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Blog - Page 10

  • La carte postale du jour...

    siglo xx, paul willems, belgique, bruxelles, cathédrale de brume

    J'aime Bruxelles et la Belgique pour ses habitants, pour ses bières, pour ses groupes, de TC Matic à Front 242 en passant par Polyphonic Size, Absolute Body Control et Siglo XX, pour le simple fait de pouvoir commander un biki sans frites avec une frite, de passer une nuit à l'hôtel pittoresque des Bluets, de flâner à Bruges, de me murger à Gand, de passer à la gare d'Anvers citée par Sebald dans son sombre et merveilleux livre Austerlitz, de me baigner dans la mer du nord à Westende, de pouvoir lire des auteurs formidables comme Paul Willems, le dernier auteur flamand qui n'écrivait qu'en français et qui reste à ce jour, avec Cortazar et Borges peut-être, mais pour d'autres raisons, mon auteur favori de nouvelles, et puis j'aime Bruxelles quand elle est chantée par Françoiz Breut... mais aujourd'hui plus que tout, c'est le fait de me replonger dans la Cathédrale de brume de Paul Willems en réécoutant ce très joy divisionesque et court album sans titre de Siglo XX qui m'a semblé pertinent, en attendant de retourner boire un verre au parvis de Saint-Gilles en lisant du Scutenaire.

    https://www.youtube.com/watch?v=dBYoJ4qKGDg

    La cathédrale de brume de Paul Willems (publié chez Fata Morgana) :

    "LA CATHEDRALE DE BRUME Un jour, l’architecte V., très connu en Belgique avant la première guerre mondiale, se lassa du béton et se mit à détester le granit. Il avait remarqué que la pierre, quoi qu’on fasse, ne livre rien. Têtue, elle n’accomplit que son destin qui est de durer. Elle concentre son immense force compacte sur le centre d’elle-même. Et elle oppose toute son inertie à ceux qui tentent de la distraire en la déplaçant et la taillant. Elle a horreur de l’élan que lui donne la flèche de l’église. Elle déteste tout ce qui est ailé. Elle souffre dans le vent. Et si on l’élève au fronton d’un temple, elle saisit toute occasion pour retourner à terre. C’est pourquoi les colonnes se couchent et les monuments qui semblent immuables s’enfoncent lentement dans le sol où la pierre retrouve les ténèbres aimées. L’architecte V. renonça à bâtir des maisons de pierre. Après des années de méditation, il construisit une cathédrale de brume. Le principe en était simple. Les murs et la tour étaient faits de brouillard au lieu de pierres. Le brouillard ne se laissant tailler ni cimenter, la construction fut difficile à réaliser. Mais l’architecte V. savait que le brouillard suit certains chemins de l’air comme l’eau suit le lit de la rivière. V. établit donc à l’aide de souffleries adroitement combinées, des courants d’air chauds qui s’élevaient comme des murs et des colonnes en creux. Ces murailles d’air chaud se rejoignaient en forme de voûte à trente-cinq mètres au-dessus du sol. La vapeur produite par une centrale cachée sous terre suivait les chemins d’air qui lui étaient ainsi tracés. L’architecte V. avait choisi un lieu superbe, une clairière dans la forêt d’Houthulst où les chênes et les hêtres s’élançaient plus haut encore que la voûte de l’église. Là, l’étrange monument se balançait doucement dans l’air immobile. L’architecture en était à la fois floue et précise car la vapeur, tout en ne s’écartant pas de son lit d’air chaud, était animée de courants ou plutôt d’une respiration. Le visiteur qui venait par le chemin forestier voyait soudain, au détour d’un vieux chêne, s’élever la masse de la cathédrale. Il s’arrêtait, étonné. Après avoir longuement contemplé le monument, sans trouver d’abord la cause de sa surprise, il se rendait compte soudain que l’église n’avait ni porte ni fenêtre. Il faisait alors deux ou trois fois le tour de l’église à la recherche de quelque entrée cachée. Il s’en allait déçu et inquiet car il soupçonnait un mystère auquel il n’était pas initié. D’autres trouvaient d’inspiration le « Sésame, ouvre-toi ». Ils entraient dans l’église en traversant les murs de brouillard.

    La grande nef était admirable. Cent cinquante-quatre colonnes de brume coulaient lentement ver le haut et se rejoignaient en sept clefs de voûte. La vapeur s’y condensait en gouttes d’eau qui tombaient une à une au rythme du hasard. Elles étaient reçues au sol par d’admirables iris sculptés par l’orfèvre Wolfers. Les fleurs de ces iris d’un bleu profond étaient hérissées d’acier vibratile dont les lamelles s’émouvaient de sons ténus à chaque goutte. Cette musique, que selon la mode du temps tout le monde s’accordait à trouver violette, remplaçait les cloches que l’architecte V. n’avait pu accrocher dans la tour de brume. Mais le son au lieu de s’envoler dans l’espace comme le son des cloches n’était perçu que par l’oreille du visiteur et allait loin, très loin en lui. Et on avait l’impression que c’était la clochette d’un petit cheval qui tirait un traîneau dans la nuit que nous portons en nous, et qu’il glissait vers les plus lointaines frontières de nous-mêmes au-delà desquelles la musique meurt en une douce agonie. Ici et là, partout, en haut, de tous côtés, les branches des arbres qui entouraient la clairière traversaient les murs et la voûte de brume. Elles avaient l’air de tenir toute l’église suspendue entre ciel et terre. Cette impression était renforcée par le lierre qui, ne pouvant s’accrocher aux parois, recouvrait le sol d’un épais tapis don la couleur verte était exaltée par une lumière diffuse d’un gris exquis. Malgré la protection de la forêt, l’église se dispersait les jours de grande tempête. Elle ne se reformait qu’au crépuscule à l’heure où le vent tombe. C’était alors que l’on y priait le mieux, comme si quelque archange avait soufflé la tempête de ses ailes immenses en survolant la forêt ce jour-là et puis, le soir venu, s’était posé dans le chêne millénaire proche de la cathédrale. Mon père disait que dans cette église la prière était d’une haute ferveur parce quelle ne s’y formulait pas en mots. Debout sur le tapis de lierre, en entendant sans l’écouter la musique des iris, on était saisi par une sorte de ravissement muet. On devenait silence. Aucune voix même au plus profond de soi ne s’élevait. L’être entier se portait en un élan intense vers quelque chose, mais quoi ? Pas vers un but qui puisse se formuler, ni vers l’accomplissement d’un désir, ni vers un combat, ni vers une consolation. On se portait vers quelque chose dont on ignorait la nature. Vers tout. Vers rien. Et la joie qui répondait à cet élan n’avait pas de nom. En sortant ces soirs-là de l’église et en s’en allant par le sentier forestier, on n’aurait pu se confier à personne. On n’aurait même pu rien se dire à soi-même, car on ressentait une sorte de vide bienfaisant, comme si l’homme qui habite en nous, qui nous questionne et nous juge, était absent. Mon père me disait qu’il avait compris alors que les réponses aux questions ne sont jamais données par les explications mais par l’acceptation de la douleur et de l’angoisse.

    Pour aller à la cathédrale de brume on prenait un sentier assez large où l’on marchait facilement à trios ou quatre de front. Mais pour le retour (et surtout après les prières, ou devrais-je dire: méditations?) on prenait un autre sentier plus étroit où l’on marchait seul parce que l’on avait besoin de silence et que de visiteur on était devenu pèlerin. Mon père a visité plusieurs fois la cathédrale de brume. Il m’a raconté qu’il y avait passé la veillée de Noël avec des amis en 1901. Ils avaient soigneusement préparé cette petite expédition. Pour laisser à la nuit son mystère ils avaient décidé de ne pas se munir de lanternes ni d’aucune autre lumière, renonçant même à la pipe et aux cigarettes estimant que la flamme des allumettes abîmerait l’obscurité. Se souvenant du petit poucet, ils avaient envoyé l’un d’eux pendant le jour baliser de cailloux blancs le sentier de la forêt. Ils se mirent en marche vers onze heures du soir pour arriver à minuit à l’église. Bottés et chaudement habillés, ils avaient l’impression de marcher dans une d ces immenses forêts du nord qui n’ont jamais livré leurs secrets. Tout autour d’eux le silence des bois d’Houthulst était impressionnant et était rompu seulement par le bruit de leurs pas sous lesquels se brisaient les feuilles mortes gelées avec des sons transparents comme si de minces plaques de verre volaient en éclats. Ils suivaient les cailloux blancs faiblement éclairs par les vagues reflets du ciel et qui avaient l’air de petites étoiles mourantes. Quand ils arrivèrent dans la clairière ils distinguèrent la masse obscure et comme ouatée de l’église, à la fois plus profonde et plus douce que la dure nuit de la forêt. Ils traversèrent les murs à tâtons. Aussitôt ils furent plongés dans l’obscurité totale. Le tapis de lierre souple sous leurs pieds dégageait un parfum amer. Ils surent qu’ils étaient dans la grande nef. L’un d’eux se cogna contre un iris dont la fleur vibratile fit entendre une plainte ténue qui était effrayante dans le silence et l’obscurité. Comme si à quelques pas d’eu, un être minuscule et charmant leur disait qu’il allait mourir. Ils se rendirent de tomber des clefs de voûte et que la musique des iris s’était tue. Alors aucun d’eux n’osa plus bouger. * Mon père me raconta qu’ils étaient restés immobile pendant des heures. Ils avaient l’impression que leur pensée même gelait. «Étrange, me dit-il, toutes les sensations s’ankylosent une à une et la respiration se fait toute petite comme si elle n’osait plus sortir de la poitrine. Nous avions la certitude qu’une sorte de miracle allait se produire. Peut-être allions-nous assister à notre propre mort, ou à quelque chose de plus simple et de plus merveilleux encore. Et c’est pour cela que nous restions tout à fait immobiles.

    Nous avions la certitude qu’une sorte de miracle allait se produire. Peut-être allions-nous assister à notre propre mort, ou à quelque chose de plus simple et de plus merveilleux encore. Et c’est pour cela que nous restions tout à fait immobiles. Nous avions l’impression que si nous bougions nous bouleverserions les immenses mécanismes de l’Immobilité et du Silence où se préparait un événement extraordinaire. Cela te semblera incroyable, continuait mon père, mais nous sommes restés là sans bouger pendant près de sept heures. Et ce temps fut à la fois très long et très court. Soudain, au moment où le froid se faisait le plus intense, la voûte de la cathédrale s’ouvrit sur un ciel bleu, presque noir, où était accroché un croissant de lune et où brillaient cruellement des milliers d’étoiles.» Mon père se taisait à ce moment de son récit pour me laisser le temps d’imaginer le ciel, immense lac gelé, où es étoiles et la lune restaient prises dans une glace de jais. «Alors, continuait mon père, une chose étrange et merveilleuse s’accomplit dans la lenteur. La lenteur des aiguilles d’une montre. Après avoir dévoré la voûte de l’église, le froid s’attaqua aux murs et aux colonnes. L’église entière fut absorbée par la nuit et les conduites gelées cessèrent de souffler de la vapeur.» Quand le soleil se leva un peu après sept heures, mon père et ses amis poussèrent un cru d’admiration. Certains tombèrent à genoux, d’autres dansaient sur place comme des enfants, d’autres levaient la main, comme les personnages de certains tableaux romantiques qui, d’un geste, fixé pour l’éternité par le peintre. Désignent à notre attention un paysage de montage où glisse sans bouger le chaos d’un glacier. «Mais, disait mon père, ce que nous voyions n’était pas un chaos, c’était l’harmonie la plus parfait que j’aie vue de ma vie, véritable vision qui semblait être une sorte d’aboutissement de notre longue attente gelée. La cathédrale de brume s’était condensé en givre au millions de ramilles des hêtres et des chênes immenses qui entouraient la clairière. Elle étincelait au soleil, reconnaissable dans tous les détails de son architecture. J’avais l’impression que nous la voyions reflétée dans un de ces grands miroirs légendaires où l’hiver gèle à jamais ses plus beaux souvenirs. Certains de mes compagnons (ceux qui s’étaient défaite de ses murs, de ses colonnes et de ses voûtes, qu’elle avait abandonné aux arbres jusqu’à son image et qu’elle s’était jointe aux rois mages pour offrir à l’Enfant une église de rêve. Pendant que nous parlions non sans exaltation continuait mon père, le vent avait brusquement tourné à l’ouest, la température s’était adoucie, et la neige s’était mise à tomber à flacons serrés. En un quart d’heure, à innombrables petites touches et chutes silencieuses, la neige effaça de sa blancheur la blancheur de l’église de givre. Et les branches lentement fléchirent sous le poids immense des flocons légers. Le silence de la neige est différent de celui de la gelé. C’est un silence qui efface tout, même les formes, même les êtres humains. Le son de nos voix changea et ploya aussi sous tant de blancheur, pendant que les flocons s’amoncelaient sur nos vêtements et nos chapeaux.

    Alors, sans nous concerter, nous sommes partis en empruntant le sentier des pèlerins don ton devinait encore le tracé grâce à  une légère dépressions de la neige. Je me retournai une dernière fois vers la clairière. Déjà les flocons s’affairaient en une sorte de chuchotement silencieux à effacer nos pas, afin que personne ne puisse jamais en suivre les traces et retourner vers la clairière pour y chercher quelque vestige attestant l’événement extraordinaire auquel nous venions d’assister. D’ailleurs le givre et les traces de pas dans la neige appartiennent à l’Éphémère. Et on ne saurait jamais effacer assez vite les indices matériels d’un miracle qui n’appartient qu’à l’instant et dont la duré en peut se prolonger que dans la mémoire. Toute ma vie, disait mon père avec émotion, j’ai porté l’église de givre en moi et j’essaye de t’en transmettre l’image. Ne va jamais dans la forêt d’Houthulst. D’ailleurs elle a été presque entièrement détruite en 1918 lors d’une bataille meurtrière entre les armées belges et allemandes. On m’a dit que ses amis ont voulu rendre hommage à son génie. Ils ont eu l’idée saugrenue de lui élever un tombeau dans la forêt. Mais comme la forêt n’existe plus, ils ont dû se rabattre sur un petit bois de quelques hectares, dernier vestige des bois immenses qui faisaient euxmêmes partie il y a mille ans de la Fôret-Charbonnière. Et vois, concluait mon père, pour évoquer le souvenir de l’architecture V, pour rendre son nom indestructible, ils ont place sur le lourd tombeau une lourde pierre de granit, et l’épitaphe est gravée en lourdes lettres. On lit : 
    Ci-gît l’architecte V. Il construisit une cathédrale de brume 
    Nul doute, disait mon père sans dissimuler sa joie, que la tombe de granit que personne ne va plus saluer, s’enfonce lentement dans le sol où la Pierre retrouve les ténèbres aimées.» "

  • La carte postale du jour...

    "Si je regarde l'obscurité à la loupe, vais-je voir autre chose que l'obscurité ?"
    - Clarisse Lispector

    jeudi 17 mars 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir acquis un coffret CD de Wim Mertens qui contenait plusieurs de ses albums, de ses débuts en 1983 jusqu'à 1989 ; le design était affreux et me semblait très éloigné de l'image que je me faisais de la musique de ce musicien belge que je rangeais (à tord peut-être) quelque part entre la new-wave expérimentale de Tuxedomoon ou The Durutti Column et la musique minimaliste de Philip Glass ; j'ai d'ailleurs perdu ce coffret depuis longtemps, mais mon attachement à la musique de Wim Mertens est resté, presque intact.

    Je ne me souviens pas bien quand cela a commencé, mais j'ai un jour décidé que les petit-déjeuners du dimanche matin se ferait sur fond de Whisper me qui - chance! - est un titre qui s'étale dans une lent mouvement progressif sur plus de dix-huit minutes et occupe la totalité de la face B du maxi - il suffit donc de remettre le diamant sur la ceinture du vinyle pour écouter à nouveau ce titre de musique contemporaine dont, décidément, je ne me lasse pas (le goût de la marmelade et du café y sont peut-être pour quelque chose).

    Je me souviens aussi qu'un titre de Wim Mertens, Close Cover, a été une sorte de hit à la radio belge (en 1983 je crois), passant environ trois fois chaque nuit pendant plusieurs mois, ce qui est incroyable pour un titre instrumental ; j'adore aussi son travail en tant que producteur sur le titre intitulé Pardon up here, couplé (en guise de seconde partie) à une très belle chanson des autres belges Bernthøler, My Suitor ; et puis j'aime aussi énormément Struggle for pleasure, l'autre "tube" de Wim Mertens, popularisé grâce à son utilisation dans la musique du film de Peter Greenaway, Le ventre de l'architecte ; mais au final, mon favori reste encore et toujours Whisper me...

    https://vimeo.com/66930444

    Je dois à Mathieu Amalric la découverte de l'écrivain Daniele Del Giudice. En effet, l'acteur-cinéaste français a brillamment adapté, en 2002 et de manière rocambolesque (il faut absolument voir les bonus dans la version DVD) le Stade de Wimbledon, un livre de 1983 qui retrace l'enquête littéraire d'un étudiant (une étudiante dans le film ; interprétée par Jeanne Balibar) sur les traces de Roberto Bazlen, l'écrivain triestin sans œuvres mais d'une influence durable puisqu'on le retrouve dans de nombreux livres, dont ceux de Vila-Matas ou Jouannais par exemple. Si le livre de Del Giudice est excellent, le film est lui aussi formidable : grâce à son rythme particulier, son ambiance nouvelle vague, c'est un exemple de réussite d'adaptation de roman sur grand écran (et les exemples sont rares, sans vouloir être trop négatif) ; et lorsqu'un livre me plait, je pars à la découverte du reste de l'œuvre de son auteur, et voilà qu'en feuilletant le catalogue de la collection La librairie du XXIè^siècle (où a été publié le Voyage d'hiver de Perec, et qui est l'édition qui propose le plus de titres de Del Giudice), je tombe sur ce titre intriguant : Dans le musée de Reims. Allez savoir pourquoi, à la lecture de la première phrase de ce court roman, phrase que je reproduis ici "Quand j'ai su que je deviendrais aveugle, j'ai commencé à aimer la peinture", j'ai pensé à un film que je n'ai toujours pas vu (mais dont j'ai lu et entendu des descriptions quand même) : Le dos rouge. Peut-être parce que Jeanne Balibar y est présente, aussi parce qu'il se passe dans un musée et probablement parce qu'on y décrit des peintures et parce que le protagoniste central, Bertrand Bonello, cherche à voir, à comprendre, à trouver quelque chose dans les peintures. Et c'est là tout l'enjeu du livre de Del Giudice. Qu'est-ce qu'on voit quand on ne peut plus voir ? Et comment expliquer une peinture à un homme atteint de cécité ? C'est là deux questions parmi beaucoup d'autres qui font de ce livre une magnifique expérience de lecture autour d'un homme qui perd la vue, d'une fille qui murmure à l'homme les descriptions des peintures, et d'une peinture en particulier, celle de David : La Mort de Marat (ou Marat assassiné), dont on apprendra tout, ou presque... une merveille ce livre car en peu de pages il va vers un essentiel qui - le croirait-on à tord - en demanderait dix, vingt ou cent fois plus. Tristesse que cet écrivain soit gravement malade et si peu connu.

    Extrait de Dans le musée de Reims, de Daniele Del Giudice (publié en 2003 aux éditions La Librairie du XXiè siècle / Le Seuil) :

    "... La nature sera ce qui me manquera le plus, mes camarades, au premier embarquement, me disaient : "Tu ne te rends pas compte comme ton visage change en mer", et ils souriaient, il me manquera certains bleus et certains rouges à perte de vue, il me manquera la perte de vue, et le sentiment d'espace et de sécurité et de quiétude qui donne la perte de vue. Comment vais-je faire sans couleur ? Dans cette obscurité, la nuit, parfois je me concentre et surgit alors de je ne sais où un orange chaud, ou un bleu, des couleurs pures sans aucune forme, comme si elles étaient vendues par plaques de couleur pure, qui sait si, quand je serais complètement aveugle, je garderais cette capacité de m'inventer les couleurs que je ne vois pas, certains turquoises brillants, certains jaunes aveuglants, certains bruns pleins de résonances basses, profondes, certains verts si délicats... C'est comme avec la musique, il doit y avoir pour elle aussi un dépôt dans l'esprit, et quand il fait si noir, avec un effort, j'arrive à réentendre des morceaux entiers, c'est une machine difficile à mettre en mouvement au début, mais ensuite on ne peut pas l'arrêter, elle commence seulement avec le thème, diverses trames, et les accents s'y ajoutent, les harmonies entrent, la musique se gonfle, elle passe de la tête aux oreilles, mais non par une voie intérieure, elle passe du dehors, comme si vraiment je l'écoutais. C'est une température chaude, de même que la température des couleurs est chaude, et en des heures comme celle-ci elle prend à la gorge et accélère la respiration..."

  • La carte postale du jour...

    "Lisez d'abord les meilleurs livres, de peur de ne les lire jamais."

    - Henry David Thoreau

    lundi 7 mars 2016.jpg

    Je me souviens d'être bien installé dans mon canapé devant l'émission Kulturzeit  - que j'enregistre chaque soir pour la regarder le lendemain -, ce soir du 13 septembre où je mets un peu de temps pour réaliser que la présentatrice vient d'annoncer, en fin d'émission, que Johnny Cash s'est éteint ; d'ailleurs, à peine l'information a-t-elle pu pénétrer mon esprit distrait par une journée de travail assommante que l'image est comme coupée par le démarrage d'une vieille bande vidéo qui est en fait le clip de Hurt : probablement le titre le plus beau mais aussi le plus triste jamais chanté par Johnny Cash - quelle émotion.

    Je me souviens bien que l'une de mes premières rencontres avec Johnny Cash - qui ne serait d'ailleurs pas la dernière -, fut la reprise de Ring of Fire par le groupe Wall of Voodoo que je devais découvrir avec un énorme retard (en 1992... alors que cette reprise date de 1980!) mais que j'écoute très souvent depuis, fasciné que je suis par cette version qui tend autant vers le dénuement synthétique quoique hystérique de Suicide que vers les sonorités western-spaghetti (Ennio Morricone en tête, évidemment). 

    Je me souviens aussi que parmi les nombreuses reprises interprétées par Johnny Cash pour ses derniers albums, mes favorites sont celles de Depeche Mode, Paul Simon, Bonnie Prince Billy, Nick Cave et, au-dessus de toutes et bien mieux que l'originale, celle de Nine Inch Nails et sa chanson Hurt dont son texte emblématique colle si bien à ce Johnny Cash âgé et rien moins que fascinant, comme on peut le voir dans ce clip à tomber à genoux ...

    I hurt myself today
    To see if I still feel
    I focus on the pain
    The only thing that's real
    The needle tears a hole
    The old familiar sting
    Try to kill it all away
    But I remember everything

    What have I become?
    My sweetest friend
    Everyone I know
    Goes away in the end
    You could have it all
    My empire of dirt
    I will let you down
    I will make you hurt

    I wear this crown of shit
    Upon my liar's chair
    Full of broken thoughts
    I cannot repair
    Beneath the stains of time
    The feelings disappear
    You are someone else
    I am still right here

    What have I become?
    My sweetest friend
    Everyone I know
    Goes away in the end

    You could have it all
    My empire of dirt
    I will let you down
    I will make you hurt
    If I could start again
    A million miles away
    I would keep myself
    I would find a way

    https://www.youtube.com/watch?v=vt1Pwfnh5pc

     

    Il y a des livres qui vous font des clins d'œil. L'édition d'abord, très important, car si le livre vous choisit, en quelque sorte, c'est bien le lecteur qui fait les premiers pas dans sa direction : Éditions Corti. Bien sûr, vous viennent alors à l'esprit les noms de Julien Gracq, Claude Louis-Combet, Sadegh Hedayat, Lautréamont, le suisse Julien Maret et quelques autres encore, selon votre collection privée. Puis vous faites attention au titre du livre ou à son auteur, mais là c'est bien le titre qui intrigue le plus : Le sage des bois. Comme on nage dans le bassin littéraire, il y a quelque ironie dans ce titre. Et puis l'auteur, Georges Picard, dont je ne sais pas grand chose pour avoir seulement feuilleté deux de ses essais dont les titres m'avaient quand même particulièrement accroché à l'époque de leur parution : Merci aux ambitieux de s'occuper du monde à ma place, et De la connerie. Franchement, je ne sais pas pour vous, mais moi, des titres comme ça m'attirent autant que ceux de Marc Levy ou Jean d'Ormesson me repoussent... Et vous voilà embarqué dans une lecture inattendue - une aventure quoi ! C'est que ce roman cache un essai sur l'écrivain-philosophe naturaliste et végétarien Henry David Thoreau, et, spécialement sur son magnifique livre : Walden. Le narrateur revient donc sur sa jeunesse à lui, ce temps où il rêvait de mettre ses pas dans ceux de Kerouac, Robinson, Rousseau et, surtout, Thoreau. Le voilà donc sur le départ, mal organisé, peu sûr de lui, ralenti par l'incompréhension de son entourage. Pour vous donner une idée, prenez Into the wild, le livre de Jon Krakauer porté à l'écran par Sean Penn, mais déplacez l'aventure en France et dans une version plutôt candide et comique, et vous avez Le sage des bois dans les mains. Légère mais pleine de rebondissements, souvent drôle, l'histoire vous emmènera au bord de l'étang convoité, symbole de liberté, mais pour peu de temps... en effet une autoroute va bientôt remplacer le petit bois accueillant et son étang ! Et nous voilà en pleine réflexion sur le monde moderne et la place de l'enseignement de Walden ; comme le disait Dagerman dans son magnifique petit opuscule Notre besoin de consolation est impossible à rassasier : "Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société." Pouvons-nous encore trouver de la liberté dans une France où tout est réglementé et où tout ce qui n'est pas encore interdit n'en est pas pour autant permis ? Georges Picard signe là un roman initiatique et philosophique, picaresque, qui recèle de citations et presque tout autant de critiques de Thoreau, le tout dans un style aérien et bon enfant, avec une morale (la liberté est en soi et les villes ne sont pas forcement hors la nature, mais une forme de nature) - un livre à mettre entre toutes les mains.

    Extrait de Le sage des bois, de Georges Picard (publié aux éditions José Corti) :

    "C'est au lendemain de ma première nuit en forêt que je pris vraiment conscience de l'incongruité de ma conduite menée sans plan, dans la pure improvisation, uniquement guidée par une rêverie littéraire. J'en avais eu quelques intuitions ; maintenant, je regardais les choses en face. J'allais droit à l'échec ! Me voici confronté à un dilemme : poursuivre mon projet jusqu'au découragement ou inventer un raisonnement ingénieux pour en excuser l'abandon. Et dire que certains prétendent que la rhétorique n'est qu'une coquille creuse ! En réalité, elle peut venir en aide à la volonté quand celle-ci se met à patiner lamentablement. Par exemple, à l'endroit précis de mon expérience tout juste commencée, je pouvais soutenir que ce qui a été imaginé avec force n'a pas toujours besoin d'être réalisé. Henry Miller, écrivain que je lisais depuis mes seize ans, raconte comment il substituait à la réalité des rêves qui le rendaient heureux, comme, par exemple, celui de filer sur un magnifique vélo de course à une époque où il n'aurait même pas pu acheter une selle. Il prétend qu'une vraie bicyclette ne lui aurait pas procuré autant de plaisir : je crois bien qu'il mentait. Les personnes à l'imagination ardente connaissent trop bien ces dérivatifs ; la littérature n'est peut-être faite que de cela. Nanti d'un semblable alibi, j'aurais pu rebrousser chemin si ma mauvaise conscience avait pu s'en contenter. Elle ne le pouvait pas. D'ailleurs, j'imaginais déjà les ironies de Lucrèce et la maladresse des excuses que Rupert offrirait à mon désabusement. Je repliai ma tente, rangeai mon sac et m'enfonçai dans l'épaisseur de la futaie."

     

  • La carte postale du jour...

    "On peut assurément soutenir que le fait de donner raison au réel constitue le problème spécifique de la philosophie : en ce sens que c'est son affaire, mais aussi qu'elle n'est, en tant que telle, jamais tout à fait capable d'y faire face."

    - Clément Rosset, Le réel - traité de l'idiotie

    lundi 29 février 2016.jpg

    Je ne me souviens pas exactement depuis quand je cherche le quarante-cinq tours de Claudine Chirac, très longtemps, trop longtemps même, mais je suis bien heureux d'être tombé un beau jour sur cette compilation de groupes suisses, perdue dans un bac de vinyles soldés et datant de 1982, mon regard ayant d'abord été attiré par le nom de Grauzone pour découvrir plus bas celui de Claudine Chirac - fantastique !

    Je me souviens bien d'avoir joué Eisbaer, le tube de Grauzone, au moins tous les samedis, de 1989 à 1992, au cours nos soirées dark au Midnight, et d'en avoir ainsi tant usé et abusé que je n'ai plus pu le supporter des années durant avant d'y revenir timidement, jusqu'à découvrir récemment que l'artiste Jesper Just l'avait choisi dans sa liste des Ten songs that saved your life, juste avant Decades de Joy Division, ce qui n'est pas rien (mais qui n'est pas si étonnant quand on réalise que l'un de ses courts-métrages s'intitule It will all end in tears, titre qui fait directement référence à un autre classique de cette période new-wave : This Mortal Coil).

    Je me souviens aussi que lors de l'enregistrement du titre Eisbaer, en 1980, il avait été reproché au groupe de faire un titre par trop ressemblant à celui de The Cure, A Forest, et que c'est finalement Stefan Eicher qui avait ajouté les bruits de synthé qui font toute la différence ; mais personnellement je préfère plutôt les bluettes naïves de Grauzone que sont Ich lieb' sie ou Träume mit mir, ou encore Moskau, son rythme stakhanoviste et ses nuages noirs...

     Bern: Heiter, null
     Prag: Bewölkt, eins
     Warschau: Bewölkt, ein Grad
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier
     Moskau: Bedeckt, Schneefall, minus vier

     Moskau, dein Körper brennt
     Du hast mich Weinen gelernt
     Dein Tod ist das Schweigen
     Es zwingt mich, allein zu bleiben

     Schwarze Wolke über Moskau
     Diese Stille macht dir Angst
     Deine Kinder, sie weinen nicht mehr
     Deine Kinder, sie hungern zu sehr

    Wir dienen Moskau

    https://www.youtube.com/watch?v=ldJx9lZfDhE

     

    Qui n'a pas encore découvert la prose desprogienne de Iegor Gran ne sait pas ce qu'il perd ; dans ce cas je recommande de toute urgence la lecture de La Revanche de Kevin ; puis de tous ses autres romans - avec Iegor Gran on est toujours déçu en bien, comme on dit en Suisse. Avec ce nouveau livre on a affaire à un conte fantastique non conforme, décalé, imprévisible même. Le canon tonne dans ce roman qui commence dans un asile de fou avec l'arrivée d'un Napoléon - mais pas n'importe quel Napoléon, car celui-ci est une femme, ce qui contrarie beaucoup le Général De Gaule. Pour le soigner, le Docteur Day, qui est un inculte absolu en histoire-géographie, décide d'emmener son Napoléon en Russie pour y revivre la retraite de la Grande armée après la fausse prise de Moscou, qui s'était soldée par un vrai désastre - une expérience censée guérir le malade... On l'aura sans doute vite compris : Le Retour de Russie est, au premier abord, une pochade. C'est plutôt facile à lire, mais c'est aussi un texte difficile à lâcher, parce que très bien construit, drôle, passionnant, et qui, par sa forme même - le conte fantastique -, a beaucoup à nous dire sur la folie ; on ne peut s'empêcher de penser à l'antipsychiatrie chère à Deleuze et Guattari (le droit à la folie). D'ailleurs l'une des premières (bonnes) rencontres que font notre Napoléon féminin et notre déraisonnable docteur, eh bien cette rencontre n'est autre qu'"André le débile", le simple d'esprit qui vit seul dans la forêt et semble être le plus heureux des hommes. Et puis Iegor Gran a eu la bonne idée d'utiliser les dessins de sa fille, Sophie, pour illustrer son histoire, et de faire aussi des clins d'œil à certains textes de son père, le célèbre dissident André Siniavski qui, lui, mêlait satire de la réalité et fantastique, à la façon de Boulgakov. D'ailleurs s'il fallait employer un simple slogan pour vendre ce livre, je dirais qu'il est justement dans cet entre-deux improbable et fantastique, quelque part entre Desproges et Boulgakov, tiens - rien moins que génial, quoi. 

    Extrait de Le Retour de Russie, de Iegor Gran (publié aux éditions P.O.L.) :

    "De grandes silhouettes noires et immobiles se découpent en effet au loin. On dirait des toits, des poteaux. On s'approche. Aucune lumière. Ce doit être des granges abandonnées. La route s'élargit légèrement, comme quand on est près d'un village. Et aussi, on le sent tout de suite, une odeur de brûlé. On s'approche encore, quand Pauline crie :

     - C'est le POJAR, docteur !

     Il y a une pointe d'angoisse dans sa voix, qui me fait s'arrêter.

     - Encore et toujours le pojar!

     Comme je ne comprends pas ce mot, elle m'explique.

     - Le pojar, c'est une spécialité de ce pays de malheur. À chaque fois que l'on s'approchait d'un village, on le découvrait vide et brûlé. Les Russes s'enfuyaient en mettant le feu à leurs maisons, vous imaginez ça, docteur ? Et comme tout était en bois, et qu'on était en été, le pojar se propageait rapidement.

     - Alors il n'y avait pas que Moscou.

     - Non, dit Pauline. Smolensk aussi. Et Dorogobouj. Et Malo-Iaroslavetz. Et toutes les autres, petites ou grandes, brûlaient semblablement. De gigantesques colonnes de fumée nous attendaient partout. On entrait dans les rues dévastées. Les stocks de nourriture, le foin pour les chevaux, les magasins d'habillement, les ateliers de réparation, les tavernes : tout brûlait ou était déjà noir. Un air irrespirable. On prenait la ville, certes, et les Russes reculaient, mais impossible d'y rester, d'établir une garnison solide."

     

  • La carte postale du jour...

    "Cela se voit à Berlin qu'il y a eu la guerre en Allemagne. L'après-guerre n'y est pas terminée. La contemplation des ruines stimule les idées "il faudrait", "si on essayait de" - des sentiments que ne susciteront jamais les zones piétonnières d'Allemagne de l'Ouest. L'utopie de la ruine va bien au-delà de l'esthétique."

    - Klaus Hartung

    vendredi 26 février 2016.jpg

    Je me souviens de cette soirée glam / 70s, à Zürich, début nonante, où j'avais dansé sur la version allemande de Heroes, oubliant qu'à peine deux heures plus tôt, des skinheads avaient fait irruption dans ce qui ressemblait à un magasin abandonné (la disco' se passant dans le sous-sol), brisant une vitrine, se ruant sur les quelques punks présents pour les frapper et s'en aller aussitôt, laissant l'assemblée en état de choc, pour un moment du moins.

    Je me souviens bien que si Berlin est au centre d'un roman d'Alfred Doblin (porté plus tard à l'écran par Fassbinder), la ville d'après-guerre - et surtout à partir des années 70 - fut un haut lieu d'inspiration pour des artistes en quête de renouveau comme David Bowie, Iggy Pop, plus tard Nick Cave et son groupe The Birthday Party, et qu'elle fut les coulisses de nombreuses expérimentations hors-normes comme celle des Einstürzende Neubauten, Maladia! ou encore la chanson Collapsing new people de Fad Gadget (qui fait ici ouvertement référence aux Neubauten), hymne du Berlin nocturne des années 80 et de sa scène new-wave aux yeux charbonneux, ce Berlin qui disparaîtra lentement après la sortie du film Les ailes du désirs, de Wim Wenders, et la chute du mur...

    Je me souviens aussi que bien qu'affectionnant les reprises, comme celle de Ashes to ashes par les filles de Warpaint, Heroes m'est insupportable autrement que chanté par David Bowie, même si j'avoue avoir un faible pour sa version allemande...

     

    Du
     Könntest Du schwimmen
     Wie Delphine
     Delphine es tun
     Niemand gibt uns eine Chance
     Doch können wir siegen
     Für immer und immer
     Und wir sind dann Helden
     Für einen Tag

     Ich
     Ich bin dann König
     Und Du
     Du Königin
     Obwohl sie
     Unschlagbar scheinen
     Werden wir Helden
     Für einen Tag
     Wir sind dann wir
     An diesem Tag

     Ich
     Ich glaub' das zu träumen
     die Mauer
     Im Rücken war kalt
     Die Schüsse reissen die Luft
     Doch wir küssen
     Als ob nichts geschieht
     Und die Scham fiel auf ihre Seite
     Oh, wir können sie schlagen
     Für alle Zeiten
     Dann sind wir Helden
     Nur diesen Tag
     Dann sind wir Helden
     Dann sind wir Helden
     Dann sind wir Helden
     Nur diesen Tag

     Dann sind wir Helden

    https://www.youtube.com/watch?v=ytBsRXL0R6Q

     

    Comme David Bowie ou Nick Cave, Samuel Beckett a eu lui aussi sa période non pas berlinoise (il y passe à peine un mois lors de son premier séjour), mais du moins allemande, en 1936. L'écrivain irlandais n'est pas encore la légende qu'on connaît, mais sa "rencontre" avec la philosophie de Geulincx et, surtout, les œuvres picturales de Caspar David Friedrich va être capitale. Avec une approche aussi érudite que délicate, Stéphane Lambert (responsable déjà de très bons livres sur ou autour de Rothko et Nicolas de Staël) détaille avec finesse les liens entre certaines peintures du peintre allemand et l'œuvre à venir de l'écrivain anglophone (qui écrira ensuite principalement en français). Cette collusion artistique se fait en douceur : "L'art avait adouci la terreur en mettant en partage notre nuit." Stéphane Lambert nous fait alors découvrir le peintre par les yeux et les mots de Beckett, car Beckett fait partie de ces écrivains qui sont leurs mots. Et par effet de miroir, on peut discerner les écrits de Beckett, ses obsessions, dans ce qui n'est pas discernable dans l'œuvre de Friedrich et qui est pourtant là, on le sent bien. Avant Godot fait la part belle à la littérature, la peinture et la philosophie. C'est aussi un livre qui se demande pourquoi l'Allemagne, et pourquoi précisément à cette période ? C'est un ouvrage sincère sur l'influence d'un artiste sur un autre, magnifiquement argumenté - chapeau bas.

    Extrait de Avant Godot, de Stéphane Lambert (publié aux éditions Arléa) :

    "Puisque un jour sera le dernier, ce jour est déjà là inscrit dans chacun que l'on vit. On peut tourner les choses dans tous les sens : il n'y a pas d'autre explication que l'acte de créer, pas d'autre origine à nos errances dans les musées, à nos heures passées dans les livres. L'art qui est prière, disent mêmement Friedrich et Beckett. Et j'aime que cette pensée les unisse. De même que j'aime que l'art soit une chapelle où les âmes se retrouvent dans le même espace pour prier. J'aime cette adresse silencieuse, cette attente sans objet, ce pas de côté dans le cours de nos vies qui s'acheminent vers la même seconde où tout s'arrête. J'aime que mes pas dans les pas de Beckett et de Friedrich me mêlent à la même prière, qu'un chemin tracé par je ne sais quel réseau de convergences et d'impératifs intérieurs mais conduit à eux alors qu'un autre chemin tracé selon le même ordre mystérieux les a conduits à moi. On ne sait pas comment cela se trame. Comment on se rejoint. Ce qui fait l'évidence des rencontres. Pour préparer ce livre dont le sujet s'était progressivement imposé à moi, j'ai cherché à l'extérieur des repères, des faits, des lieux, des traces, pour tenter de comprendre, j'ai rempli des carnets avec des listes et des listes de points de rapprochement, mais je n'ai pas répondu à la question, comment cela se trame, comment une œuvre nous parle alors que d'autres restent muettes, d'où ce qui relie tire ses racines, à quoi cela tient. Alors me voici arrivé face au mur, que je redoutais tant, butant contre lui, à devoir chercher la réponse ailleurs que dans cette montagne de données consultées, annotées, répertoriées, mais dont l'usage, à force de désespérément les parcourir, s'avérait vain, car elles ne parvenaient pas à faire taire autre chose, dont elles semblaient vouloir me détourner, car il faut que je l'avoue à présent, il faut que j'avoue la peur que j'avais d'écrire au sujet d'un autre écrivain, et pas n'importe lequel, au sujet de Samuel Beckett, SAMUEL BECKETT, dont l'œuvre avait inspiré pléthore de commentateurs - on parlait de plus d'un milliers d'essais et de thèses -, d'appréhender la peinture à travers son regards, de m'immiscer dans son regard devant l'œuvre de Friedrich, j'avais l'impression de tenir des torches en feu et de devoir les faire passer d'une main à l'autre alors que je n'avais aucun talent pour la jonglerie. Pourquoi Beckett m'intimidait-il autant alors que son œuvre m'aguillait vers lui, alors que la voix que j'y entendais était comme l'écho de celle qui hélait en moi ? Était-ce l'homme lui-même dont la réserve naturelle l'avait nimbé d'une aura d'intouchable, presque d'irréalité ?"