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Blog - Page 29

  • La carte postale du jour...

    "Ecrire, c'est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous."

    - Georges Perros

    samedi 23 aout 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir connu In The Nursery en 1990 avec l'album L'Esprit, que je comparais, naïveté juvénile (à tort donc), à Dead Can Dance, puis d'avoir rapidement découvert leurs débuts, plus post-punk, oscillant entre Joy Division, A Certain Ratio et Death In June, et de les avoir d'autant plus aimés.
    Je me souviens bien lorsque, ayant programmé ce groupe à l'Usine de Genève en avril 1992, je me rendis au magasin de disques Sounds pour mettre une affiche, fièrement affublé de mon t-shirt avec le logo du groupe - ITN entouré d'un cercle - provoquant l'hilarité d'Alain, le disquaire, qui me salua d'un tonitruant "ITN c'est pour Ique Ta Nère?", plutôt  amusant, mais depuis je cessais de mettre ce t-shirt... (Alain si tu lis ces lignes, saches que je t'en veux encore un peu)
    Je me souviens aussi d'avoir vu ces musiciens changer de style maintes fois durant leur carrière, d'être resté malgré tout fidèle, quelques années, puis d'avoir laisser tomber pour finalement faire un salutaire retour en arrière, préférant diablement leurs débuts obscurs et torturés, surtout sur le martial Sonority, sa pochette, sublime, et ce petit texte écrit au dos, qui résumait tout :

    "maintain that warm inner glow
     - a secret impulse
     - a reckoning to the world"

     

    Le jeune journaliste, protagoniste de ce très bon roman de Linda Lê - Œuvres vives -, n'écoute pas In The Nursery mais aurait pu puisqu'il écoute bien Joy Division dans sa voiture, se rend à des pièces de Beckett avant de s'enticher d'un écrivain torturé du nom de Sorel dont il trouve un livre, par hasard, pour apprendre sa mort par défenestration le lendemain ! C'est donc une enquête littéraire que va mener ce journaliste, pour prouver que la mort n'a pas le dernier mot sur la littérature. Dans la figure de Sorel on retrouve tous les auteurs aimés de Linda Lê : Robert Walser (qui se retira du jeu littéraire), Stig Dagerman (qui se suicida), mon cher Osamu Dazaï (décadent et malade mental), Ladislav Klima (héritier de Zarathoustra), Cioran (le pessimiste généreux), Ghérasim Luca (l'insoumis), et quelques autres grands nihilistes. Un beau roman, hommage à la littérature, celle qui change notre vision du monde :

    "Plus je le lisais, plus je goûtais son ton incisif. Jusqu'alors, parmi les auteurs de mon siècle, il en était qui m'avaient paru de première grandeur, pourtant peu nombreux étaient ceux qui avaient provoqué un tel chambardement en moi. Sorel ne cédait jamais à la tentation de la belle phrase mais suscitait chez son lecteur un ébranlement de tout son être, tant et si bien qu'il se trouvait projeté loin des terres familières : ce à quoi il s'accrochait était brutalement remis en question. De quel sous-sol revenait Sorel pour être aussi peu disposé à nous bercer de mensonges ? Dès ses premiers romans, il avait montré combien il se différenciait des tenants de l'art pour l'art et combien il était récalcitrant à l'enrégimentement. Il était allé jusqu'au bout de ses convictions et il avait fait œuvre pérenne en mettant à bas notre forteresse de leurres et d'impostures. Je lui étais redevable de m'avoir ôté un bandeau des yeux. Cela m'avait rendu si conscient de ma vacuité que ma raison avait vacillé, mais je me jurais de ne plus être dupe de ce qui menait le monde."

  • La carte postale du jour...

     

    "Les glaces déformantes sont drôles, mais ne seront jamais que des miroirs."
    - Francis Picabia, Écrits critiques

    dimanche 17 aout 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir écouté plusieurs fois la compilation CD accompagnant le magazine Wire et d'avoir vraiment adoré la plage 5 au point de chercher qui en était l'auteur, dans l'excitation d'avoir une nouvelle trouvaille pour mes oreilles encore avides de sonorités inédites, mais d'avoir regardé trop vite, de m'être trompé d'une ligne et d'avoir finalement commandé ce 45tours de Silje Nes qui s'est avéré être - chance! - excellent.
    Je me souviens bien d'avoir été surpris par ces deux titres instrumentaux en miroir : iconoclaste, ni trop musical, ni trop abstrait, rêveur, intrigant, comme devrait toujours l'être la bonne musique.
    Je me souviens aussi de m'être alors intéressé de près à cette jeune artiste norvégienne et d'avoir été un peu surpris par ses deux précédents albums, bien moins expérimentaux, mais pas au point d'en être décevant, puis de l'avoir trouvée attachante, idéaliste dans sa démarche, surtout lorsque j'a découvert un entretien d'où je tire ces quelques lignes :

    "I really hope that independent record stores will find ways of staying relevant, even if it surely won't be as easy as before. I think people will always seek community around music, and record stores could still have a role to play there. A friend of mine runs a really nice one in Norway called Robot, and he's combining the records with selling books and running lots of other projects there. It's a very personal place, and people love to come and hang out."

    C'est aussi une communauté qui existe autour d'À la recherche du temps perdu de Proust. Lire ce grand livre, le relire, lire sur La Recherche aussi, tout ceci fonctionne un peu comme un miroir où l'on mesure l'effet du temps, ce qu'il change en nous, mais aussi ce qui est resté. C'est ainsi que fonctionne À la lecture, écrit par Matthieu Riboulet et Véronique Aubouy à qui l'on doit Proust Lu, projet commencé en octobre 1993 qui consiste à filmer des lectrices et lecteurs de La Recherche, à raison de deux pages par participant, pour un résultat pas encore terminé mais qui compte presque 2000 lecteurs pour environ 180 heures de films ! À la lecture revient sur ce projet, ses protagonistes, la relation avec Proust, des anecdotes, de l'intime, du cinéma aussi, de la littérature, beaucoup. Un livre extraordinaire pour qui a lu, ou pas, À la recherche du temps perdu.

    "Notre envie de disparaître n'a d'égale que notre envie de demeurer pour toujours, c'est en réalité la même envie, qu'on identifie sans vraiment l'identifier, à laquelle on se met en devoir de répondre sans en avoir la moindre conscience, jusqu'à ce qu'un accident, une parole, une pensée, une lecture, une réflexion qu'on nous a faite nous éclaire plus ou moins crûment, nous laissant dans l'impossibilité de l'ignorer plus longtemps, quitte à ce que nous nous employions ensuite à la faire de nouveau disparaître dans les limbes du déni.

     Ainsi, je sais grâce à quelques lectures cruciales et à un intense retour sur moi-même que l'écriture répond pour moi à la double injonction où l'héritage m'a placé : dévoiler, mais taire ; dire, mais rester muet. Écrire, donc, c'est-à-dire parler en silence. Le livre serait pour moi la cachette par excellence, le lieu où se retirer pour dire ce qu'on a vu quand on était dehors.
    Comme d'aucun retranché dans sa chambre capitonnée de liège à restituer l'enchantement des années d'oisiveté, le délicat parfum des souffrances journalières, l'effacement programmé de ces subtilités infinies qui tissent une existence et qu'on voudrait bien retenir un peu plus. Ou d'aucune, derrière sa caméra, déléguant à des centaines d'autres le soin de dire l'émotion extrême, insensée où l'a à jamais jetée la lecture d'Àla recherche du temps perdu, la démultipliant à l'infini, la convoquant toutes les deux pages pour qu'à l'écran de nouveau elle s'affiche, toujours neuve, toujours intacte, toujours telle qu'au premier jour, extrême, violente, absolument imparable, tout enserrée qu'elle soit dans le rituel cinématographique.

     Cette nécessité, pour certains vitale, de disparition de l'artiste derrière son œuvre s'accommode mal (c'est un euphémisme) de l'impératif de visibilité auquel il est désormais soumis de façon croissante, puisqu'il semble que la société ne se satisfait plus des seules œuvres, qu'elle désire en plus se payer la bête, en l'occurrence le corps de l'auteur. Imagine t-on Proust au Salon du livre, ou même à une causerie de la Société des gens de lettres ? Autres temps, autres mœurs, je sais ; n'empêche, je me réjouis qu'il soit à jamais à l'abri de ses parois de liège, perdu dans ses fumigations, comme je me réjouis que Genet soit resté insaisissable, Blanchot irreprésenté."

  • La carte postale du jour...

     "Le monde regardes tes bévues par le gros bout du microscope, et les siennes par le petit bout, ce qui fait de singulières comparaisons."

    - Henri Frédéric Amiel, Fragments d'un journal intime

    vendredi 16 août 2014.jpg

     

    Je me souviens d'avoir entendu parler de Portion Control pour le première fois en 1989, par une connaissance fan de "techno" venu de Lausanne, mais d'avoir réellement écouté ce groupe qu'environ dix ans plus tard !
    Je me souviens bien d'avoir souvent pensé que Kraftwerk, pourtant en avance sur tout le monde dans les années 70, avaient complètement loupé le coche des années 80, et restaient bien en dessous des premiers disques des belges de Front 242, des yougoslaves de Borghesia ou justement Portion Control, qui reflétaient la musique du rideau de fer.
    Je me souviens aussi d'avoir écouté, bien souvent, en boucle des titres comme He is a barbarian ou alors cet entêtant titre minimaliste au couplet récurent et très étrange, Terror leads to better days :

    scurrying across for the chills
    if you wear that dress again i'll scream
    if you take me between four corners
    terror clings to better days

    Lui aussi est un barbare, et la terreur communiste qui régnait sur la Yougoslavie l'a amené à s'enfuir avec un faux passeport pour la Suisse, pour une vie meilleure, ou presque. Sa vie fut un roman et Jean-Michel Olivier l'a écrit, c'est L'ami barbare. Il fera connaître Biely, Witkiewicz, s'occupera de réaliser les oeuvres complètes de Cingria, il recopiera des heures durant le Journal d'Amiel en vue d'une publication (un travail titanesque!), il passera par ma chère Trieste, par Lausanne, Paris, Genève, il sera libraire et aura Nabokov comme client, plus tard il prendra la défense de Soljenitsyne, rencontrera Fassbinder peu avant sa mort, publiera plusieurs de mes livres favoris - comme La Bouche pleine de terre, de Scepanovic -, il sera aimé, il sera craint, il sera honni... c'était un barbare cultivé avec deux trains d'avance sur tout le monde, puis deux de retard, mais j'étais quand même à bord avec lui et ce fut un grand honneur et une grande joie...

    "Chaque soir, on se retrouve à La Cloche, sur le Grand-Pont, et on refait le monde autour d'une bouteille de vin blanc.
     On est tous les deux sans emploi. Moi parce que j'ai quitté Paris pour tes beaux yeux, Roman, et toi parce qu'on t'a mis à la porte des Escaliers du temple... On discute interminablement de femmes, de football et de livres. Sur ce chapitre, on est intarissables ! Les femmes vont et viennent. C'est ainsi. En laissant derrière elles un parfum de désastre. Les matchs de foot se gagnent ou se perdent. C'est une question de chance. Seuls les livres demeurent. Moi je m'enflamme pour Cingria ou Amiel. Tous ces auteurs discrets qui n'ont jamais traversé la frontière... Et toi pour les auteurs de ton pays : Andric, Tsernianski, Drainac.
     On se rend compte que tous les livres qu'on aime sont interdits ou inconnus du grand public.
     Et on se dit qu'il faut faire quelque chose...
     C'est l'époque de la vie de bohème. On parle de politique, mais jamais très longtemps. On se dispute très vite. Tu es réac, comme on dit dans ses années là, et moi le gaucho de service. On est très différents, mais on s'entend comme deux larrons.
     À deux pas de la place de la Palud, il y a le Barbare, le café branché de l'époque."

  • La carte postale du jour...

    "...la liberté de circulation, qui a toujours été un avantage rare et inégalement réparti, devient rapidement le principal facteur de stratification sociale de l'âge moderne et postmoderne. [...] Certains peuvent quitter à volonté la localité, n'importe quelle localité. Les autres regardent désespérément la seule localité à laquelle ils sont attachés leur glisser des mains à grande vitesse."

    - Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation (1999)

    spk, seppuku, laurent mauvignier, autour du monde, japon, tsunami, another dark age

    Je me souviens d'avoir acheté cet énigmatique maxi 3 titres pour sa couverture, puis d'avoir découvert quelque temps plus tard, par un ami fin connaisseur de musique dite "industrielle", que l'acronyme SPK cachait de nombreux noms différents tels que Sozialistisches PatientenKollektiv, Surgical Penis Klinik (le plus drôle probablement), System Planning Korporation, Selective Pornography Kontrol, Special Programming Korps, SoliPsiK et dans le cas présent SepPuKu.
    Je me souviens quelle a été ma surprise de découvrir que l'un des fondateurs du groupe en 1978 était responsable de la bande sonore d'innombrables blockbusters depuis la fin des années 90 jusqu'à maintenant, comme le moisi The Crow, l'effarant Lara Croft : Tomb Rider, ou encore Assault on Precinct 13 nouvelle version, à laquelle on préférera, et de loin, la version originale de '76 par Carpenter; mais qu'au fond : il faut bien vivre, et faire des bandes originales de (mauvais) films doit certainement plus nourrir son homme que des disques de musique industrielle écoutés par une poignée de fans dans le monde occidental.
    Je me souviens aussi d'avoir été assez marqué par le petit manifeste figurant au dos de la pochette du disque Dekompositiones, d'avoir pensé à Guy Debord et sa Société du spectacle, alors que les paroles mêmes de la "chanson" Another Dark Age - pour peu que l'on puisse qualifier ainsi une musique métallique, urbaine et tribale à la fois, où viennent se greffer des hurlements ou des paroles scandées d'outre-tombe! -, le texte, donc, me rappelle plus Cioran que je lisais beaucoup à la fin des années 80 :

    the truth of science?
    a shroud for carnage
    this forced survival
    on social security

    such beautiful corpses
    their breathless lips
    of slender contortions

    lie screwed to the earth
    screwed to the earth
    the masses swarm
    the vermin swarm

    Ce monde dénoncé par SPK en 1983, sclérosé par l'excès d'informations, c'est un peu celui que dépeint avec brio Laurent Mauvignier dans ses multiples compositions qui dressent au final un ingénieux panorama du monde actuel ; le voyage et plus encore le déplacement, l'exil voulu ou forcé de ses protagonistes aux nationalités changeantes, tout ceci est présenté en de nombreux et courts chapitres comme autant de vignettes photographiques débutant au Japon, passant par Dubaï, Rome, Tel-Aviv, tout autour du monde pour finir à Paris, tout en restant dans la même période de temps, à savoir plus ou moins entre le 11 et le 15 mars 2011. Plus qu'un roman de la catastrophe, celle du Tsunami mais également de notre époque, c'est un roman du vingt et unième siècle. Il sort dans une dizaine de jours, et c'est à lire, absolument.

    "Et alors, ils ne le savent pas encore, mais quelque chose dans les entrailles de la terre, très loin en mer, pas assez loin cependant, quelque chose a commencé trop près du Japon, quelque chose dans la nuit marine, quelque chose, là-bas, dans les profondeurs, a commencé d'arriver. Ils peuvent encore croire que c'est parce qu'elle a fait un autre geste un peu maladroit que Yûko voit la bouteille de mezcal rouler sur le plancher. Mais cette fois, c'est différent, le mezcal se met à vibrer dans la bouteille - oui, c'est comme un frémissement, une casserole d'eau qui bout sur le feu. Et puis c'est la bouteille elle-même qui se met à trembler et à rouler. D'abord, c'est presque rien, ça arrive lentement, un frissonnement. Puis elle roule, mais ce n'est pas exactement ça. Elle semble plutôt prise de spasmes, elle vibre, elle sautille sur elle-même et ne sait plus sa route. Elle fait de petits bonds, elle rebondit, repart, dévie et Guillermo et Yûko s'arrêtent pour la regarder. Ils ne bougent plus. C'est comme une danse. Au début, un bruit comme les vieux télégraphes dans les films en noir et blanc. Et puis un bruit plus fort, un bruit de castagnettes. Ils voudraient rire, mais ils ne peuvent pas. D'autres bruits de castagnettes, de verre qui vibre. Quelque chose qui vibre. Quelque chose les retient de rire, quelque chose les tient tous les deux. L'un deux laisse échapper de sa bouche comme un oh étonné presque timide, incrédule. L'autre ne répond rien, s'il le faisait sa voix ne serait peut-être pas audible parce que les vitres elles-mêmes commencent à vibrer puis à trembler trop fort, puis les murs à l'unisson aussi tremblent et laissent monter cette vibration qui bientôt saisit toute la maison et la fait craquer et se tordre. À l'intérieur, tous les objets semblent soudain avouer qu'ils sont vivants, qu'ils ont toujours été vivants. Et ils geignent, chuintent, crient, hurlent et se contorsionnent, se déforment, tirent, poussent, cassent et cette fois la vie semble surgir de l'intérieur des objets, mais c'est une vie malade qui grince, éructe, grogne et à l'intérieur des vivants une autre vie s'anime - la vibration parcourt les corps et fait sonner les os comme une caisse de résonnance dans les membres, des bruits qui remontent le long des corps, quelque chose de trépidant dans les murs, dans les objets, quelque chose comme des pulsations instables se répandant, se diffractant, explosant partout à l'intérieur des choses et des corps."

  • La carte postale du jour...

    "Que signifient ces similitudes, recoupements et correspondances ? Ne s’agit-il que d’illusions du souvenir, d’aberration des sens ou d’hallucinations, ou encore de schémas s’inscrivant dans le chaos des rapports humains, incluant tout autant les vivants que les morts, selon un programme qui nous est incompréhensible"

    - W. G. Sebald (Séjour à la campagne, traduit par Patrick Charbonneau, Actes Sud 2005)

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    Je me souviens que le violoniste Gidon Kremer considère ce (fantastique) enregistrement comme l'"essai d'une approche", et que j'ai eu beau l'écouter mille fois, je n'ai pas pour autant fait le tour.
    Je me souviens aussi qu'une dame est entrée dans la librairie alors que j'écoutais ce disque de Bach interprété par Gidon Kremer, qu'elle s'est dirigée de manière préméditée à l'endroit où nous rangeons beaucoup de correspondances d'artistes, d'entretiens, de journaux intimes, qu'elle a saisi un livre puis est venue dans ma direction, l'a brandi en me disant doucement qu'elle aimerait ceci : Lettres à une jeune pianiste, de Gidon Kremer.
    Je me souviens d'avoir été toujours séduit par la plupart des pochettes du label ECM, d'avoir aussi été charmé par ces Sonatas et Partitas de Bach, à la fois austère et riche, et d'avoir été charmé par cette déclaration énigmatique de Gidon Kremer à l'occasion de la sortie de ce disque en 2005 :

    "Il est tout de même étrange qu'en jouant du violon, je voulais en fait m'"éloigner" de mon "outil"... Était-ce une tentative inconsciente de me rapprocher de Bach et son univers - qu'il savait aussi agencer dans un instrument à une voix ? Ou alors était-ce dans le but d'esquiver ce paradigme de la beauté -, pour se vouer à l'esprit du message ? Mais peut-être était-ce aussi à tout autre chose."

    L'outil de travail de Jean-Yves Jouannais est actuellement son cycle de conférences-performances L'Encyclopédie de la guerre. C'est en voulant s'en éloigner qu'il s'en est rapproché, ou réciproquement. Dans ce traité de castellologie littorale, l'auteur de précieux essais comme L'idiotie, Artistes sans œuvres ou encore le sublime L'usage des ruines (parus chez Verticales il y a deux ans - très recommandé!), va discuter des barrages avec Olivier Cadiot, utiliser la fiction, la forme journalistique - et en cela il se rapproche d'Enrique Vila-Matas et son Journal volubile -, mais aussi de la littérature, de son obsession pour les ruines notamment, une forme qui rappelle l'essai De la destruction du regretté Sebald (et du coup donne envie de le relire).
    Jean-Yves Jouannais ne veut pas faire un livre avec ses conférences, il y arrive pourtant indirectement avec ce brillant ouvrage - Les barrages de sable - qui sort fin août chez Grasset et dont voici un court extrait :

    "Les châteaux de sable, je finis par les envisager comme des livres que l'on aurait pu écrire, ou pas, ou partiellement, qui n'auraient pas eu d'ambition artistique, hormis celle de répondre à une obsession, de s'accorder à elle. Les châteaux de sable n'ont pas d'auteur, ils sont des matériaux conducteurs de fable, toujours exactement la même, ont pour vertu cardinale de mesurer le temps et, non seulement font la guerre, mais sont la guerre. Si les châteaux de sable n'avaient pas été la littérature, j'aurais trouvé, dans la littérature justement, milles références aux châteaux de sable. La preuve de l'identité des deux phénomènes, c'est que la littérature avait su traiter, et avait eu le temps de le faire, de tous les aspects, réels, objectifs, comme fantasmés et imaginaires de l'épopée humaine, à l'exception des châteaux de sable. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle ma phrase continuait de ne pas me déplaire, parce qu'elle demeurait unique sur cet aspect de la castellologie. S'il m'était venu à l'esprit de compiler les savoirs contemporains comme ancestraux sur cette discipline, mon encyclopédie n'aurait comptée qu'une seule page, composée elle-même d'une unique citations dont j'aurais été l'auteur."