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Blog - Page 27

  • La carte postale du jour...

    "Les passions sont imprudentes. Faut-il leur en faire grief?" - Pouchkine, Eugène Onéguine

     

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    Je me souviens d'avoir toujours trouvé suspects les groupes qui changent de maison de disques tous les deux albums, c'est malheureusement le cas de Piano Magic, et ma méfiance fut justifiée puisqu'Ovations s'est avéré plus qu'inégal mais carrément bancal, malgré la présence sur deux titres de la voix magique de Brendan Perry (Dead Can Dance) et cette belle pochette signée Jeff Teader (à qui l'ont doit plusieurs pochettes du sympathique label Second Language que je ne saurais trop recommander aux amateurs de folk mélancolique et autres musiques hybrides qui donnent la part belle aux émotions).
    Je me souviens bien d'avoir comparé Ovations de Piano Magic à Joy Division, Wire et New Order pour le côté new-wave, et à Dead Can Dance, parfois, pour le côté orientalisant, mais malgré toutes ces belles références j'ai du faire l'amer constat que Piano Magic est un groupe instable en perpétuelle quête d'identité, une errance malheureuse et c'est bien dommage, vraiment dommage, puisqu'il contient quand même une perle...
    Je me souviens aussi d'avoir été intrigué par cette belle chanson mélancolique magnifiquement interprétée par Brendan Perry - You never loved this city -, et de m'être rapidement posé la question de la ville dont il est question dans ce texte, si c'était peut-être Prague, mais cela pourrait tout aussi bien être Moscou ou Saint-Pétersbourg, Venise, Berlin, Istanbul, Leipzig ou Londres, mais pas Genève, ni Paris, allez savoir pourquoi...

    You never loved this city
    But angel, it loves you
    Your smile, a roman candle
    Your eyes are Prussian blue

    I never loved this city
    But you can keep me here
    Your love, a stained glass window
    Your heart, a chandelier


    C'est un très beau voyage que propose l'écrivain d'aujourd'hui Nedim Gürsel, dans les pas des grands poètes et écrivains d'hier. Son regard tendre et son art d'exposer ses souvenirs nous font parcourir plusieurs villes où se croisent les fantômes de grandes plumes. Ainsi Venise est-elle évoquée par Aragon, Proust et Hemingway (j'aurais aimé y trouver Brodksy, tant pis), Berlin au travers de Kafka et la fascinante Else Lasker-Schüller (qui écrivit ses superbes vers : "chez moi j'ai un piano bleu / mais je ne sais aucune note / Il se tient dans le noir de la porte de la cave / depuis le jour où le monde est devenu brutal), la Leipzig de Goethe (génial), l'Alexandrie de Cavafy, et - sans doute mon passage favori - Moscou, avec les portraits croisés de Pouchkine et Gogol ainsi que du poète turc que j'adore : Nâzim Hikmet. Pour Nadim Gürsel c'est aussi l'occasion de nous parler de la naissance de ses propres livres qui ont vu le jour dans ces villes. L'occasion encore de se remémorer des amours réels ou plus souvent fictifs.
    C'est un beau livre, intelligent, avec des passages plus intéressants que d'autres certes, mais cela reste une sorte de récit de voyage à ranger près de la Trieste de Franck Venaille ou bien l'excellent Vertige de Sebald qui, sur les traces de Stendhal, Kafka et Casanova, marie imagination et érudition, faits divers et souvenirs.

     

    "Dostoïevski mourut un an plus tard et alla rejoindre lui aussi les immortels. Quand à moi, j'ai vainement attendu Tania sur la place Pouchkine. À l'instar des beaux jours promis par Nâzim Hikmet, elle n'est pas venue. Le lendemain j'ai déposé une couronne sur la tombe de Nâzim. Le poète est mort, un jour de juin comme aujourd'hui, à Moscou, la blanche ville de ses rêves. Il a été inhumé en terre d'exil. Il avait pourtant formé ce vœu : "Emmenez-moi / Enterrez-moi dans le cimetière d'un village d'Anatolie." Il semblait prêt à s'élancer. Mais il allait devoir marcher longtemps sans jamais, peut-être, atteindre son but. Certes, le seul pays auquel il aspirait était le communisme, mais il se serait contenté d'arriver à Istanbul. "Terminant mon voyage sans atteindre ma ville / grâce à toi j'ai connu le repos dans un jardin de roses", dit-il à Vera Toulyakova, son dernier amour. Lors de mon premier voyage à Moscou, Vera m'avait accueilli dans la maison où elle avait vécu avec Nâzim ; tout en dégustant un cognac hongrois et grâce à une autre Vera (la turcologue Vera Feonova, qui nous servait d'interprète), nous nous sommes perdus dans la mer des souvenirs. C'était il y a bien longtemps. Quand le chameau était crieur public et la puce barbier. Depuis lors, Vera, Vera la "fiancée", a été inhumée auprès de Nâzim. La jeune femme qui a fait mourir d'amour le poète, ou peut-être de nostalgie, celle qui lui disait : "Viens, reste, souris, meurs", la jeune femme aux cheveux blonds comme la paille et aux cils bleus s'est mêlée à ses cendres. La nuit tombe sur la place Pouchkine."

     

  • La carte postale du jour...

    "Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route." - Franz Kafka, Lettres à Milena

    dimanche 5 octobre 2014.jpg

    Je me souviens d'une discussion avec Simon Huw Jones, assis devant une bière sur la petite terrasse du bar Le Cabinet, au sujet de Nico, à quel point nous aimions ses disques, sa personnalité, sa voix d'outre-tombe, et nous avions ensuite parlé de Jean Echenoz, Talk Talk et Sebald, mais la discussion est invariablement revenue sur Nico.
    Je me souviens bien d'avoir lu, dans l'autobiographie de Marc Almond, ce passage sur l'enregistrement du duo Your kisses burn avec Nico, le manager de celle-ci conseillant à Marc Almond d'utiliser la première prise vocale, peu importe la qualité, la chanteuse n'étant en effet plus capable d'assurer plusieurs prises, elle allait d'ailleurs décéder un mois plus tard, cette superbe chanson demeurant son dernier enregistrement studio.
    Je me souviens aussi d'avoir été surpris en achetant ce disque, puisqu'il s'agit d'une copie pirate d'une compilation pirate (achetée parce que a) j'aime Nico et b) la pochette ressemble étrangement à celle de Closer de Joy Division!) parue initialement en 1983, et comportant plusieurs versions inédites, des collaborations (avec Kevin Ayers, ou encore Lutz Ulbrich sur le magnifique Reich der Träume), et surtout ce duo incandescent tiré de l'album de Marc Almond The Stars we are, Your
    kisses burn :

     

    I'll make a fire
    There in your heart
    Made not of love
    But only hate
    And for the fuel
    Will be your soul
    An inferno
    To consume you whole

    And world without end
    Through tempest and storm

     

    Le dernier livre de Serge Joncour a trainé plus d'un mois sur ma table de cuisine. Je le laissais là avec quelques autres hypothétiques futures lectures, et bien m'en a pris de finalement l'ouvrir. On pourrait penser - surtout d'après ce que la presse en a dit - qu'il s'agit là "juste" d'une énième autofiction, l'écrivain parlant de sa condition, ou, pour employer les mots de Paul Valery : "dépouillons l'écrivain du lustre que lui conserve la tradition et regardons-le dans la réalité de sa vie d'artisan d'idées et de pratique du langage écrit." Et bien oui, mais non. Serge Joncour aborde son métier, c'est sûr, on trouve là des belles pages sur les ateliers d'écriture, le contact avec le lecteur, le rôle de la fiction (et son incompréhension parfois, son rapport au "trop de réalité" comme dirait Annie Lebrun), tout ça en détail, avec intelligence et même de l'humour, mais Serge Joncour a bien sûr plus d'une corde à son arc, il dresse ainsi un portrait de la société d'aujourd'hui, celle des provinces (où il est difficile de se faire accepter - j'adore le passage où le narrateur en appelle à Levi-Strauss pour se faire une place chez les autochtones), de ses travers, ses habitus (dans la définition qu'en fait Pierre Bourdieu), de ses rituels (on mange beaucoup, on boit encore plus, ça fait parfois penser aux films de Chabrol!), ainsi qu'une espèce d'enquête criminelle, une intrigue qui tiens le lecteur en halène sans être réellement le pilier central de ce roman très réussi. Ce qui m'a touché, en plus du portrait désenchanté d'un écrivain face à la difficile réalité et sa tentative de s'y acclimater sans perdre sa singularité, c'est surtout certains passages sur le désir, sur l'amour, cet Écrivain National" tombant amoureux d'une jeune marginale, d'origine hongroise, qui va bouleverser le déroulement de l'histoire, du présent. C'est beau comme du Nabokov :

     

    "Au départ ce n'était pas érotique comme étreinte, c'était juste une envie de se soutenir, mais la sensation de son corps contre le mien, cette empreinte qu'impriment les formes de l'autre quand on s'étreint trop fort, tout ça fit que le désir dépassa toutes les questions et ouvrit une sorte de désordre supplémentaire, comme un abîme, une envie de se jeter, alors je pris sa bouche et l'embrassai, l'éblouissement total. Prendre une bouche, c'est quitter le monde par l'issue la plus haute, c'est se soustraire à cette réalité qui tout autour de soi sombre dans le commun, embrasser une bouche, c'est plonger dans ce vertige sublime dont on ne sait pas s'il nous emporte pour une seconde ou pour une vie, embrasser une bouche pour la première fois, c'est reléguer le réel au second plan, tout se trouve instantanément évanoui, dévalué, les autres, le temps, d'un coup tout se volatilise dans ce bruit de succion merveilleux, on se perd vers ces lèvres dont on ne finit pas de remonter la source, à cet instant, Dora devenait ce qui comptait le plus au monde pour moi, la seule vérité tangible, la seule chaleur, le seul espoir, et le téléphone qui reprenait son entêtement cynique, sonnant au mauvais moment, telle une bombe, ces coups de fil qui insistaient, je les considérai comme un rappel à l'ordre, comme si les autres tentaient de me ramener à la raison, de m'éviter de faire la pire connerie qui soit. Mais là, perdu dans ce baiser total, je ne décidait plus de rien, envolé dans cet étonnement absolu d'embrasser la bouche de cette femme pour la première fois, une inadvertance souveraine qui hisse bien au-dessus de soi-même, plus rien n'existait, pas même le présent."

  • La carte postale du jour...

    "L'amour et l'océan nourrissent toutes sortes de poissons."

    - Paul-Jean Toulet, Monsieur Paur, homme public (1898)

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    Je me souviens que c'est Jeff - un ami skinhead branché musique (après un bref passage à la légion étrangère son orientation musicale passera de la Oï au Reggae) - qui me fit découvrir le groupe Xmal Deutschland vers 1989, me les décrivant comme les Siouxsie & The Banshees allemand, éveillant ainsi ma curiosité, et qu'il en soit remercié puisque ce groupe m'a longtemps fasciné, surtout sa chanteuse, Anja Huwe, qui, après quatre albums, pratique depuis les années 90 une peinture aussi musicale que colorée et très intéressante, exposant des deux côtés de l'océan, New-York et Hambourg principalement.
    Je me souviens bien d'avoir prêté à ma petite amie de l'époque le premier album d'Xmal Deutschland - Qual -, ainsi qu'Halber Mensch des Einstürzende Neubauten, parce que sa prof' d'allemand voulait faire découvrir des groupes germaniques à sa classe, et que ces disques ne furent pas utilisés parce que trop "spéciaux", ce qui a provoqué ma frustration et mon incompréhension autrefois, situation qui me fait sourire aujourd'hui où je comprends bien mieux l'attitude de l'enseignante en question.
    Je me souviens aussi que c'est par cet album, Viva (dont la production est sévèrement gâtée par un excès de synthés 80s), que j'ai découvert Emily Dickinson dont le superbe poème Will there really be a morning est ici mis en musique, un de mes titres préférés de l'album avec Feuerwek (31. dez) et le magnifique et langoureux Ozean, que j'ai toujours mis en relation avec une forme de romantisme, l'image de l'océan étant l'emblème du sublime représentant un nouveau paradigme esthétique de la sensibilité, l'océan comme infini, comme idée de modernité, s'opposant ainsi à la finitude de la beauté classique. 

    Schau' dich um
    Und sinke mit mir
    Durch das grün
    Durch das blau

    So weit - so tief!
    So weit - so tief!

    Ozean
    Dunkel und warm
    Ist dein Bauch
    Stetig und stark - stetig und stark
    Bestandig und stolz - ewig un wild
    Bist du

    À la même période où je me découvrais une passion pour l'allemand (l'ayant pourtant détesté à l'école) par la musique, je découvrais aussi, coup sur coup, trois livres que je relis régulièrement, à savoir Moravagine de Blaise Cendrars, Sur les cimes du désespoir de Cioran et Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont, ce dernier acheté aux puces dans une sobre et vieille édition (perdue depuis, tristesse) préfacée par Jean Cocteau dont je retiens encore ces mots qui eurent vraisemblablement une grande influence sur moi : "“Il importe que certaines œuvres vous hantent, bousculent votre confort moral et vous enseignent que la meilleure école est celle des hommes qui règnent en marge des règles apprises." Superbe. Et que dire de ces Chants, source infinie de plaisirs inconnus à laquelle je m'abreuve régulièrement, et dont j'adore ce passage sur l'océan :

     Vieil océan, aux vagues de cristal, tu ressembles proportionnellement à ces marques azurées que l'on voit sur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu, appliqué sur le corps de la terre ; j'aime cette comparaison. Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse, qu'on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, en laissant des ineffaçables traces sur l'âme profondément ébranlée, et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu'on s'en rende toujours compte, les rudes commencements de l'homme, où il fait connaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, ta forme harmonieusement sphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne me rappelle que trop les petits yeux de l'homme, pareils à ceux du sanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour la perfection circulaire du contour. Cependant, l'homme s'est cru beau dans tous les siècles. Moi, je suppose que l'homme ne croit à sa beauté que par amour-propre ; mais, qu'il n'est pas beau réellement et qu'il s'en doute ; car, pourquoi regarde-t-il la figure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, tu es le symbole de l'identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d'une manière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. Tu n'est pas comme l'homme, qui s'arrête dans la rue, pour voir deux bouledogues s'empoigner au cou, mais, qui ne s'arrête pas, quand un enterrement passe ; qui est ce matin accessible et ce soir de mauvaise humeur ; qui rit aujourd'hui et pleure demain. Je te salue, vieil océan !
     Vieil océan, il n'y aurait rien d'impossible à ce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l'homme. Tu lui as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement deviner aux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de ton intime organisation : tu es modeste. L'homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !

     

  • La carte postale du jour...

    "La musique, la vraie musique, ne peut jamais être l'arrière-fond de quelque chose d'autre. Elle doit nous remplir — nous vider — de tout."
    - Marguerite Duras, La Passion suspendue (Entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre)

    dimanche 21 septembre 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir arpenté les rues de Genève avec un pulls gris-noir où j'avais tagué dessus le nom du groupe de Gavin Friday : Virgin Prunes, de manière très artisanale (un peu de travers donc), et ce souvenir d'un moi se promenant avec l'inscription Prunes Vierges sur la poitrine me fait sourire maintenant, mais je regrette juste de ne pas me rappeler des réactions des passants, dommage.
    Je me souviens bien d'avoir retrouvé ce burlesque, cet attrait pour le cabaret, le théâtre de la cruauté, l'influence d'Oscar Wilde et de Brel, que Gavin Friday aime tant, dans la musique d'Antony & The Johnsons, jusqu'à me demander s'il n'y avait pas plagiat parfois, quand Antony arborait, comme Gavin Friday, son boa sur scène, à ses débuts, et surtout à cause d'une chanson au titre énigmatique - Hitler in my heart - qui figure sur le premier album éponyme d'Antony - et qui me rappelle très clairement l'inscription The "Love Hitler" Cometh..., tout aussi énigmatique, figurant au centre du second album vinyle des Virgin Prunes et qui était aussi un titre inédit joué en concert avant leur séparation, faisant référence non pas à un amour éperdu pour le petit moustachu fan de Wagner mais plutôt au Night of the Hunter (La Nuit du Chasseur), le film de 1955 (dont Gavin est un fan).
    Je me souviens aussi qu'avec Marc Almond de Soft Cell, Morrissey des Smiths, Kristin Hersh des Throwing Muses ou encore Neil Halstead de Slowdive, Gavin Friday fait partie des ces artistes dont j'ai suivi la carrière solo quelques années, pour le perdre de vue, puis le retrouver avec un plaisir décuplé, surtout sur ce magnifique You take away the sun qui évoque un amour perdu :

    You take away the sun for me
    Every time you walk away from me.
    You take away ... I'm alone ... Come Home ...
    You've taken everything from me
    There's nothing left, can't you see
    I'm alone ...
    There was a time when life, it was a bed of roses
    And now time ... Time has taken ...
    You walk into the fire, that keeps burning ... The fire ...
    Oh! my yearning,

    to be holding hands with the one I love

    as the sky turns black there is no above.
    You take away the sun for me.
    Every time you walk away from me.

     

    Eclipse totale également avec ce nouveau roman de Cécile Wajsbrot, composé de quinze chapitres en forme de bande sonore pour évoquer un amour perdu et un amour à venir. Un roman musical certes, mais aussi photographique : description d'un lieu parisien mais aussi d'un personnage désiré qui est à la fois le souvenir et le futur amant. Cécile Wajsbrot réussit un roman dont l'histoire progresse avec douceur, comme cet escalier sur la couverture, qui mène vers l'ailleurs, l'inconnu, ce qui ne se distingue pas encore, mais qui s'imagine. Pour illustrer son histoire, l'auteur convoque et décrit avec beaucoup de passion, de talent, de dextérité, la musique, ou plutôt des chansons, des albums, bien précis, celles et ceux de Leonard Cohen (Famous blue raincoat), This Mortal Coil (Song to the siren), Radiohead (Kid A), Amy Winehouse (Rehab) ou encore Patti Smith (Because the night), pour ne citer qu'eux. Totale Éclipse est une belle réalisation, très originale, presque indispensable pour se dégager du bruit de la rentrée littéraire, en musique, évidemment...

    "À quoi sert une chanson si on ne peut l'écouter dix, quinze fois de suite, si elle n'exprime pas ce qu'on ressent au moment où on l'entend, si elle n'exprime pas mieux qu'on ne le pourrait des choses enfouies ou à fleur de peau, une partie de notre vie ? De retour chez moi j'avais mis un refrain qui me taraudait, une sorte de confidence presque murmurée, once upon a time I was falling in love, now I am just falling apart - autrefois je tombais amoureuse, maintenant je tombe en morceaux. Je n'y peux rien. Totale éclipse du cœur. Rien faire d'autre qu'entendre cette chanson pour la centième fois, trop fort, me laisser submerger par l'orchestration, la voix rauque, et attendre. Attendre qu'il revienne, espérer. Ai-je jamais attendu ainsi ? Quelqu'un que je ne connais pas ? Je croyais avoir renoncé, m'être consacrée à l'art, faire de mon mieux, rendre mon travail unique, en tout cas repérable, voir des expositions, être en contact avec d'autres photographes en pensant toujours à l'art, au métier, atteindre un jour, peut-être, la célébrité, au moins une renommée. Je croyais avoir décidé de donner la priorité aux images et non à ma vie, je faisait des conférences sur l'histoire de la photo, je montrais les premiers reportages, le témoignage lointain de la guerre de Crimée, 1855, la tour de Malakoff prise par Langlois, un fort en ruine et une petite maison de bois qui semble dominer un paysage désertique, une plaine dévastée. Un télégraphe rudimentaire et des ciels retouchés, un ensemble présenté dans un panorama sur les Champs-Élysées - un panorama ? C'est une rotonde où sont exposées des photographies ou des dessins qui permettent de voir un paysage sur 360 degrés. Ou bien Roger Fenton, le photographe anglais apportant son lourd matériel en Crimée, toujours, et cette prise de vues intitulée Valley of the Shadow of Death, vallée de l'ombre de la mort, dont il existe deux versions, l'une où la route est encombrée de boulets de canon, l'autre où la route est vide et les boulets sur le bas-côté. Ont-ils été placés sur la route dans un deuxième temps, pour figurer la présence de la guerre - ainsi que le suggère Susan Sonntag dans une célèbre analyse - ou la photographie vide a-t-elle été prise avant l'autre, les boulets n'étant pas encore tombés ? L'ordre des photos , outre son importance historique, aiderait à déterminer si la photographie des boulets sur la route est une mise en scène - et du point de vue contemporain, une falsification - ou si le reportage montre une réalité. Il m'arrivait de poser ces questions devant un auditoire, et quand je les posais, de m'y intéresser, il m'arrivait de décrypter la fameuse photographie de la prise du Reichstag et du drapeau soviétique flottant sur Berlin, d'Evgueni Khadei, dont on sait aujourd'hui qu'elle ne fut pas spontanée, que le soldat s'y reprit à plusieurs fois pour monter et brandir le drapeau symbole de victoire. Je parlais de guerres que je n'avais pas connues, d'un matériel que je n'utilisais pas, au nom de l'Histoire et de la nécessaire connaissance du passé, mais devant cette ombre d'homme, rien ne tenait plus. Total Eclipse of the Heart, au milieu du refrain - Once upon a time I was falling in love - la pluie avait cessé. And now I am falling apart. Je retourne au café chaque matin en espérant qu'il reviendra. J'y suis à l'ouverture et je n'ose pas partir."

     

  • La carte postale du jour...

    "Je ne suis pas un être de joie, je ne suis pas un passager. J’avoue que je serai content quand je mourrai, voilà la vérité. C’est que je désire mourir de la façon la moins douloureuse possible, surtout que je n’ai pas besoin, je ne suis pas assoiffé de douleur."
    - Louis-Ferdinand Céline, interview avec Louis Pauwels et André Brissaud (Radio-Télévision française, Printemps 1959)

    dimanche 14 septembre 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir été un peu déçu par ce disque à sa sortie, par sa production trop compressée, un son globalement plus faible que pour un disque normal, ce qui vous oblige à augmenter le son sur la stéréo, puis, petit à petit, de l'avoir bien aimé puis adoré jusqu'à l'écouter parfois tous les jours de toutes les semaines de tous les mois, ce qui m'arrive encore parfois ces derniers temps.
    Je me souviens bien d'être allé à Lausanne cet été 1989 voir le groupe "tourner" (comme on dit) cet album, du public, nombreux, qui n'en avait cure (facile), de la première partie - Shelleyan Orphan (avec la charismatique Caroline Crawley que je découvrirais peu après sur la magnifique reprise de Late night de Syd Barrett figurant sur le dernier album du (faux) collectif This Mortal Coil!) -, d'avoir boudé dans mon coin quand The Cure ont joué l'affreux Why can't I be you (quelle chochotte je fais parfois) puis d'avoir été terriblement ému quand ils ont joué Faith.
    Je me souviens aussi qu'avec Viva d'X-mal Deutschland, Tinderbox de Siouxsie et The Stars we are de Marc Almond, Disintegration de The Cure est, pour moi, l'un de ces albums les plus chargés de souvenirs et que son écoute me met toujours dans un état étrange, comme un flottement agréable, si ce n'est ce morceau de plomb dans ma poche qui me ramène à la réalité, les paroles de Robert Smith sur Plainsong peut-être :

    Sometimes you make me feel
    Like I'm living at the edge of the world
    Like I'm living at the edge of the world
    "It's just the way I smile" you said

    Avant de me faire une overdose de rentrée littéraire, il est bon de revenir à ces petits livres que j'adore relire de temps à autre : Manifestation de notre désintérêt de Jean Rouaud, Du plaisir de haïr de William Hazlitt, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman, le truculent Tyrannicide de Giulio Minghini (découvert il y a un an mais relu déjà quatre fois!), La bouche pleine de terre de Branimir Scepanovic, Ce que j'appelle oubli de Laurent Mauvignier, À la fin d'Eric Laurrent, Jérôme Lindon de Jean Echenoz (la liste semble infinie, j'arrête ici) et cet Invité mystère de Grégoire Bouillier où j'aime me plonger comme on s'enivre sans excès d'un (très) bon vin (facile facile). Autofiction réussie, livre qui mêle à la fois les exigences littéraires, qui en font un ouvrage très éloigné de tout divertissement, les références (Ulysse de Joyce, L'Âge d'Homme de Michel Leiris, Mrs Dalloway de Virginia Woolf), l'art contemporain (Sophie Calle) et le contemporain tout court - dans son excès de réalité -, c'est un petit chef-d'œuvre de nombrilisme généreux, d'à quoi bon qui fait sens, de fiasco glorieux... ça et les Cure et ma journée est sauvée.

    En même temps les quotidiens titraient en énorme à la devanture des kiosques sur la "Réunification de l'Allemagne" et le magazine Best titrait "The Cure : Reintegration" et le magazine Guitare et Claviers titrait "Remixouko" et c'était comme si l'époque semblait prise d'une frénésie de recycler le passé pour mieux aller gaillardement de l'avant et solder ses comptes avant d'en ouvrir de nouveaux à l'approche du troisième millénaire et je me disais que son appel n'était pas tout à fait dû au hasard et qu'il participait de la marche de l'histoire, oui, il était en un certain sens historique au-delà de ce que j'imaginais et personne n'échappe à son environnement. C'était peut-être une explication. Car à travers le chaos de mes sentiments et sensations je cherchais à résoudre l'énigme que constituait pour moi son appel, oui, il s'agissait d'une énigme et même un défi à l'entendement et je ne comprenais pas, comment avait-elle pu oser, c'était inconvenable, désirait-elle ma destruction totale et mon anéantissement ? S'agissait-il d'un complot ? Mais trop d'eau avait passé sous les ponts, comme on dit, pour qu'elle cherchât à se venger après toutes ces années et elle n'avait d'ailleurs selon moi aucun motif de se venger et cela ne tenait pas debout, il s'agissait d'autre chose, comme tout le monde elle avait forcément accès aux sentiments les plus élémentaires et je ne savais plus où j'en étais et ma tête n'était qu'une plaie et je me tordais le cou dans mes sous-pulls pour tenter d'apercevoir ce qui m'échappait car il devait fatalement y avoir un sens à tout cela ou alors, c'était la fin des haricots, comme on dit, et la civilisation n'était qu'un mensonge de plus et cela ne valait même plus la peine de faire semblant d'y croire dans les pays dits civilisés et je m'approchais une fin d'après-midi tout au bord d'un trottoir tandis que des voitures arrivaient en trombe sur le boulevard.