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Livre - Page 23

  • La carte postale du jour...

    "Désapprendre. Déconditionner sa naissance. Oublier son nom. Être nu. Dépouiller ses défroques. Dévêtir sa mémoire. Démodeler ses masques."
    - Jacques Lacarrière, Sourates

    dimanche 15 février 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir acheté le double album live de Siouxsie & The Banshees (Nocturne) parce que j'avais remarqué que le guitariste n'était autre que Robert Smith, l'une des mes icônes d'adolescence, nous étions en 1987 et grâce à ce disque j'allais découvrir le Sacre du printemps de Stravinski, utilisé comme introduction au concert londonien, et aussi que mon titre préféré sur les treize présents de ce disque n'était aucunement signé par Siouxsie et sa bande mais bel et bien une reprise des Beatles, groupe que j'avais cru de "bon goût" de renier - Sex Pistols oblige -, mais avec qui je me rabibocherais bien vite en réécoutant le merveilleux Eleanor Rigby, le fantastique Tomorrow Never Knows, le lancinant Across The Universe et bien sûr ce Dear Prudence que j'aime beaucoup, l'original comme la reprise d'ailleurs.

    Je me souviens bien du regard fuyant de ma mère lorsque je lui demandais si elle n'avait pas vu mon t-shirt de Siouxsie comportant uniquement l'Étoile de David pour seul rappel au groupe et sa chanson Israël, et que sa réponse, gênée, fut, après une longue hésitation, de rentrer dans la chambre d'amis, d'ouvrir une armoire et d'en sortir, caché sous des draps, mon t-shirt rapetissé à une taille lilliputienne parce que passé par erreur à 90 degrés, ce qui m'avait, la mauvaise surprise passée, plutôt fait rire je crois.

    Je me souviens aussi d'être tombé en émoi devant cette image signée du photographe Sakae Tamura et utilisée pour la pochette de ce 45tours reprise de Dear Prudence par Siouxsie; datant de 1931 et intitulée White flower, elle semblait représenter à merveille le texte de cette chanson composée par Lennon et McCartney dans l'espoir de faire sortir la sœur cadette de Mia Farrow - Prudence - qui, selon la légende, passait ses journées cloîtrée dans un bungalow de l'ashram où se trouvaient les Beatles, en mars 1968...

    Dear Prudence, won't you come out to play?
     Dear Prudence, greet the brand new day
     The sun is up, the sky is blue
     It's beautiful and so are you
     Dear Prudence won't you come out and play?

     

    https://vimeo.com/27355453

     

    J'ai bien failli passer à côté de ce livre : entraperçu dans l'arrivage plutôt massif de janvier, je l'ai vite oublié et c'est grâce à la chronique d'Éric Chevillard dans le journal Le Monde que je me suis intéressé à ce livre. Juliette Kahane est La Fille de Maurice Girodias, que je ne connaissais pas jusqu'alors, et qui est pourtant le premier éditeur de l'édition originale de Lolita - de Nabokov - en 1955, livre sulfureux refusé par tous les éditeurs américains de cette époque. Il est bon de se remémorer le fait que la censure française pour les textes accusés de pornographie s'applique à la langue française uniquement - Girodias put ainsi contourner la loi en publiant ce livre en France, certes - mais en langue anglaise. Devenu best-seller mondial, Girodias profite des retombées financières pour ouvrir un restaurant à Paris, pour mener la vie d'éditeur flamboyant et de playboy flambeur, entouré d'une petite cour de fidèles, tout ça plutôt que de payer Nabokov qui ira très vite voir ailleurs si l'herbe est plus verte (et dans ce cas : elle l'est). Mais ce livre de Juliette Kahane est avant tout le portrait autobiographique d'une jeune femme qui peine à devenir adulte, à se débarrasser de la chrysalide pour devenir papillon. Mais c'est aussi un biais évident pour se pencher sur son passé familial, chaotique et fascinant, principalement celui du père, bien sûr ; d'ailleurs Éric Chevillard le résume bien dans sa chronique en disant : "Tout récit d’enfance est un récit posthume et les chahuts du garnement nous renseignent surtout sur les manifestations éprouvantes de la démence sénile".


    La Fille est un livre épatant, tant au niveau de l'écriture, subtile et rythmée, que pour son contenu, puisque la jeunesse de Juliette Kahane passe par l'Amérique des sixties, mai 68, la complicité d'une grande fille tout en noir qui lit Jean Genet (Le Journal d'un voleur), Georges Bataille (Madame Edwarda) et se passionne pour l'œuvre de Sade, par des rencontres fugaces (Valérie Solanas par exemple, auteure du manifeste SCUM et qui s'illustrera en essayant de tuer Warhol - publiée par... Girodias évidemment!), etc. Livre sur l'adolescence, l'amour, le sexe, l'édition, la littérature, le passé, la mémoire, ou plutôt les mémoires, la sienne et celle de son père, différentes mais qui se rencontrent dans ce beau récit renversant.

     

     "De ce moment date sa manie. Du jour où elle a vu le film Nuit et Brouillard, elle qui est née après la guerre et dont aucun membre de la famille proche n'a été déporté, en tout cas pas parce que juif. De ce jour, chaque fois qu'elle se trouve, chaque fois que je me trouve dans une situation d'entassement, de foule comprimée, emprisonnée - dans le métro aux heures de bousculade par exemple : observer des visages, les gestes. Essayer de pressentir laquelle, lequel aurait été prêt à marcher sur les têtes et les corps pour respirer un peu d'air, à se battre pour voler un peu d'eau ; qui se serait mis à hurler, à donner des coups, qui aurait fermé les yeux en priant, qui serait tombé en premier, aurait renoncé ; qui aurait essayé d'organiser, de calmer, de retarder le moment où on devient animal, schwein. Ou dans les files d'attente, les queues. Les resquilleurs, les passifs, les amuseurs, les analystes. Parce que je vois bien l'absurdité (voire l'obscénité) de prétendre superposer imaginairement les deux situations, l'impossibilité de deviner qui dans cette foule serait victime et qui bourreau, comment, déportée dans un camp nazi, je me serais comportée - je n'ai jamais parlé à qui que ce soit de cette enquête perpétuelle. Ce qui fait que je n'ai jamais su jusqu'à quel point cette manie était répandue parmi ceux qui ont vu ce film ou d'autres documents d'archives, qui sont parmi les armes les plus puissantes de l'abjection.
    De ce moment date aussi la question de ce qu'est un Juif, et cette autre question : qu'est-ce que c'est, porter un nom juif ? Pourtant Nuit et Brouillard ne parle pas de l'antisémitisme nazi, il n'en dit pas un mot. Une seule fois le mot juif est prononcé. Au fil d'une énumération de déportés, on entend "Stern, étudiant juif d'Amsterdam", comme si cette particularité de Stern, être juif, n'avait qu'un rapport accidentel avec son arrestation puis sa déportation. Comme s'il représentait une minorité juive parmi, cette curieuse phrase, "la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris par hasard". Une minorité au sein des exterminés. La seule distinction évoquée parmi les prisonniers des camps nazis est celle qui sépare les kapos, presque toujours des droit-commun, des autres déportés. Les noms des camps sont prononcés, sans qu'aucune différence soit faite entre camps de concentration et camps d'extermination. Rien sur le sort particulier des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, des Slaves. Il faut remarquer les étoiles jaunes sur les habits des raflés qui montent dans les wagons à Pithiviers, à Varsovie. Il faut déjà savoir sur quoi s'est concentrée la haine nazie. Ce silence sur le génocide des Juifs par l'Allemagne nazie, c'est maintenant, tandis que j'écris ces lignes, que revoyant le film j'en suis frappée. Je ne crois pas que la fille qui a vu Nuit et brouillard au début des années soixante y ait pensé."

  • La carte postale du jour...

    "Comme une tache d'encre aux multiples bavures se dénouant et se renouant, glissant sans laisser de traces sur les décombres, les morts"
    - Claude Simon, La Route de Flandres (1960)

    dimanche 8 février 2015.jpg


     
    Je me souviens d'avoir attendu fébrilement cet Ypres, de n'avoir pas été déçu.

    Je me souviens bien qu'à l'écoute de ce disque solennel des Tindersticks, travail sonore commandé par le musée In Flanders Fields pour illustrer de manière permanente l'exposition sur la seconde bataille d'Ypres (1915), je me suis immédiatement remémoré celui des français de Collection d'Arnell-Andrea intitulé Villiers-aux-vents, paru il y a une vingtaine d'années maintenant et qui se penchait sur la guerre 14-18 - et notamment le tristement célèbre Chemin des dames -, dans un style proche peut-être des Cocteau Twins, mais avec des textes en français et un style bien personnel tout de même ; d'ailleurs à cette même époque j'avais lu je crois Orages d'acier d'Ernst Jünger, et vu l'excellent film de Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire, autant d'œuvres sur cette guerre industrielle de l'acier-roi, dont Wagner avait dit qu'il représentait le "joug avilissant du machinisme universel dont l'âme est blême comme l'argent".

    Je me souviens aussi que ces longues plages néo-classiques d'une tristesse infinie, qui ne sont pas sans rappeler certains travaux d'Arvo Pärt, m'avaient ainsi ramené au cycle de gravures traumatique de l'artiste Otto Dix intitulé La Guerre et réalisé en 1924, ainsi qu' au dernier poème de Georg Trakl Grodek, où il écrit "La flamme chaude de l'esprit nourrit aujourd'hui une douleur violente, les descendants qui ne verront pas le jour."

    https://www.youtube.com/watch?v=zEsweNWTRdE

     

    Passé inaperçu dans le dévaloir des publications accompagnant la commémoration du centenaire du début de la Première Guerre mondiale, livres parus parfois dès la fin de l'année 2013, Éclats de 14 est paru lui il y a quelques mois à peine, proposant sous un petit format carré plusieurs textes de Jean Rouaud - à qui l'on doit, entre autre, le livre Champ d'honneur aux éditions de Minuit, récompensé par le Goncourt en 1990 (à noter que la quatrième partie de son cycle autobiographique Une vie poétique sort dans un mois!) -, et accompagné des magnifiques dessins de Mathurin Méheut, réalisés sur le front entre 1915 et 1917. Gide disait que "Tout a été dit, mais comme personne n'écoute, il faut toujours répéter", cependant Rouaud ne se tient pas à la seule répétition ; son texte, écrit dans une langue héritée de Marcel Proust et Claude Simon, peut-être, son texte disais-je est scindé en plusieurs parties distinctes - La guerre du feu, la Guerre de  l'eau, la Guerre de l'air, etc, - et se fait le parfait compagnon d'infortune du roman de 124 pages sobrement intitulé 14 et publié il y a deux ans par Jean Echenoz, qui avait réussi l'exploit  de ramasser, si l'on peut dire, à concentrer la guerre et ses éclats dans les destins croisés de quelques personnages seulement. C'est une approche originale, nouvelle peut-être, terrible sûrement, et bien sûr magnifique que Rouaud nous donne à lire, c'est le livre de cette Europe suicidaire du "monde d'hier" (Zweig), dont la catastrophe, l'hécatombe immense, donnera quelques années plus tard un culte des morts sans précédent...

    "Tout a été dit et redit. La stratégie suicidaire de l'état-major qui prônait l'offensive à outrance envoie des centaine de milliers d'hommes à l'abattoir avec l'idée d'une guerre éclair, d'une guerre haïku en somme, quand on sait ce qu'il en a été, quatre années sous terre, et des milliers de volumes racontant l'horreur, la stupidité d'un général Nivelle organisant la grande tuerie du Chemin des dames, les assauts inutiles pour reprendre Douaumont et au final en faire un ossuaire, la mutinerie des hommes lassés non de se battre mais d'avoir à obéir à des ordres imbéciles, le sauvetage in extremis par l'arrivée des Américains, et puis la grande saignée des campagnes qui se lit sur les monuments, l'effondrement démographique des villages dont certains ne se sont jamais remis, car aux disparus, près d'un sur trois, s'ajoutaient les revenants impotents, gazés, alcooliques, toute une génération entre vingt et quarante ans qui ne serait plus là pour assurer le renouvellement de la population, le déficit d'hommes à marier qui laissait toute une vie de solitude à des milliers de jeunes femmes, lesquelles, tout de noir vêtues en souvenir d'un père, d'un mari, d'un fiancé ou d'un frère, erraient dans les villages au soir de leur vie, ayant parfois du mal à refouler encore cette somme de frustrations qui avait été leur fidèle compagne. Sans oublier le traumatisme des morts en série planant dans les esprits, entretenu par la propagande, au point qu'il semble qu'on ait suspendu ces pendrillons noirs et argent en signe de deuil à l'entrée de chaque commune. On sait. Et comment le pays épuisé baisse définitivement les bras, incapable de soutenir plus longtemps ce rang de grande puissance que lui avait légué les siècles. On sait tout ça. Ce qui est étrange, c'est, un siècle après, d'en être encore à ressasser ce deuil interminable. On pourrait bien sûr dire que la Première Guerre mondiale est l'acte fondateur du XXe siècle, qu'elle donne le "la" tragique, que s'y intéresser ce serait en fait tenter de comprendre les mécanismes historiques qui ont contribués aux exterminations massives qui ont ponctué tout le siècle noir et qui en découlent plus ou moins directement. De manière peut-être à en tirer des leçons. Ce qui serait la version "raisonnable". Mais on peut penser plutôt que la Première Guerre mondiale a un effet de sidération. C'est le dernier conflit classique, deux armées s'affrontant sur le terrain (et on se rappelle comme le "terrain" labouré par les obus, les boyaux, les tranchées, s'est imprimé dans notre imaginaire). Pas de conflit idéologique, pas de déchirement intérieur, la défense du pays, c'est le b.a.-ba de l'engagement. La guerre élémentaire en somme. Après, et ça commence en 1917 en Russie, c'est la couleur politique qui tranche au sein même des peuples, jette les deux bords l'un contre l'autre."

  • La carte postale du jour...

    "J'ignore la nature des armes qu'on utilisera pour la prochaine guerre mondiale. Mais pour la quatrième, on se battra à coup de pierres."
    - Albert Einstein

    omd, orchestral manoeuvres in the dark, enola gay, ian curtis, einstein,

    Je me souviens plutôt bien de cette classe de neige de 81-82, à Thyon 2000 (à cette époque les années 2000 représentaient encore un futur quasi-inaccessible), j'avais alors dix ans, fin de semaine et disco organisée dans une salle commune du chalet avec, sur vote, deux titres à choix : Enola Gay d'Orchestral Manoeuvres in the Dark ou Words de F.R.David; à l'énoncé de ces deux chansons, une petite frappe (de la classe qui nous accompagne) exige de tous les garçons, moi y compris, que nous donnions nos voix à Enola Gay, le poing en avant à hauteur des visages, que j'imagine blêmes - quand j'y repense aujourd'hui, c'était plutôt un bon choix (ça m'évite le souvenir pénible d'un slow honteux sur la musique utilisée dans le film La Boum, quand même), même si le procédé reste discutable.


    Je me souviens de l'émotion éprouvée en découvrant dans les années 2000 que la chanson Statues qui figure sur ce deuxième album d'OMD - Organisation - est dédiée à Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, et j'ai aussi été estomaqué quand j'ai appris que ce groupe, désirant être à la fois Abba et Stockhausen (dixit son chanteur dans un entretien) avait en quelque sorte saboté accidentellement sa carrière avec son quatrième (et pourtant excellent) album - Dazzle Ships -, dont le son plus sombre et expérimental fit dégringoler les ventes à 300'000 milles exemplaires, alors qu'ils avaient vendu 3 millions de copies du précédent disque - Architecture & Morality, ce qui revient à 90% d'auditeurs en moins, ce n'est pas rien.


    Je me souviens aussi d'avoir détecté tout récemment une légère obsession d'OMD pour les avions de combat et les bombardements, que cela soit avec le récent Dresden - qui revient sur le tapis de bombes déversées sur la Florence de l'Elbe du 13 au 15 février 1945 qui se solda par 20'000 à 30'000 victimes civiles -, avec aussi The Messerschmitt Twins (1980), et bien sûr Enola Gay, LE tube new wave d'OMD,  au sujet pourtant grave puisqu'il parle de la forteresse volante B-29 (nommée ainsi par le pilote, le Colonel Paul Tibbets, pour rendre hommage à sa mère : Enola Gay Hazard Tibbets) qui largua la bombe atomique (appelée Little Boy) sur Hiroshima, d'où ces paroles incompréhensibles pour le jeune garçon que j'étais alors :

     Enola Gay
     Is mother proud of little boy today
     Ah-ha this kiss you give
     It's never ever going to fade away

     Enola Gay
     It shouldn't ever have to end this way
     Ah-ha Enola Gay
     It shouldn't fade in our dreams away

    http://vimeo.com/79026680

     

    Atomic Bazaar est un livre qui fait froid dans le dos. William Langewiesche dresse un portait hyper détaillé de la prolifération continue et incontrôlable des matériaux propres à l'élaboration d'une bombe atomique, cela surtout dans les pays dits pauvres. Un travail journalistique de qualité, fort intéressant, avec comme point de départ le largage de la toute première bombe nucléaire par le Boeing Enola Gay sur Hiroshima, pour ensuite aller en ex-URSS et finir au Pakistan, véritable poudrière atomique pour terroriste - selon l'analyse de l'auteur qui est allé sur place rencontrer plusieurs spécialistes. Après cette lecture, on ne peut que savourer chaque gorgée de café comme si c'était la dernière.

     

    "Tibbets parlait d'expérience et, d'une certaine façon, il avait raison : c'était évidemment jouer de malchance que de se trouver sous son avion en 1945. Cependant, les innocents qui moururent ce jour-là n'étaient pas des victimes collatérales - pas plus que les victimes du World Trade Center. En effet, Hiroshima avait été choisie au premier chef en tant que cible civile et avait été épargnée par les traditionnelles bombes incendiaires afin de la réserver à la démonstration la plus dramatique possible des conséquences d'une frappe nucléaire. Trois jours après, la ville de Nagasaki fut frappée par un engin encore plus dévastateur : une bombe sophistiquée basée sur le principe de l'implosion, construite autour d'un cœur de plutonium de la taille et de la forme d'une balle de baseball, la masse critique étant atteinte quand ce cœur est comprimé de manière symétrique par des explosifs arrangés très précisément tout autour. Il en résulta une détonation de vingt-deux kilomètres. Bien que la ville fut protégée en grande partie par ses deux collines, les pertes s'élevèrent à environ soixante-dix mille personnes. Certains chicanent en avançant qu'une démonstration en pleine mer, ou même au-dessus de la baie de Tokyo, aurait pu conduire les Japonais à se rendre, sans coûter autant de vies humaines - et dans le cas contraire, une autre bombe était prête. Mais le but était de terroriser totalement une nation entière : atomiser des civils était le meilleur moyen d'y parvenir."

     

  • La carte postale du jour...

    "Cela reste une loi inéluctable de l'histoire : elle défend précisément aux contemporains de reconnaître dès leurs premiers commencements les grands mouvements qui déterminent leur époque."
    - Stefan Zweig, Le Monde d'hier

    dimanche 25 janvier 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir acheté mon premier disque de Tuxedomoon - Suite en sous-sol, album qui contenait L´étranger (gigue existentielle), version de The Stranger plus orchestrée, plus orientalisante aussi - chez le disquaire Divertimento, en vieille ville de Genève, installé au premier étage d'une très ancienne bâtisse, dans un appartement cossu dont le sol boisé craquait lorsqu'on passait d'une pièce à l'autre, chacune réservée à un style différent, du classique à la new-wave, magasin aujourd'hui fermé.
    Je me souviens bien qu'avec Killing an arab de The Cure, The Stranger de Tuxedomoon m'a très vite amené à lire Camus, il en a d'ailleurs été de même avec Bauhaus qui m'a attiré vers les livres d'Antonin Artaud alors que Death In June m'a guidé vers Jean Genet et Yukio Mishima, et cela s'est produit souvent et cela se reproduit encore puisque tout récemment c'est une citation de Cyril Connolly, sur le (superbe) disque The ghost in daylight de Gravenhurst, qui a immédiatement suscité mon intéret pour ce critique littéraire anglais dont j'ai lu et bien aimé le livre Ce qu'il faut faire pour ne plus être écrivain.
    Je me souviens aussi que, pour moi, Tuxedomoon représente l'archétype même du groupe intemporel, lié à la fois à la new wave la plus expérimentale, à la no wave de New York mais aussi à la scène post-punk européenne, à Camus, mais aussi à la danse - Béjart leur commanda une musique pour l'un de ses ballets -, au film de Wim Wenders Les ailes du désir, pour croiser récemment la route d'artistes comme Tarwater et Tortoise, avec au final une oeuvre riche, même si, dans mon cas, c'est surtout ce disque de 1979 qui compte le plus, alliage étonnant de l'électronique froide et minimale de Steven Brown et du violon strident de Blaine Reininger, porté par la voix déchirante de Winston Tong et son texte inspiré de l'Étranger :

     I was born today
     There was strangers there
     Cut me off
     And left me in a chloroformed cell
     I yelled and I yelled
     But nobody cared
     First day at school
     I lost my front teeth
     Boys beat me up
     Cause I wasn't one of them
     I fought till I bled
     And everyone was scared
     Yeah, everyone was scared
     It isn't my fault
     It isn't my fault
     It isn't my fault
     That I'm strange

    https://www.youtube.com/watch?v=C-ZsHsumNS4

    En 1979, Jonathan Cott (qui a écrit sur Glenn Gould, Bob Dylan, etc.) mène un long entretien avec l'essayiste américaine la plus en vogue à cette époque : Susan Sontag. Réalisé pour le magazine Rolling Stones, il sera publié un tiers seulement de cette conversation fleuve, il faut donc saluer la bonne initiative de l'éditeur Flammarion, et plus encore de la collection Climats, qui réédite ici au complet cet entretien, Tout et rien d'autre, avec Susan Sontag, femme fascinante, grande lectrice, adepte d'une pensée vivante et qui possédait alors, dans son appartement new-yorkais, une bibliothèque de huit mille livres - bibliothèque qu'elle nommait joliment son "archive du désir". Dans cet entretien passionnant, Susan Sontag revient sur plusieurs de ses essais, sur la maladie, la photographie, parle beaucoup de littérature - Kafka, Baudelaire, Barthes, Gass, Beckett, ... -, elle explique son changement de position, d'appréciation du travail de propagande de la réalisatrice allemande Leni Riefenstahl, mais aussi - et c'est là qu'elle en devient encore plus attachante - sa passion, son amour pour son époque, pour le contemporain. Elle déclare d'ailleurs: "Tout mon travail repose sur l'idée que le monde existe vraiment, et je me sens vraiment y appartenir". En ce sens elle rejoint ce magnifique aphorisme de Nietzsche : "Ce qui est grand dans l'homme c'est qu'il est un pont et non un but". Cet entretien est à la fois sérieux et drôle, Susan Sontag s'ouvre à Jonathan Cott avec une liberté généreuse. Bonne lecture.

     

    "J.Cott : Comme l'a écrit Emily Dickinson, "des fleurs et des livres, ces consolations du chagrin".

     S.Sontag : Oui, la lecture est un divertissement, une distraction, c'est ma consolation, mon petit suicide. Si je ne supporte plus le monde, je me pelotonne avec un livre et c'est comme si j'embarquais à bord d'un petit vaisseau spatial qui m'emmène loin de tout. Mais mes lectures n'ont rien de systématique. J'ai la chance de lire très vite, et comparé à d'autres personnes, je suppose que je lis comme un bolide, ce qui a l'avantage de me permettre de lire une grande quantité de livres, mais ce qui a aussi pour contrepartie que je ne m'attarde sur rien, je l'absorbe entièrement puis je le laisse reposer quelque part. Je suis bien plus ignorante que ce que pensent les gens. Si vous me demandiez de vous expliquer le structuralisme ou la sémiologie, j'en serais incapable. Je pourrais me souvenir d'une image dans une phrase de Barthes, ou comprendre le sens des choses, mais je ne m'y consacre pas plus que ça. J'ai beaucoup de centres d'intérêts, mais je sors aussi au CBGB et à d'autres endroits.
     Je crois vraiment en l'histoire, alors que beaucoup n'y croient plus. Je sais que nos actions et nos pensées sont une création historique. Je crois en très peu de choses, mais en voilà une tout à fait certaine : presque tout ce que nous pensons être naturel est en réalité le produit de l'histoire et plonge ses racines essentiellement dans la période romantique et révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Et, fondamentalement, nous continuons à négocier avec des attentes et des sentiments qui ont été formulés à cette époque-là, avec des idées comme le bonheur, l'individu, le changement social, le plaisir. Nous avons hérité d'un vocabulaire qui est né à une époque précise. Lorsque je me rends à un concert de Patti Smith au CBGB, je m'amuse, et j'en profite d'autant mieux que j'ai lu Nietzsche.

     J.Cott : Ou Antonin Artaud.

     S.Sontag : Oui, mais il est trop proche. J'évoquais Nietzsche parce qu'il parlait voilà cent ans de la société moderne et du nihilisme. C'était les années 1870. Que penserait-il s'il avait pu connaître les années 1970 ? Tant de choses aujourd'hui détruites existaient encore il y a un siècle."

  • La carte postale du jour...

    "L’errance dans l’indéfini est notre marque à tous. Nul paradis, et nulle soif de celui-ci. Une nostalgie qui n’a d’infini que son inaccomplissement. Voici tout ce qui, en nous, est positif : nous avons transformé la malchance en charme. Nous avons donné un sens vivant à la négation."
    - E.M. Cioran, Bréviaire des vaincus II

    dimanche 18 janvier 2014.jpg

    Je me souviens très clairement du jour où j'ai acheté The Idiot d'Iggy Pop, c'était au marché aux puces, j'avais 18 ans, et je l'ai beaucoup écouté sur ma platine portable - une platine et deux enceintes détachables qui servaient de couvercle ; 20.- aux puces, quand j'y repense, la vie pouvait vraiment être très bon marché en 1988/89 -, d'abord dans le comble d'un vieil immeuble aux Acacias (le squat des Épinettes) qui me servait de chambre, et puis dans une chambre d'un immeuble juste à côté, mais cette fois-ci au rez, avec les fenêtres murées...
    Je me souviens bien d'avoir toujours eu une écoute indirecte de l'iguane rocker, d'abord durant mon apprentissage de disquaire en découvrant la reprise de Funtine sur l'album Love Hysteria de Peter Murphy en 1988 (à la même époque je regardais pour la première fois Les Prédateurs, film vampire homo-érotique, avec David Bowie et Catherine Deneuve, où l'on pouvait entendre un extrait de Funtime et voir une scène mémorable avec Bauhaus, le groupe de Peter Murphy), un peu auparavant c'est Siouxsie qui m'avait converti à Iggy en reprenant son Passenger sur Through the Looking Glass, Sans oublier Sisters of Mercy qui reprenait 1969 en face B de leur maxi Alice - à l'époque où ils étaient encore intéressants (avant de faire du métal-fm à la fin des années 80 en somme) -, mais le tout premier à m'avoir fait entendre Iggy Pop (sans le savoir) fut bien sûr David Bowie et sa version de China Girl (difficile de parler de reprise puisqu'il a composé ce titre avec Iggy Pop pour l'album The Idiot), cette chanson qui marqua tant Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, qui le fit découvrir à Bernard Sumner en 1977, The Idiot portant en lui les germes de l'album Unknown Pleasures, et China Girl celui de Love Will Tear Us Apart.
    Je me souviens aussi de l'amertume de cet album, du sarcasme qui pèse dans la chanson Funtime, à l'époque où je lisais Cioran et Lautréamont, c'était probablement, avec Joy Division, Kraftwerk et Bowie bien sûr, l'une des œuvres les plus marquantes, qui m'a le plus touché, j'ai toujours des frissons quand je réécoute The Idiot aujourd'hui, spécialement Funtime :

     Fun
     hey baby we like your lips
     Fun
     hey baby we like your pants
     all aboard for funtime
     Fun
     Hey, I feel lucky tonight
     Fun
     I'm gonna get stoned and run around
     All aboard for funtime
     Fun
     Last night I was down in the lab
     Fun
     Talkin' to Dracula and his crew
     All aboard for funtime
     Fun
     I don't need no heavy trips
     Fun
     I just do what I want to do
     All aboard for funtime

    Comment ne pas être séduit par le nouveau roman de Virginie Despentes : Vernon Subutex 1 est non seulement un clin d'œil à l'Attrape-cœur de Salinger, mais c'est un roman rock où l'auteur se pose en formidable observatrice des mœurs contemporaines, avec un certain goût pour les stéréotypes, dans un style simple et direct, cinglant même. Et comme la chair est faible, il suffit pour ma part qu'on cite Joy Division et Einstürzende Neubauten dans un paragraphe pour qu'un sourire en forme de banane se forme sur mon visage, les extrémités allant jusqu'à rejoindre mes deux oreilles. Mais Despentes a du génie, en effet on ne lâche que difficilement ce roman tant on est entraîné dès le premier paragraphe. Résolument dans son époque, Vernon Subutex 1 s'adresse aux quinquagénaires, aux trentenaires, aux post-ados, aux rockers, mais pas seulement, à ceux qui avaient des posters de Siouxie ou de Cure dans leur chambre d'ados, à ceux qui ont suivi le renouveau du rock (pour peu que cela existe vraiment...) avec les Kills, les Strokes et que sais-je encore. Le ton est acerbe, parfois brutal, sans concession, c'est même - pour paraphraser un défaut de langage actuel - : c'est TROP. Oui, on est dans l'excès permanent, enfermé dans un post-modernisme qui donne dans l'hyper-référentiel. À partir de la moitié du roman j'ai eu cette vague sensation de me faire un peu avoir, de lire quelque chose d'un peu facile car oui : les "mecs de droite" sont bas du front et racistes, les "jeunes rockeuses" ont des franges et des santiags, etc. Heureusement, la question "Mais où est donc la littérature?" est en définitive contrebalancée par le fait que Virginie Despentes arrive à faire un roman "pop" avec une véritable intelligence, par un sens aigu de la phrase, du paragraphe, une écriture qui pointe tous les défauts de nos sociétés occidentales (les musulmans ne sont pas épargnés ici non plus), qui parle à la fois d'errance (qui renvoie à l'Ulysse de Joyce), mais aussi de rock, de dope, de baise. Et comme le protagoniste est un ancien disquaire, ça me parle, évidemment, mais sans me bouleverser pour autant. En tout cas, chacun en prend pour son grade, moi y compris... allez, trois extraits pour le prix d'un, tiens, pour vous montrer que Despentes manie quand même le paragraphe coup de poing à merveille ! La suite en mars.

    "D'aucuns prétendaient que c'était karmique, l'industrie avait connu une telle embellie avec l'opération CD - revendre à tous les clients l'ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin... sans qu'aucun amateur de musique n'y trouve son compte, on n'avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle. La faille, dans cette théorie du karma, c'est que ça se saurait, depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l'Histoire."

    "Tous à dégueuler leur caviar, le nez plein de coke, après avoir récompensé du cinéma roumain. Les intellos de gauche adorent les Roms, parce qu'on les voit beaucoup souffrir sans les entendre parler. Des victimes adorables. Mais le jour où l'un deux prendra la parole, les intellos de gauche se chercheront d'autres victimes silencieuses."

    "Facebook n'a plus rien à voir avec le joyeux bordel auquel il avait participé, il y a une dizaine d'années. On ne savait trop s'il s'agissait d'un gigantesque baisodrome, d'une boîte de nuit, d'une mise en commun de toutes les mémoires affectives du pays. Internet invente un espace-temps parallèle, l'histoire s'y écrit de façon hypnotique - à une allure bien trop rapide pour que le cœur y introduise une dimension nostalgique. ça n'a pas le temps de prendre qu'on est déjà dans un autre paysage. Vernon traîne sur son réseau Facebook comme il errerait dans un cimetière, les derniers occupants des lieux sont des zombies furieux, qui vocifèrent comme s'ils étaient des cobayes enfermés dans leur cellules, écorchés vifs et les plaies passées au gros sel."