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Musique - Page 4

  • La Carte postale du jour ...

    "Il chemina jusqu'au quai des Augustins, se promena le long du trottoir en regardant alternativement l'eau de la Seine et les boutiques des libraires, comme si un bon génie lui conseillait de se jeter à l'eau plutôt que de se jeter dans la littérature."

    - Balzac, Illusions perdues

    mardi 15 novembre 2016.jpg

    Je me souviens qu'à la première écoute des deux uniques albums de Glorious Din, il y a de cela quelques années à peine, j'ai pensé à la fois à Joy Division mais aussi à R.E.M. (celui des années 80 donc, des premiers disques, Murmur ou Reckoning, de la merveilleuse chanson So central rain I'm sorry par exemple), ce qui, sur le moment, m'a semblé plutôt incongru, puis je me suis ensuite demandé comment diable j'avais pu passer à côté de ce groupe phare de la scène post-punk de San Francisco de la seconde moitié des années 80 !

    Je me souviens bien que le chanteur de Glorious Din, Eric Cope (dont le nom d'artiste est un hommage à Julian Cope), a poussé son obsession pour Joy Division jusqu'à nommer son deuxième enfant Ian (en 1980), son propre label Insight (du nom de la chanson de Joy Division) et produire lui-même le second album, Closely watched trains, dans l'idée de reproduire le même style de production que Martin Hannett, le fameux "cinquième musicien" de Joy Division en studio.

    Je me souviens aussi d'avoir pensé que Glorious Din, ou du moins son parolier, avait comme point commun avec les Sisters of Mercy une certaine obsession pour le train, qui revient dans plusieurs de leurs chansons, et notamment avec du retard dans le superbe Another train pulls in.

    https://www.youtube.com/watch?v=ujjd-b6g304

     

    Il y a un proverbe dans le monde du livre qui dit que si on veut se faire une petite fortune dans l'édition, il faut commencer avec une grosse fortune. Il faudrait aussi lire les essais d'Eric Vigne (Le livre et l'éditeur, Klincksieck 2008), de Jean-Yves Mollier (Une autre histoire de l'édition française, La Fabrique 2015) et de François Dosse (les hommes de l'ombre - portraits d'éditeurs, Perrin 2014), ce à quoi je rajouterais comme lecture complémentaire le Journal de stage de Bruno Migdal (pour rire un peu) ainsi que le très intime et beau Jérôme Lindon de Jean Echenoz (pour voir quelle relation particulière entretiennent, parfois, les éditeurs avec un ou plusieurs auteurs). Avec tout ça, il faudra maintenant, pour les intéressés de la chose et, surtout, les jeunes gens de dix-sept à septante-sept ans qui désirent monter une maison d'édition, lire ce petit mais ô combien intéressant livre-témoignage d'Eric Hazan : Pour aboutir à un livre. À travers un grand nombre d'interrogations allant de la construction du catalogue au rapport aux librairies tout en n'oubliant la question du livre numérique, ce livre pourrait avoir des faux airs de guide du parfait petit éditeur - de l'éditeur indépendant -, mais c'est bien mieux encore puisqu'il s'agit de situer l'éthique et la philosophie même des éditions La Fabrique ; leur rapport aux subventions, aux choix des textes, aux traductions, etc. Eric Hazan y parle de son travail, de sa passion, de ce qui l'oppose encore à ce qu'il appelle la "falsification contemporaine", à savoir l'édition commerciale, celle qu'on trouve malheureusement chez bon nombre de libraires, cette édition qui est le fruit pourri de grands groupes, des best-sellers, des listes des meilleurs ventes (en France l'Express, en Suisse l'Hebdo par exemple), des prix littéraires, tout un système auquel de nombreux petits éditeurs indépendants refusent de participer (où ne peuvent pas... la frontière est floue parfois), même si, en éditeur lucide, il n'oublie pas non plus que La Fabrique est aussi un commerce, pas comme les autres, certes, car c'est le commerce de l'esprit, des idées, mais quand on sort des livres, il faut aussi les vendre, et ça, Eric Hazan et son équipe savent le faire, à leur manière, et pour notre plus grand plaisir intellectuel.

     

    Extrait de Pour aboutir à un livre, d'Eric Hazan (publié aux éditions La Fabrique) :

    "Par quels traits peut-on distinguer une bonne librairie ?

     Avant tout par l'existence d'un point de vue. Aucun livre n'est là par hasard ou parce qu'on en a parlé dans tel média : il est présenté parce qu'il est nécessaire, il est mis en perspective. Les tables sont des ensembles construits. Dans le livre auquel vous avez fait allusion, Roland Alberto, de l'Odeur du temps à Marseille, explique que « l'objectif, c'est une librairie où chaque livre est relié aux autres par un fil fait de rencontres, de lectures, de spéculations, d'erreurs et de notes de bas de page. Le client qui entre va être pris dans cette toile : il a acheté celui-ci, il cherchera celui-là. » La fréquentation des librairies apprend à repérer une telle cohérence en regardant simplement la vitrine.

    Ces librairies-là ont-elles un rôle différent des autres, en ce qui concerne l'édition indépendante ?

    La production des petites maisons y occupe plus de place que ne le voudrait son poids en termes de chiffre d'affaires, de nombre de volumes publiés - oui, on peut dire que les bonnes librairies indépendantes favorisent l'édition indépendante."

     

  • La Carte postale du jour ...

    "L'homme qui pratique la lucidité pendant toute sa vie devient un classique du désespoir."

    - Emil Michel Cioran

    dimanche 6 novembre 2016.jpg

    Je me souviens de l'année 1996 pour différentes choses, d'abord parce que c'est l'année de la sortie du film Fargo, des frères Cohen, que j'avais beaucoup aimé, c'est aussi l'année où sort la chanson en duo de Nick Cave avec PJ Harvey, Henry Lee, merveilleuse, l'année de l'album Ende Neu des Neubauten et celle encore de la bande originale de Lost Highway avec un très beau titre de David Bowie, et puis '96 c'est aussi l'année où Bedhead sortent ce magnifique 10pouces, mélancolico-pantouflard comme j'aime.

    Je me souviens bien que Bedhead ont repris Disorder de Joy Division et Golden Brown des Stranglers, ce qui me les rend éminemment sympathiques.

    Je me souviens aussi que j'avais été touché par la chanson The dark ages, surtout quand le chanteur chante de sa voix un peu nasillarde : "The dark ages last a few hours / But that's all the time that's needed / To erase memories, create horrible dreams, ruin sleep / Destroy all possibility of elimination"

    https://www.youtube.com/watch?v=6vv6iHxhOZk

     

    Vers 1850, un critique dont tout le monde a oublié le nom avait professé la fin de la littérature, sa mort, sa disparition, et pourtant : elle est pourtant bien vivante, quoique malade peut-être. Les ouvrages dans une veine désenchantée traitant des possibles fins de la littérature sont légion et bien souvent très intéressants, parce qu'au fond, ils permettent quand même de questionner notre rapport à la littérature dite contemporaine, et plus encore : de cerner un peu mieux de quoi on parle. Nu dans ton bain face à l'abîme, le manifeste littéraire après la fin des manifestes et de la littérature fait partie de ce type d'ouvrages. Bien que très court, il est très original et commence par cette question : "C'était quoi la littérature ? C'était la littérature de Diderot, Rimbaud, Walser, Gogol, Hamsun, Bataille et surtout de Kafka : révolutionnaire et tragique, (...)", pour ensuite évoquer la cause du grand déclin, où plutôt les causes, parce qu'il n'y en aurait pas qu'une - cela serait trop simple. La littérature d'aujourd'hui est, pour Lars Iyer, lui-même romancier, philosophe et grand connaisseur de l'œuvre et de la pensée de Blanchot, "un produit comme les autres", qu'il qualifie alors de "remarquable, exquis, laborieux, mais toujours petit" car "aucun poème ne fomentera de révolution, ni de roman ne défiera la réalité, plus maintenant". Ce livre a, dans sa première partie, quelque chose de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier où Stig Dagerman notait avec une certaine lucidité (et un peu d'amertume sans doute) que "Thoreau avait encore la forêt de Walden - mais où est maintenant la forêt où l'être humain puisse prouver qu'il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? ", tandis que Lars Iyer note de son côté dans un chapitre dédié à Enrique Vila-Matas : "c'est seulement au bord de l'abîme que nous nous souvenons de ce qui est intouchable". Le directeur des éditions Allia, Gérard Berréby, ne s'y est pas trompé en faisant traduire ce petit texte, car il est essentiel, et, malgré un certain découragement envers la littérature contemporaine, aborde celle de Kafka, Thomas Bernhard et Bolano, ce qui donne immanquablement des envies de lectures ou de relectures. À l'heure des poètes qui rentrent dans une librairie sans regarder les livres, des écrivains qui collent à la réalité pour donner sur papier un équivalent de mauvaise série télévisée (mais sans l'image, et parfois sans le son), c'est à cette heure imprécise et inquiète qu'il est bon de regarder dans l'abîme, car celui-ci est oubli et, donc, apaisement. Et nu dans son bain c'est encore mieux.

    Extrait de Nu dans ton bain face à l'abîme, de Lars Iyer (traduit par Jérôme Orsoni, publié aux éditions Allia):

    "Pour ceux d'entre nous qui sont pragmatiques, la fin de la Littérature est simplement la fin d'un modèle mélodramatique, un faux espoir qui est passé par la psychanalyse, le Marxisme, le punk et la philosophie. Mais les moins pragmatiques d'entre nous prenons conscience de ce que nous avons perdu - nous en faisons l'expérience. Sans la Littérature, nous perdons et la Tragédie et la Révolution. Or ce sont les deux dernières modalités valables de l'Espoir. Et quand la Tragédie disparaît, nous sombrons dans la morosité, une vie dont l'infinie tristesse est d'être moins que tragique. Nous avons soif de tragédie, mais où pouvons-nous la trouver lorsqu'elle a cédé la place à la farce ? La honte et le mépris sont désormais les seules réponses aux manifestes littéraires. Tous les efforts viennent désormais trop tard, toutes les tentatives sont des impostures. Nous savons ce que nous voulons dire et entendre, mais nos nouveaux instruments ne tiennent pas l'accord. Nous ne pouvons pas refaire ou faire à nouveau puisque ces deux actions se sont télescopées pour devenir équivalentes  - nous sommes comme les clowns d'un cirque qui ne tiennent pas dans leur voiture. Les mots de Pessoa résonnent à nos oreilles : "Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie." C'est la tâche qui nous est confiée, notre dernière, notre meilleure chance." 

     

     

     

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Nul n'a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l'enfer."

    - Antonin Artaud, Van Gogh, le suicidé de la société

    dimanche 30 octobre 2016.jpg

    Je me souviens de cette fille qui m'avait dit qu'une classe entière de son collège était fan de The Chameleons, excepté peut-être trois ou quatre élèves quand même ; j'avais alors pu juger à quel point ce groupe, aux alentours de 1988 en tout cas, avait un succès presque aussi grand que The Cure ou U2 - mais qui s'en souvient aujourd'hui ?

    Je me souviens bien que dans un entretien, le chanteur Mark Burgess avait déclaré que lorsqu'ils avaient fondés les Chameleons, en 1981, près de Manchester, le but était de ne pas ressembler à toutes ces copies de Joy Division ; pari (presque) réussi puisque leur premier album post-punk et épique, Script of the bridge - produit par le même producteur que U2 à qui ils ressemblent un peu d'ailleurs (U2 période 79-81 donc) -, se détachait plutôt bien de l'ombre écrasante de Joy Division, dont le chanteur s'était suicidé un an plus tôt.

    Je me souviens aussi m'être toujours demandé "mais qu'est-ce que c'est que cette pochette moche et ratée de groupe de hard-rock progressif des années 70 ?!?" ; reste heureusement la musique, comme A Person Isn't Safe Anywhere These Days par exemple ...

    https://www.youtube.com/watch?v=MGLOeQ3Y618

     

    Frédéric Pajak fait ici honneur aux mots de Flaubert qui dit que l'auteur, dans ses livres, doit être présent partout mais visible nulle part. De tous ses Manifeste incertain, Pajak n'a en effet jamais été aussi peu présent. Certes il vitupère contre la misère de la société moderne au début du livre, sur l'absence de beauté des centre-villes "ravagé par les boutiques", mais c'est pour mieux se consacrer à la biographie de Vincent Van Gogh qu'il admire, on le sent bien, énormément. On découvre ainsi Vincent AVANT Van Gogh. Car bien sûr, tout le monde sait pour l'oreille coupée, mais peu (j'en faisais partie avant de lire ce livre) connaissent à quel point la folie de Van Gogh fut grande et dévastatrice, à quel point il fut possédé par l'art et la peinture, et ô combien cette possession fut dévoration. Et là où nous pourrions n'être plus que fasciné par la folie de l'artiste, Pajak sait nous rediriger avec soin vers la peinture, puisque il faut, comme disait Sénèque, toujours séparer les choses du bruit qu'elles font ; et en cela, Pajak est un guide formidable - sans oublier bien sûr ses dessins, ceux de Pajak donc, qui sont formidables et illustrent de manière souvent distante cette belle biographie dont on sort avec un regard neuf, comme lavé, sur Vincent Van Gogh et son art - cet artiste qui ne vendit qu'une seule toile de son vivant et mourut dans des circonstances étranges...

    Extrait du Manifeste Incertrain 5, de Frédéric Pajak (publié aux éditions Noir Sur Blanc) :

    "C'est l'automne. Les arbres jaunissent, perdent leurs feuilles. La couleur jaune remplit l'espace.

     Au détour d'une lettre à son ami le peintre belge Eugène Boch, il se montre soudainement nostalgique : "J'aime tellement ce triste pays du Borinage qui toujours me sera inoubliable."

     Vincent lit un article sur Ma religion, de Léon Tolstoï. Il y apprend que celui-ci annonce une "révolution intime et secrète des gens, d'où renaitra une religion nouvelle ou plutôt quelque chose de tout neuf, qui n'aura pas de nom, mais qui aura le même effet de consoler, de rendre la vie possible, qu'autrefois avait la religion chrétienne." Vincent prédit que bientôt "on finira par en avoir assez du cynisme, du scepticisme, de la blague, et on voudra vivre plus musicalement."

     Il est d'humeur de plus en plus inégale. Ses états d'exaltation font place à une manie de la persécution. S'en inquiète-t-il ? Il balaie vite ses craintes, déclare que ses sentiments "donnent plutôt dans les préoccupations d'éternité et de vie éternelle."

     Il lui tarde d'accueillir Gauguin dans la Maison jaune. Celui-ci doit arriver très bientôt. Corps et âme, Vincent se prépare à accomplir son projet d'"Atelier du Midi" ; il se dit même prêt à "plaire au public" afin d'apporter quelques sous à la communauté. Son utopie se présente comme une ascèse : un toit, un lit, de quoi manger et "soutenir le siège de l'insuccès" - qui durera toute l'existence. Il s'agit de vivre au prix le plus bas et de produire des œuvres de qualité, "en vendant peu ou pas". L'important est de préparer le salut pour les peintres du futur : "Nous devons surtout chercher le remède en dedans de nous, dans la bonne volonté et la patience. En nous contentant de n'être que des médiocrités. Peut-être ainsi faisant, préparons-nous une nouvelle voie."

     

     

     

  • La Carte postale du jour ...

    "Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme"

    - Alexis de Tocqueville, Démocratie comme despotisme (1840)

    dimanche 23 octobre 2016.jpg

    Je me souviens d'être allé au concert de Godflesh, le groupe de Justin Broadrick - plus connu depuis 2004 avec son projet Jesu-, cela se passait en '90 ou '91, à l'Usine, dans la salle PTR qui n'existe plus maintenant, et qu'après deux ou trois titres, je suis sorti prendre l'air, histoire de remettre mes tripes en place, qui avaient été sévèrement remuées par les basses hyper lourdes - d'ailleurs je n'ai pas le souvenir d'avoir croisé plus de quinze personnes à ce concert.

    Je me souviens bien d'avoir d'abord entendu un extrait de ce disque collaboratif entre Sun Kill Moon (Mark Kozelek) et Jesu, mais sans le savoir, à Sounds, et que j'avais été fortement impressionné, mais je devais attendre le mois suivant pour découvrir l'identité des artistes en faisant l'acquisition de ce beau double album - et je parle de la musique, pas de la pochette...

    Je me souviens aussi d'avoir été une fois de plus bluffé par les textes de Mark Kozelek, toujours dans un style autofictionnel, se bornant à raconter ses journées pour les chanter, comme dans l'épique titre A Song of Shadows où le chanteur décrit l'ennui des tournées et combien son (ex?) petite amie lui manque, tout en lisant un livre, celui de John Conolly, intitulé A Song of Sadows, en relatant parfois ce qui s'y passe d'ailleurs, comme une sorte de mise en abyme, ou alors, sortant de l'aéroport et prenant un taxi il apprend la mort du fils de Nick Cave, dans la belle chanson triste Exodus...

    https://www.youtube.com/watch?v=IzKNwhrpJtY

     

    En découvrant ce nouveau livre de Jean-Michel Delacomptée j'ai mis mes autres lectures en mode pause. Lettre de consolation à un ami écrivain s'adresse, comme son nom l'indique bien, à un écrivain désespéré par le manque de lecteurs, l'absence de presse, et que ses livres restent obstinément dans l'ombre d'une production de masse qui n'a en fait rien de littéraire, un auteur qui, lors d'une rencontre en librairie, déclare qu'il arrête, se retire du jeu littéraire, de "cette" société. Aimant les écrits de cet écrivain dont jusqu'à la fin je n'ai pas réussi à identifier l'identité (mais peu importe), Delacomptée décide de lui écrire une lettre pour lui dire à la fois sa compréhension mais aussi son désaccord et, à force d'arguments très bien trouvés, le tout dans un style véritablement habité qui fait honneur à la littérature comme à la philosophie, espère bien faire changer d'avis son ami écrivain. Ce texte rejoint un peu le livre d'Alain Nadaud D'écrire j'arrête, un texte qui permettait de penser la littérature, et c'est bien cela que fait Delacomptée, en allant même plus loin ; en amateur de littérature contemporaine, il n'hésite pas à prendre des exemples, dans ceux qu'il admire (Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Jean Rouaud, Laurent Mauvignier, Marie Ndiaye, Linda Lê, ou encore Philippe Bordas dont il dit grand bien mais que je ne connais pas - mais que je vais découvrir très vite du coup), et ceux qu'il aime moins, voire pas du tout (Christine Angot, Virginie Despentes, Marc Levy, Annie Ernaux, Éric-Emmanuel Schmitt, Daniel Pennac, etc.). Il compare les anciens et les modernes, cherche le pour et le contre, ne se désole pas (trop) de la littérature actuelle, explique pourquoi cela va mal, retrace l'histoire des bouleversements du roman du XVIIe jusqu'à aujourd'hui, cite longuement, vers la fin du livre, Martin Rueff et Rousseau, Richard Millet et Chateaubriand, pour terminer sur ce beau constat : "Car finalement vous savez, comme moi, que dans notre pays la littérature, même attaquée par les démons sonnants et trébuchants, même en butte aux forces dissolvantes, persistera, et qu'avant sa disparition, si elle doit un jour survenir, ce dont je doute, des flots d'œuvres exigeantes couleront encore lentement sous nos ponts."

    Un livre remarquable.

     

    Extrait de Lettre de consolation à un ami écrivain, de Jean-Michel Delacomptée (publié aux éditions Robert Laffont) :

    "Voilà quelque temps, Philip Roth s'est résolu à ne plus écrire, considérant qu'il avait tout dit, qu'il n'avait plus l'envie. Sage résolution. J'ignore s'il la tiendra, mais elle a le mérite de la liberté. Aucune vocation congénitale n'oblige à tenir un stylo toute sa vie. Aucun artiste ne l'est fatalement. Le ciel n'a rien à voir là-dedans. Par conséquent, vous êtes certainement libre de tirer un trait sur votre carrière, puisque vous définissez par ce mot l'activité que vous poursuivez depuis votre plus jeune âge. Je ne crois pas que vous fassiez carrière, vos raisons sont bien plus profondes. Si c'était le cas, d'ailleurs, vous coucheriez sous les ponts. Mais en admettant que vous disiez vrai, cette activité échappe à votre emprise. Vous la poursuivez moins qu'elle ne vous poursuit. Ne biaisez pas : vous avez beau le nier, écrire relève pour vous d'un besoin. J'apprécie qu'on ne joue pas à l'artiste forcément condamné à la pratique de son art. Rien de plus risible que ces gens qui s'affichent une mine inspirée pour se vanter de subir leur vocation comme s'il s'agissait d'un carcan magnifique, d'une torture flamboyante. Ils s'enchantent de leur sacerdoce, auréolés d'un devoir surnaturel qui les distinguerait du reste des humains. Inutile d'en rajouter, écartons les invocations mystiques. Vous n'êtes pas de ces poseurs. Et pourtant, la décision de ne plus écrire et de ne plus jamais publier vous désespère. De votre propre aveu, vous vous infligerez une blessure insupportable, jusqu'à en perdre le goût de vivre. Conséquence démesurée, mais que je comprends. Même si vous ne jouissez pas d'une réputation aussi admirable que la sienne, Stefan Zweig s'est suicidé face à la disparition du monde où il trouvait sa place. Et pas seulement lui. Maïakovski, Sándor Márai, Cesare Pavese, Romain Gary, Paul Celan, Sylvia Plath, Virginia Woolf, pour ne citer que ces auteurs parmi les plus fameux. Vient un jour où l'épuisement, le dégoût, obligent à mettre la clé sous la porte. À en terminer avec la solitude, l'anonymat, la dépression. L'écriture et le suicide entretiennent des liens secrets. Sans le moindre doute, pour un écrivain qui n'a jamais vécu que pour écrire, abandonner sa pratique s'apparent à un suicide. Comment continuer à vivre ? Comment ne pas se traîner, écrasé par le sentiment de sa vacuité ? Vous n'avez pas suggéré un quelconque suicide. Si violente soit votre détresse vous n'envisagez sûrement pas de vous supprimer. Vous avez décidé de ne plus écrire, mais se serait un terrible sacrifice - mot que vous n'avez pas davantage prononcé -, et le résultat serait le même : un suicide. Il est épouvantable de se punir d'une faut qui n'en est pas une, de se détester d'un échec dont les responsabilités sont ailleurs. Bannissez cette issue. Puisque vous répugnez au vocabulaire religieux, conservez à votre passion l'énergie d'une pratique vitale. Loin des envolées lyriques, poursuivez votre tâche. Vous avez besoin d'écrire et de publier, tout comme vos lecteurs ont besoin de vous lire. Abdiquer serait vous priver, nous priver, d'un plaisir essentiel. Il est impératif que vous teniez bon. Là se trouve la juste réponse. Et si moi, faible avocat, j'échoue à vous en convaincre, j'aurai tenté de le faire. Peut-être même aurai-je réussi à atténuer la cruauté d'une décision que vous aurez, à contrecœur, jugé nécessaire de prendre."

  • La carte postale du jour...

    "L'amour n'a point d'âge ; il est toujours naissant. Les poètes nous l'on dit : c'est pour cela qu'ils nous le présentent comme un enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons."
    - Blaise Pascal, Discours sur les passions de l'amour (1652-1653)
     

    dimanche 16 octobre 2016.jpg

     

    Je me souviens qu'il y a quelques années, alors que j'étais invité chez les parents d'Annick, j'ai été très étonné de découvrir, accroché sur la porte de sa chambre d'enfant, le même portrait de Fille en pleurs que je connaissais de l'album de Current 93 All the pretty little horses, et que cela m'a poussé à enquêter sur le peintre, qui s'est avéré être Giovanni Bragolin (1911-1981), auteur de plus d'une centaine de portraits d'enfants en pleurs - étonnant.
     
    Je me souviens bien d'avoir pensé, au mitan des années 90, que nous vivions une époque aussi curieuse qu'intéressante et avec tellement de bons disques : ceux de Current 93, Sol Invictus (In the rain), Death In June (Roseclouds of holocaust), Martyn Bates (Mystery seas), Shock Headed Peters (Tendercide), Nature & Organisation (Beauty reaps the blood of solitude), Sorrow (Under The Yew Possessed), Cindytalk (Wappinschaw), The Legendary Pink Dots (9 Lives To Wonder), et beaucoup d'autres encore, dont certains se sont retrouvés dans le bon et beau livre de David Keenan intitulé England's hidden reverse, que j'ai d'ailleurs relu avec plaisir ces derniers jours, pour accompagner la sortie du livre de photos de Ruth Bayer (Skipping to Armageddon).
     
    Je me souviens aussi que c'est sur l'album All the little pretty horses que Current 93 est à son zénith, et particulièrement le titre Frolic, ses voix d'enfants, sa ritournelle entêtante et son magnifique texte, transcription d'un rêve (ou plutôt d'un cauchemar) fait par David Tibet, unique membre d'un groupe où transitèrent de nombreux musiciens dont le génial Michael Cashmore.
     
    https://www.youtube.com/watch?v=6nSdkrg09A8
     
    Le livre de Ruth Bayer permet de revenir sur une scène incroyablement prolifique dans les années 80/90, en Angleterre principalement, avec comme pivot central la personnalité charismatique, et donc très attachante, de David Michael Bunting, plus connu chez les mélomanes sous le sobriquet de David Tibet (il avait été surnommé ainsi, je crois m'en souvenir, parce qu'il écoutait toujours des cassettes de musique sacrée tibétaine alors qu'il squattait, dans les années 80, en compagnie de Douglas Pearce, qui s'était alors exclamé avec exaspération "oh, no, not tibet again!", ce qui décida de son surnom). Avec comme point de départ la célèbre photographie réalisée pour la pochette de l'album de Current 93 Earth covers earth, en 1987, et qui est la reproduction de celle du groupe hippie The Incredible String Band (voir leur album The Hangman's beautifull daughter de 1968), aux sessions plutôt comiques de 1994 avec Michael Cashmore et Steven Stapleton pour le merveilleux album Of Ruine Or Some Blazing Starre, sans oublier celles de 1990 où David Tibet est bras dessus bras dessous avec Marc Almond, ce livre montre à quel point David Tibet fut un aimant pour les musiciens les plus extravagants, les entités les plus singulières, incluant - pour ne citer que l'album All the little pretty horses - John Balance, de Coil, venu dire une phrase dans l'introduction ("Why can't we all just walk away"), ainsi que Nick Cave qui vient clore le disque en reprenant la comptine qui donne son nom à l'album et récite ensuite un court passage des Pensées de Pascal sur un fond liturgique (le texte s'y prête... "Jésus est dans un jardin (...) / Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit). Loin des photographies qui font des rock stars des icônes intouchables, les photos de Ruth Bayer sont naturelles, parfois naïves, captant l'instant présent dans toute sa fragilité, usant au fil des années du noir et blanc comme de la couleur, sans logique ni but précis, permettant ainsi de découvrir James Blackshaw ou Douglas Pearce dans toute leur authenticité : le premier posant malhabile dans le jardin de sa maison à Hastings (en 2015), le second avec son allure sérieuse et martiale dans le cimetière de Brookwood (en 1987) - deux périodes, deux attitudes, mais une même musique, celle de Current 93, qui n'a, en plus de trente ans d'activité, jamais cessé d'évoluer tout en restant un projet alliant trouble et attirance, ne serait-ce que pour les textes de David Tibet, qui, pour certains disques, sont aussi longs qu'un roman (de quoi gagner le Nobel de littérature, ah ah).
     
    Extrait de Skipping the armageddon, de Ruth Bayer (publié chez Strange Attractor Press) :
     
    "Mass media priorities being what they are, the essential worth of a book of Ruth Bayer's photographs has only now been recognised, almost thirsty years after I first picked up Current 93's Happy Birthday Pigface Christus in an import record shop and marvelled at the arcane power of the portrait on the back. At the time, I imagined the photographer as an imperious Germanic maiden, perhaps ressembling Nico but dessed in pagan raiment, her hais in exotic braids if it was not hanging down to her thights. I imagined her holding up her camera with solemn hauteur, as if it were a chalice or a crucifix. While I wa swriting this foreword, Ruth (who I still haven't met) emailed me a photo taken by someone else, of her "snapping away" during the Earth Covers Earth session on Hampstead Heath. A compact woman she was, lithely leaping about, dressed for the labour of her craft. Knowing this doens't diminish the potency of her images for me. It only makes them more admirabe, more mysterious. Like mushc of the music made by artists who've trusted her tor eflect their mercurial spirits, Bayer's pictures are magic.
    - Michael Faber."