le format compact disc pour revenir au vinyle...

    Je me souviens aussi qu'And Also The Trees ont toujours eu un lien particulier avec Genève, en y jouant en 1988, en 1992, 1994, et de très nombreuses fois ensuite jusqu'à ce concert acoustique dans la salle des abeilles du Palais de l'Athénée en juin 2009, ou encore ce mémorable concert au Casino-Théâtre en 2012 où ils jouèrent une magnifique version de Shaletown qui reste à ce jour l'un de mes titres favoris de ce groupe qui continue sa flânerie singulière, bon an mal an, depuis près de trente cinq ans, avec talent.

    On the blue-green rising, falling tide
    Breathing in the pebbles
    Sighing out the salt breeze

    Chaff is blowing from the stubble fields
    Leaving the dried earth land it threads the gate
    Tunnel hedges
    Old man's beard
    Sticking to the wild plums
    Old man's beard
    And follows the pot-holed tracks
    That lead to Shaletown

    The ox-man's soul forever turns around
    And ploughs the stubble field
    Caught in the lonely mile
    Between the roads to Shaletown
    He watches the chaff leave his dry brown eye
    And swing over rose-hip stile
    To Shaletown

    Under bronze-red sunset, cobweb clouds
    Dipping to the shadows
    Dancing through the dead trees
    Over carts that struggle up the hills
    Sticking into the sweat and blistered hands
    Nailed sacks flap
    From blackened walls
    Flailing arms to welcome
    From blackened walls
    In to the groaning heart of Shaletown

    The ox-man turns and walks into the wind
    Towards the ceaseless sea
    Ploughing the lonely mile
    As chaff settles in Shaletown
    The machines they groan and the hammers they pound
    As night falls on Shaletown
    The chaff settles in Shaletown
     
    https://www.youtube.com/watch?v=83IO34aMqS0
     
     
    Belle trouvaille que ce livre écrit au bord du lac des Quatre-Cantons dans les années 43-44 ; réédité maintenant par l'Arbalète (Gallimard) mais qui avait été à l'origine publié en Suisse, à Genève, par les éditions Jeheber, en septembre 1945. La préface est (pour la réédition présente) signée par Patrick Modiano : "Ce qui fait la singularité de Rien où poser sa tête c'est qu'on ne peut pas identifier son auteur de manière préciseJe préfère ne pas connaître le visage de Françoise Frenkel, ni les péripéties de sa vie après la guerre, ni la date de sa mort. Ainsi son livre demeurera toujours pour moi la lettre d'une inconnue, oubliée poste restante depuis une éternité et que vous recevez par erreur, semble-t-il, mais qui vous était peut-être destinée". L'auteur de Dora Bruder et des Boutiques obscures, récemment nobélisé, appuie sur l'importance du quasi-anonymat de son auteure, en ajoutant bien "qu'à notre époque, l'écrivain se montre sur les écrans (...), dans les foires du livre, (...)" s'interposant sans cesse entre le lecteur et son œuvre, devenant ainsi un "voyageur de commerce", précise-il encore. Héroïne (presque) inconnue, Françoise Frenkel ouvrit la première librairie française de Berlin, en 1921, pour tout quitter sous la menace nazie en 1939 (ce qui dénote son courage - si ce n'est sa folie - puisqu'elle était franco-polonaise d'origine juive!). Son récit couvre la montée des violences nazies, puis son exil pour la France et ses différentes tentatives pour rallier Genève et la Suisse, avec un ultime essai enfin couronné de succès en juin 1943. Le récit de cette passionnée de livres et de littérature est d'une douce simplicité, ce qui le rend d'autant plus beau. Il y a d'ailleurs quelque chose de modianesque dans ce texte qui a traversé le siècle passé et qui ressort de l'oubli pour rendre le témoignage rigoureux des petites vies tourmentées par la grande Histoire - puisse-t-il trouver de nombreux lecteurs.
     
    Extrait de Rien où poser sa tête, de Françoise Frenkel (L'arbalète Gallimard 2015) :
     
    " Je revoyais clients et amis... Combien, à chaque tentative de départ, ils s'étaient montrés profondément affectés. "La librairie, disaient-ils, est le seul endroit où nous puissions venir reposer notre esprit. Nous y trouvons l'oubli et le réconfort, nous y respirons librement. Elle nous est plus que jamais nécessaire. Restez ! "
     Je compris cette nuit-là pourquoi j'avais pu supporter l'accablante atmosphère des dernières années à Berlin... J'aimais ma librairie, comme une femme aime, c'est-à-dire d'amour.
     Elle était devenue ma vie, ma raison d'être.
     L'aube me trouva assise à ma place habituelle devant ma table de travail, au milieu des livres.
     La librairie paraissait presque irréelle dans la première lueur du jour.
     Alors je me levais pour faire mes adieux...
     je passais de rayon en rayon, caressant tendrement le dos des livres... Je me penchais sur ls exemplaires numérotés. Combien de fois avais-je refusé de céder l'un ou l'autre par attachement !
     Je relisais les dédicaces d'auteurs. Certains n'étaient plus. Ni Claude Anet... Comme il m'avait parlé avec enthousiasme de sa vie en Russie ! Ni Henri Barbusse... Il m'avait raconté ses souvenirs de Roumanie, de Russie, de Lénine... Ni Crevel, jeune, fantasque, inquiétant dans sa fougue et dans son pessimisme.
     Certaines dédicaces évoquaient un instant de sympathie, d'autres un hommage éphémère... Tous ces trésors allaient rester. Quelles mains en prendraient soin?
     Je cherchais auprès de mes livres réconfort et encouragement.
     Et subitement je perçus une mélodie infiniment délicate... Elle venait des étagères, des vitrines, de partout où les livres menaient leur vie mystérieuse.
     J'étais là, j'écoutais...
     C'était la voix des poètes, leur consolation fraternelle à ma grande détresse. Ils avaient entendu l'appel de leur amie et faisaient leurs adieux à la pauvre libraire dépossédée de son royaume.
     Les premiers bruits du matin me rappelèrent à la réalité."
  • La carte postale du jour...

    Lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n'est qu'une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie: Espère, car chaque nuit n'est qu'une trêve entre deux jours.

    - Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier

    dimanche 22 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir suivi quelques années durant les sorties du label Bella Union, fondé par un membre des Cocteau Twins (Simon Raymonde), et d'avoir ainsi découvert, parmi les nombreuses propositions musicales (Midlake, Czars, Laura Veirs, ...) la musique de Beach House qui me rappelait la naïve étrangeté de Julee Cruise dans Twin Peaks ainsi que la pop vaporeuse et ralentie des meilleurs titres de Slowdive (Spanish air, Catch the breeze, Dagger, ...). 

    Je me souviens bien de ce concert du 2 novembre 2007 à L'Étage, à Artamis (rayé depuis de la carte de Genève), où, avec In Gowan Ring et Equus, nous partagions l'affiche avec les États-Uniens d'Arbouretum et Beach House ; les premiers représentant l'archétype même du groupe de rockers branchés barbus complètement mutiques (pose qui me rappelle toujours ce dialogue du film Le Goût des Autres où Chabat demande à Gérard Lanvin à quoi il pense, et l'autre de répondre qu'il ne pense pas mais qu'il s'emmerde, et Chabat de s'étonner alors : "c'est marrant, quand tu te fais chier on dirait que tu penses"), les seconds étant tout au contraire très sympathiques, prenant la peine de se présenter, de papoter un peu, chose très rare dans le milieu du rock où chacun garde bien souvent ses distances.

    Je me souviens aussi que l'achat de ce disque restera lié aux attentats de Paris, puisqu'en allant prendre mon train ce matin du 14 novembre je reçu un appel me conseillant de rester sur Genève, ce que j'ai fait annulant tout mes rendez-vous parisiens et optant raisonnablement pour un café au Remor, puis par un passage au marché aux puces sur la plaine et un écart par Sounds où je dénichais ce Depression Cherry à la pochette recouverte d'un tissu (?) imitant le velours, agréable au toucher quoique faussement doux, à l'image de la musique étrange de ce groupe dont la musique (presque) dépressive à un petit goût de cerise, comme sur Space song.

     

    It was late at night
    You held on tight
    From an empty seat
    A flash of light

    It would take awhile
    To make you smile
    Somewhere in these eyes
    I'm on your side

    You wide-eyed girls
    You get it right

    Fall back into place
    Fall back into place

    Tender is the night
    For a broken heart
    Who will dry your eyes
    When it falls apart

    What makes this fragile world go 'round?
    Were you ever lost
    Was she ever found?
    Somewhere in these eyes

    Fall back into place
    Fall back into place

     

    https://www.youtube.com/watch?v=RBtlPT23PTM

     

    Dagerman, Sebald, Lou Andréas-Salomé, Dostoïevski, Amiel, Nietzsche, Édouard Levé, Giauque, etc. la liste est longue de ces écrivains qui, plutôt que de prendre la pose, se sont résignés à être les légataires de leurs propres angoisses pour remplir le vide du monde ; ce même vide qui évoquait à Walter Benjamin une scène de crime lorsqu'il observait les photographies d'Adget - curieusement vide de gens. Photographies qui devenaient des "pièces à conviction pour le procès de l'Histoire" ; et dans ce même procès qui n'en finit pas de finir, Baudoin de Bodinat apporte lui aussi son témoignage avec cette suite à ses deux volumes de La Vie sur Terre (1996 et 1999), ressassement littéraire qui porte le beau nom de : Au fond de la couche gazeuse, et qui rappelle à nous ses vers de Dante se trouvant au dessus de la porte de l'Enfer : "Par moi, on entre dans le domaine des douleurs… /  Vous qui entrez ici, perdez toute espérance." Il n'y a ici aucun espoir de rédemption, le constat est noir, pas de notice d'emploi pour contrecarrer les effets négatifs de cette humanité que l'auteur compare à "un macrobiote occupé à digérer la vie terrestre que lui distribuent les chariots élévateurs, les semi-remorques, les portes-containers géants, et à n'en restituer que les résidus inassimilables qui font ces tas d'ordures par milliards de tonnes répandues au hasard" - pas de médecin de l'âme pour venir à notre secours ? Peut-être Socrate, qui nous rappelait que les mauvaises expériences sont aussi les bonnes occasions pour devenir philosophe - bien dit. N'en reste pas moins que la lecture de Baudoin de Baudinat est comme un uppercut de Céline suivi d'un baume déposé sur l'ecchymose par Cioran... on ne sait finalement pas ce qui fait le plus mal et c'est bien ce qui est le plus angoissant (surtout quand on aime ça).

    Extrait de Au fond de la couche gazeuse 2011 - 2015, de Baudoin de Baudinat (éditions Fario) :

    "Il y a des jours où, sans qu'on sache pourquoi, les antennes de la perception se déploient complètement, où la réceptivité de l'ambiance générale se fait plus nette et distincte, où l'intensité de ce qui vibre dans l'atmosphère de cet âge du monde où nous sommes parvenus s'empare entièrement du sentiment qu'on a des choses et vient hanter ce ciel de juillet tout ce qu'il y a de tranquille et bénin, durant qu'on est à s'occuper du jardin, d'un bourdonnement assourdi de Predator venu rôder ici depuis le proche avenir ; où cette vive esthésie d'une précipitation continuelle des événements autour de soi donne à toutes les occupations normales et nécessaires, à l'ordinaire de la vie courant un caractère de lenteur pénible, d'embarras, d'inapproprié, d'un hors de propos suscitant de la nervosité ; ainsi qu'on s'appliquerait à poursuivre la lecture de la Vie d'Alexandre par Amyot - "... de quoy Clitus qui estoit desja un peu surpris de vin, avec ce qu'il estoit de de sa nature homme assez rebours, arrogant et superbe, se courroucea encore d'avantage, disant que ce n'estoit point bien honestement fait d'injurier ainsi, mesmement parmy des Barbares ennemis, etc." -, tandis qu'en allumant la radio ce serait dans un climat d'épouvante des speakers de plus en plus anonymes, décontenancés et bégayants, à répéter des consignes de confinement et de prophylaxies manifestement périmées par la vitesse de la contagion, et qu'on entendrait d'une maison voisine des cris aigus, des claquements de portières, une voiture qui démarre en trombe ; ou bien rester assis comme si de rien n'était à tourner les pages de l'année 1711 des Mémoires de Saint-Simon - "...Je crus donc devoir recharger plus fortement encore ; et voyant mon peu de succès, je lui fis une préface convenable, et je lui dis après ce qui m'avait forcé à le presser là-dessus. Il en fut étourdi : il s'écria sur l'horreur d'une imputation si noire et si scélératesse de l'avoir portée jusqu'à M. le duc de Berry, etc. " -, alors qu'aux informations radiovisées la banqueroute finale propageait d'heure en heure à la surface du globe les mêmes images partout de pillages, d'incendies, de blindés patrouillant les avenues jonchées de carcasses, de foules éparses en carnavals sinistres d'après une fin du monde où toutes les croyances seraient tombées et plus rien ne fonctionnant, et que par la fenêtre ouverte s'en approcherait le raffut. Mais dans la réalité rien de tout cela n'a encore eu lieu, et il faut bien terminer de désherber entre les petits pois ou de repeindre la cabane à outils; et ce n'était pas un drone tout à l'heure mais juste un petit hélicoptère de l'administrations fiscale."