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Livre - Page 20

  • La carte postale du jour...

    "Même Maïakovski a un jour traité l'inspiration de "Morue".
     C'est ce que nous remarquons par les interruptions qui parsèment l'oeuvre de Gogol : ce désir douloureux d'exprimer l'inexprimable, de moissonner la récolte quand le temps  n'est pas encore venu."
    - Victor Chklovski, Le Forage des Profondeurs

     

    dimanche 3 mai 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir acheté ce disque de Complot Bronswick par un jour d'hiver ensoleillé de la fin des années 80 sur les conseils d'Antony Leone (salut Antony!), alors qu'il fouillait le bac à vinyles soldés jouxtant celui dans lequel j'étais tout entier plongé.

    Je me souviens bien d'avoir donné une cassette compilant uniquement des groupes cold-wave français (Trisomie 21, Opéra de nuit, Kas Product, etc) à mes amis Gabrielle et Kristian qui partaient pour quelques vacances dans le sud de la France, et qu'à leur retour ils m'avaient dit avoir écouté cette compilation en boucle et d'avoir particulièrement aimé la chanson Born in a cage de Complot Bronswick, ce qui m'avait fait très plaisir.

    Je me souviens aussi que le concept de ce disque m'a quelque peu échappé dans mes jeunes années, mais que le simple titre Maïakovski évoquait tout un univers, me ramenant d'ailleurs aux passages de la révolution russe que j'avais lu dans l'excellent Moravagine de Blaise Cendrars, mais ce n'est que bien plus tard que j'ai découvert les textes du grand poète russe et à quel point ils servaient de piliers pour ce disque dont la musique rappelle à la fois Joy Division et Orchestre Rouge - et dont, aujourd'hui encore, je suis épaté par la bonne production -, avec une préférence personnelle pour les titres chantés en français (vilain accent pour les parties anglophones) comme cette magnifique adaptation de La Flûte de Vertèbre de Maïakovski, écrit en 1915 :

    A vous toutes
    que l’on aima et que l’on aime
    icône à l’abri dans la grotte de l’âme
    comme une coupe de vin
    à la table d’un festin
    je lève mon crâne rempli de poèmes
    Souvent je me dis et si je mettais
    le point d’une balle à ma propre fin
    Aujourd’hui à tout hasard je donne
    mon concert d’adieu
    Mémoire !
    Rassemble dans la salle du cerveau
    les rangs innombrable des biens-aimées
    verse le rire d’yeux en yeux
    que de noces passées la nuit se pare
    de corps et corps versez la joie
    que nul ne puisse oublier cette nuit
    Aujourd’hui je jouerai de la flûte sur
    ma propre colonne vertébrale

    https://www.youtube.com/watch?v=NoPvrxJrXdE

     

    Iouri Olécha est plutôt l'homme d'un grand roman : L'envie (1927), paru d'abord, pour sa version française, à l'Âge d'Homme en 1978, puis repris au Seuil dans les années 80, et qui vient de ressortir en format semi-poche au Sillage. Journaliste, auteurs de nombreuses pièces de théâtre, poète, il cesse toutefois l'écriture d'autres romans dans les années 30, mais, à partir des années 50, Olécha décide de s'atteler à son journal commencé vingt ans plutôt, comme il s'en explique d'ailleurs dans une lettre à sa mère en 1956 : "C'est un livre sur moi-même, sur la littérature, la vie, le monde" ; journal qui ne sera jamais achevé, l'auteur meurt en 1960, à Moscou. Il ne croit plus à la fiction, et se passionne alors pour les mémoires, même s'il avoue parfois simplement manquer d'imagination. Reste alors ses écrits, formidables, avec ce merveilleux titre, Pas de jour sans un ligne (aucun rapport avec la coke ni avec la chansonnette gniangnian de 1974), référence à Stendhal, influence majeure d'Olécha, avec Shakespeare, Edgar Poe et bien d'autres encore puisque c'est un grand lecteur, dès son enfance à Odessa, ville particulièrement bien décrite dans le premier tiers de ce livre métaphorique. On croise beaucoup d'écrivains contemporains d'Olécha : Mandelstam et Akhmatova, furtivement, Boulgakov, Kataïev, Ilf, tous très proche de l'écrivain, et puis bien sûr Maïakovski qui inonde l'imaginaire de ses contemporains d'alors... Pas un jour sans une ligne est aussi un très beau livre sur la littérature, sur les livres, sur les arts en général ; Olécha nous parle ainsi de Gogol, de Tolstoï, du journal de Delacroix, de Rossini, d'Alexandre Grine et son fantastique Attrapeur de rats, etc. Pas de jour sans un ligne est un livre rare et généreux, et les passages sur Maïakovski sont admirables et permettent d'imaginer l'émulation qui existait à cette époque autour du poète qui est allé rejoindre, en 1930, la cohorte des écrivains suicidés avant lui - Kleist, Trakl, Essenine, etc. - et que d'autres encore rejoindront - Tsvetaieva, Walter Benjamin, René Crevel, Unika Zurn, Osamu Dazai, Silvia Plath, etc. -.

     

    extrait de Pas de jour sans une ligne, de Iouri Olécha :

    "J'aimerais bien me rappeler quand pour la première fois mon attention s'est arrêtée sur ce nom... Non, ce n'est pas au moment de la visite des futuristes à Odessa ! À cette époque je n'étais pas encore poète, je vivais encore des sensations du sport, du football qui commençait juste à naître dans notre pays. Oh, on était loin de la littérature, avec ces jeux sur terrains de sport verdoyants avec fanions pointus aux quatre coins ! Il ne s'agissant même pas tant d'éloignement que d'hostilité ! Nous étions des sportsmen, des coureurs de fond, nous sautions à la perche, nous jouions à la perche, qu'avions-nous à faire de la littérature ! C'est vrai, j'avais en ce temps-là traduit le prologue des Métamorphoses d'Ovide et reçu pour la peine un "cinq" en latin... Mais j'étais encore sourd au prodige qui se déroulait à côté de moi : à la naissance de la métaphore chez Maïakovski. Je n'entendais pas encore que le cœur ressemblât à une chapelle et que l'on pût tenter de sauter hors de soi-même en prenant appui sur ses côtes*.
     Manifestement, c'est peu pour un grand poète d'être seulement poète. Pouchkine, ne l'oublions pas, se désole que les décembristes, bien qu'ils sachent par coeur ses vers, se refusent à l'initier de leurs plans ; l'auteur de la
    Divine Comédie peuple l'enfer de ses ennemis politiques ; lord Byron aide les insurgés grecs dans leur lutte contre les Turcs.
     Il en est de même de Maïakovski : lui non plus n'était pas satisfait d'être seulement poète. Il s'était engagé dans la voie de l'agitation, proche parente de celle de la tribune politique. Rappelons-nous : c'est d'abord un jeune homme qui porte une blouse en velours extravagante, c'est un peintre qui nourrit un penchant pour l'art d'avant-garde, qui écrit des vers clairement inspirés par la peinture française dont il cite explicitement les maîtres :

     Une automobile vient de peindre les lèvres
     D'une femme flétrie d'un tableau de Carrière**

    Et rappelons-nous aussi qu'en même temps c'est un jeune homme qui a beaucoup réfléchi à la révolution, un jeune homme qui a connu la prison, et qui figure dans les fichiers de la police, de face et de profil.
     On envisageait à un moment donné de porter à l'écran
    Pères et fils***.
    le réalisateur devait en être V.E. Meyerhold. Je lui demandai à qui il pensait confier le rôle de Bazarov. Il me répondit :
     - Maïakovski.


    * Voir le poème de Maïakovski, Le Nuage en pantalon (1914)
    ** Extrait d'un poème de Maïakovski intitulé Théâtres (1913)
    *** Il s'agit du célèbre roman d'Ivan Tourgueniev. La réalisation du film en question était prévue pour 1929"

  • La carte postale du jour...

     

    "La véritable élégance consiste à ne pas se faire remarquer"
    - George Bryan Brummel

    vendredi 1 mai 2015.jpg

    Je ne me souviens pas clairement quand j'ai découvert Red House Painters, mais ayant toujours été un grand admirateur du label 4ad (autant que Factory et pour des raisons similaires, esthétiques principalement), j'avais acheté ce disque en format digipak-CD il y a longtemps déjà (et trouvé récemment en vinyle - joie!), et plus les années passaient, plus j'adorais leur musique qui était - peut-être à cause de ses lenteurs forcées et des impressions d'entendre l'écho lointain de cette musique, plus que la musique elle-même -  la bande sonore parfaite pour le Berghof , le sanatorium où Hans Castorp - protagoniste de la Montagne magique, le roman de Thomas Mann - réside sept ans dans une torpeur toute particulière.

    Je me souviens bien que ce groupe qui piétinait à la porte du grunge au début des années 90, se désolant que personne ne fasse attention à eux - leur musique étant trop lente, trop triste peut-être -, avait en désespoir de cause donné une de leurs cassettes démo au chanteur Mark Eitzel, qui l'avait ensuite donnée à Ivo, le directeur du label 4ad, qui l'avait écoutée dans sa voiture sur le chemin de son bureau, et qui en avait été si étonné, en était tombé si éperdument amoureux, qu'il l'avait immédiatement rembobinée pour la réécouter avant de téléphoner au chanteur des Red House Painters - Mark Kozelek - pour lui proposer un contrat, surprenant ce dernier dans son bain alors qu'il ignorait tout ou presque du label 4ad, mais heureux qu'enfin le groupe puisse réaliser un premier disque.

    Je me souviens d'aussi avoir lu dans un livre sur le graphiste attitré (autrefois) de 4ad, Vaughan Oliver, qu'à la base ce dernier voulait utiliser une photographie de sabot de vache (!) pour la pochette de Down Colorful Hill, mais que Mark Kozelek avait préféré cette photo' d'un lit dans une chambre, prise par Simon Labalestrier, et dont le ton général rappelle pas mal de pochettes des Pixies, alors que l'ambiance qu'elle dégage a quelque chose d'intime et presque solennel, illustrant à merveille ce disque dont les chansons sont délicates et profondes, avec durée moyenne de huit minutes pour chacune d'elles, captivant (ou pas) l'auditeur, surtout sur le magnifique titre introductif, 24 :

    So it's not
    Loaded stadiums or ballparks
    And we're not kids on swing sets
    On the blacktop

    And i thought at fifteen that i'd
    Have it down by sixteen
    And 24 keeps breathing at my face
    Like a mad whore
    And 24 keeps pounding at my door

    Like a friend you don't want to see
    Oldness comes with a smile
    To every love given child
    Oldness comes to life

    The youth, they dream suicide
    Oldness comes with a smile
    To every love given child
    Oldness comes to life


    https://www.youtube.com/watch?v=1vhtpAIbIpQ


    On est certain de sortir des livres de Pascal Quignard avec une liste de disques à écouter, de livres à lire, de notes à contrôler - c'est toujours enrichissant, quoique exigeant. Ayant quitté il y a quelques années le comité de lecture de Gallimard pour ne plus avoir à juger les écrits des autres et se consacrer à sa propre écriture seulement, sa production a augmenté sensiblement. C'est ainsi que, parallèlement à la sortie du très intéressant Critique du jugement paru chez Galilée, le flâneur littéraire trouvera sur les tables des librairies bien achalandées ce petite texte paru aux éditions Arléa : Sur l'idée d'une communauté de solitaires. Pascal Quignard fait l'éloge de la rareté en évoquant à la fois ses souvenirs d'enfance dans les ruines de Port-Royal et en puisant dans son érudition, musicale notamment. Si comme moi vous êtes adeptes de citations vous ne serez pas en reste : "Monsieur de Pontchâteau avait toujours ce mot de l'Imitation à la bouche : "Quaesivi in omnibus requiem, et nusquam inveni nisi in angulo cum libro." Je vous le traduis en français : J'ai cherché partout dans ce monde le repos - le requiem -, un abandon, une halte, et je ne l'ai nulle part trouvée que dans un coin avec un livre." Ce que propose Pascal Quignard est singulier, poétique, il y développe une pensée généreuse, qui prend son temps, ce qui est forcément rare aujourd'hui. C'est aussi un petit livre où j'ai cru entendre l'écho de la musique de John Downland, particulièrement la pièce intitulée "In Darkness Let Me Dwell" - et c'est plutôt bien les livres qui résonnent en nous, non ?

    extrait de Sur l'idée d'une communauté de solitaires, de Pascal Quignard :

     

    "Spinoza à la fin de Ethica rêve d'une communauté de rares, de difficiles, de secrets, d'athées, de dessillés, de lumineux, de luminescents, d'Aufklärer. Fonder un club antidémocratique fermé aux prêtres, aux magistrats, aux philosophes, aux politiques, aux éditorialistes, aux professeurs, aux galeristes. Il faut peut-être retourner à une diffusion plus solitaire et plus clandestine de l'œuvre d'art. Horror pleni, error pleni. Il faudrait mettre au point un moyen de montrer les œuvres comme jadis la musique savante à l'écart de la Cour. Comme jadis Sainte Colombe. Comme jadis Johann Jakob Froberger et les suites françaises. Comme jadis Esprit, La Rochefoucauld, Madame de Sablé, les portraits, les maximes, les fragments, les romans : à l'écart de Versailles et à l'écart du droit. Réserver une poche à la rareté quand elle est devenue extrême, une loge au cœur de la solitude, une crevasse à la non reproductibilité."

  • La carte postale du jour...

    "Ce qu'on est incapable de changer, il faut au moins le décrire."
    - Rainer Werner Fassbinder

    dimanche 26 avril 2015.jpg

    Je me souviens de n'avoir jamais aimé Nina Hagen, à cause de ses grimaces, son (faux) punk aux (vrais) relents de rock années 70 travesti par et pour la société du spectacle, et plus encore peut-être par ses prises de positions religieuses fanatico-shambala de ces quinze dernières années, oscillant entre spiritualité néo-asiatique et chrétienté post-moderne (en y associant un peu de Rael pour la tendance ovni-nazi), mais - l'exception fait la règle dit-on -, j'adore cette reprise de la chanson Der Wind hat mir ein Lied erzählt, datant pour son original de 1943 et interprétée à cette époque par la chanteuse officielle du régime nazi, Zarah Leander, qui fut soupçonnée ensuite d'avoir été une espionne au service des communistes.

    Je me souviens bien qu'en cette année 2000, une coïncidence exceptionnelle a fait qu'en plus de la reprise de Nina Hagen, parut aussi un vinyle de Maria Zerfall, composé de cinq reprises de Zarah Leander - dont Der Wind - mais dans un style déconstruit, industriel et anti-commercial, un vrai (et beau) massacre, reflet idéal dans un miroir cassé de la version ultra-bancable de la diva gothique est-allemande (photo bien photoshopée pour l'occasion).

    Je me souviens aussi de mon intérêt d'alors pour l'utilisation de la musique à des fins de propagande (à ce sujet voir le génial documentaire musical de 2004 intitulé - c'est pas un gag... - Hitler's Hit Parade sur www.onlinefilm.org/-/film/310), de mon amour immodéré pour le film Lili Marleen de Fassbinder (mais pas seulement celui-ci), et d'avoir découvert que Nina Hagen avait déjà repris Ich weiß, es wird einmal ein Wunder geschehen de Zarah Leander (en 1983), mais qu'au fond je préfère Der Wind... dont le texte est très beau, surtout le passage qui dit "Le vent m'a raconté une histoire / celle d'un coeur, qui me manque"...

    Allein bin ich in der Nacht,
    meine Seele wacht und lauscht.
    Oh Herz, hörst du, wie es klingt,
    in den Palmen singt
    und rauscht?

    Der Wind hat mir ein Lied erzählt
    von einem Glück, unsagbar schön.
    Er weiß, was meinem Herzen fehlt,
    für wen es schlägt und glüht.
    Er weiß für wen.

    Komm, komm.

    Der Wind hat mir ein Lied erzählt,
    von einem Herzen, das mir fehlt.

    https://www.youtube.com/watch?v=HtKwfRLccfw

     

    Remercions le hasard qui m'a fait découvrir ce génial récit sur Leipzig, perdu au fond d'un carton de livres pour la plupart bon à jeter. La collection "Des villes", malheureusement trop méconnue, je l'avais découverte avec le volume sur Trieste, de Franck Venaille, et j'avais pris un tel plaisir de lecture que tomber sur Leipzig par Michel Besnier ne m'a pas laissé le choix : j'ai abandonné toutes mes lectures en court pour le savourer au plus vite (peut-on savourer vite?). Pour le commun des mortels, Leipzig ne représente pas grand chose, c'est malheureusement normal, quoique. La fin de la RDA est associée à Berlin, mais tout avait commencé par les manifestations/protestations non-violentes de Leipzig ; Si la foire du livre de Francfort est connue mondialement, on oublie que Leipzig était autrefois LA ville du livre, avec plusieurs centaines d'éditeurs qui y avaient leurs bureaux au début du vingtième siècle ; Leipzig a été la ville où Schiller a écrit l'Hymne à la joie ; Bach y a travaillé et y est enterré ; ainsi que Marinus van der Lubbe, accusé d'avoir incendié le Reichstag, dont la tombe est maintenant introuvable ; Wagner y est né ; Goethe venait régulièrement au restaurant Auerbach ; et, depuis 1992, c'est là que se réunissent les gothiques de toute l'Europe, lors du festival Wave Gothic Treffen (même du monde entier parfois ; j'y ai rencontré, en 2001 - après le concert de Coil (!) -, une fille qui était venue d'Argentine!) . C'est d'ailleurs comme ça que j'ai découvert Leipzig, par ce festival hors-norme (à peine 500 personnes à la première édition en 1992, contre 20'000 participants chaque année depuis les années 2000). Ayant lieu durant la pentecôte, c'est la meilleure période pour découvrir cette ville qui, à la différence de Berlin peut-être (qui change très vite), est restée complètement à l'écart, comme figée dans le passé, avec des rues qui n'ont pas ou peu changé depuis 1945, c'est du moins l'impression qui s'en dégage. Mais le livre de Michel Besnier, écrit en 1990 (!), vient bousculer les souvenirs que j'ai de cette ville, spacieuse, tranquille, comme abandonnée, rayonnante avec ses parcs en friche, et où j'avais dansé, cet après-midi de juin 1997, sur Engel de Rammstein, dans un club situé dans une cave d'une superbe et ancienne villa dotée d'un immense parc, alors qu'il faisait 22 degrés et grand beau à l'extérieur... À Leipzig tout semblait possible. Mais par mauvais temps, Leipzig symbolise l'image qu'on a, ou qu'on avait, de l'Allemagne de l'est, comme le note si bien Michel Beisner : "Les jours sans soleil donnent le frisson d'un vieux film en noir et blanc" (pour le coup j'ai trouvé cette vidéo, en couleur, et même si Leipzig était loin de n'être que ruine, ça donne une idée : https://www.youtube.com/watch?v=7X7ly4mWG4g). À l'heure où Leipzig devient "Hypzig" (pour ma part je n'y suis pas retourné depuis 2006 où nous avions encore joué - avec In Gowan Ring - au UT-Theater, un vieux théâtre en ruine tenu par des punks, et logé dans un vieil appartement avec trois chambres pour 20 euros le weekend!), il est bon de lire ce livre, et ça donne envie d'y retourner, voir les changements, bons ou mauvais, peu importe...

     

    extrait de Leipzig, de Michel Besnier :

     

    "Les choses vont à une telle allure, tout écrit sur Leipzig doit être daté. En juillet 1990, j'ai demandé quels prix avaient le plus augmenté depuis le "tournant". On m'a fait cette réponse de roman populiste : "le pain et les médicaments". Mais le vin français avait baissé. Son loyer multiplié par trois, Madame Licorne s'est mise à compter pour la première fois de sa vie. Elle ne comprenait pas la rage de consommation qui avait atteint ses concitoyens. Elle souriait en parlant d'un communiste qui avait juré de ne jamais acheter une voiture de l'ouest. "Il en a une depuis hier, elle est rouge".

     De la couleur est apparue sur certaines façades, s'arrêtant au rez-de-chaussée, à la hauteur des nouveaux magasins. Une librairie alternative, chaleureuse, où l'on boit une tasse de café en parlant de livres ; un froid magasin de vidéo. À la pointe de la nouveauté, Leipzig a vu s'installer le premier sex-shop du pays, "Novum Markt", à l'angle de deux rues portant des noms de femmes, la Reginenstrasse et l'Elsbethstrasse. (Ouvert jusqu'à minuit.) Proche de deux écoles, ce commerce a fait jaser. Madame Licorne a reçu dans sa boîte aux lettres un prospectus qui tenait à peu près ce langage : "Les Leipzigois ne connaissent rien au sexe. Nous arrivons pour vous apprendre ce que vous ignorez" ... Des files d'attente s'allongaient devant les caisses d'épargne et les bureau d'immatriculation des voitures... Le quartier de l'imprimerie s'inquiétait. Les commandes diminuaient, surtout pour l'édition musicale. On licensiait... Sur leur balcon qui s'avance dans un noyer, mes amis M. m'ont raconté le premier juillet, jour historique de l'union monétaire. Pour être les premiers à entrer dans la banque, des jeunes se sont installés sous un parasol, à quatre heures du matin. Ils ont joué au skat. la queue s'est constituée derrière le parasol, des fourgons ont apportés l'argent. la police, qui avait disparu depuis des mois, est ressortie en nombre et en armes... Il y eut de grandes réjouissances estivales, comme le Renault-Motor-Show. Auto-artistik, Akrobatik, "le spectacle pour toute la famille". Le "Christliche USA Rock Band" joua au parc Clara-Zetkin. Un avion passa et repassa au dessus de la ville en tirant une banderole "Disco Circus". "The Cure" attira au Zentralstadion des jeunes tout de noir vêtus, les descendants des "Schwarzen" de Wilhelm von Braunschweig, qui ornaient leur chapeau d'une tête de mort et d'os croisés. Des skins attaquèrent... On envisageait, pour recycler les "Trabans", de les fondre, de les transformer, triste fin pour une voiture, en asphalte. On s'interrogeait encore, ce produit risquant de sentir le poisson par les fortes chaleurs... Des jeunes d'un style très scout installaient des tréteaux, vendaient la Bible et des livres de Billy Graham. Une affiche des groupes autonomes appelait à empêcher le rassemblement néo-nazi prévu le 18 août, à Wumsiedel, sur la tombe de Rudolf Hess."

  • La carte postale du jour...

    "Par ne rien faire, j'entends ne rien faire d'irréfléchi ou de contraint, ne rien faire de guidé par l'habitude ou la paresse. Par ne rien faire, j'entends ne faire que l'essentiel, penser, lire, écouter de la musique, faire l'amour, me promener, aller à la piscine, cueillir des champignons. Ne rien faire, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer un peu vite, exige méthode et discipline, ouverture d'esprit et concentration."
    - Jean-Philippe Toussaint, La Télévision (1997)

    dimanche 19 avril 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir porté une attention particulière à Warp à cause de ses pochettes d'abord, puis, au début des années 2000, pour deux groupes que j'aime énormément, à savoir Broadcast et Gravenhurst, et d'avoir ainsi commencé à collectionner les magnifiques vinyles de ces deux groupes dont les voix se sont malheureusement tues en 2014 pour Nick Talbot (Gravenhurst) et en 2009 pour Trish Keenan (Broadcast) - tristesse.

    Je me souviens bien que ce qui fait la particularité de Broadcast est que le groupe n'a réalisé que 3 albums (et deux compilations) en dix ans, alors que leur discographie contient plus du triple en mini-album, dont l'un - le tout premier, datant de 1995 -, s'intitule The Book Lovers ; naturellement, comme cela parle de la magie des livres, j'y ai vu un signe.

    Je me souviens aussi que Broadcast reste un groupe difficile à ranger dans une catégorie bien précise et que cette album - Haha Sound - est une petite perle d'hybridation, osant une pop qui dérive vers les expérimentations électroniques, usant du rythme et de la mélodie de manière unique pour donner une musique relevée d'une touche d'abstractionnisme à la Phil Spector, le tout bien sûr couronné des merveilleuses vocalises de Trish Keenan, de ces textes étranges, comme sur le magnifique Man is not a bird...

     

     Here in this room, no more a tomb
     Thoughts of you conclude without ending
     Caution will keep, worries still speak
     Fewer the leaves are descending

     I will not lament with the sky
     No longer feel night on the inside

    https://www.youtube.com/watch?v=lJdLWfZ9yDQ

     

    Laurent Graff échappe, peut-être malgré lui - et comme de très nombreux autres auteurs de qualité -, au succès. Je dis bien "échappe" parce que cet auteur peut compter sur un petit cercle de lecteurs fidèles qui attendent fiévreusement (bon, j'exagère un peu là) sa prochaine publication comme d'autres (souvent les mêmes) attendent un nouveau Jean Echenoz ou Jean-Philippe Toussaint, deux auteurs qu'on retrouve d'ailleurs dans ce livre au titre énigmatique : Au nom de sa Majesté, quiparait une fois de plus au Dilettante (après les excellents et parfois inquiétants Le Cri, Il est des nôtres ou Le grand Absent pour n'en citer que quelques uns). On comprend dès les premiers fragments - ou devrais-je dire les aphorismes ? - qui composent la première moitié du livre que Laurent Graff va nous parler d'île - "La plupart des visiteurs se montrent très pressés. Ils arrivent par le bateau du matin et repartent le soir. Entre-temps, ils font caca dans les dunes." (autant dire que ce livre n'est pas un éloge ou une quelconque ode à l'île et que dès lors les poètes grisonnants amateurs de licornes pourront aller ailleurs se faire décoiffer par des embruns idéalisés en pensant que l'homme est un oiseau ou je ne sais quoi) ; et puis, comme l'écrivain de ses aphorismes reçoit la visite d'habitant de l'île où il réside (pour écrire), on change de registre pour passer dans le récit des vies monotones et réglées à la particularité du lieu, de son histoire aussi, pour dériver encore une fois vers celle de l'homme qui est là et qui écrit - on apprend que le goût du texte lui est venu de la lecture de la Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint, qu'il apprécie la discrétion exemplaire de Jean Echenoz, qu'il a rencontré, à ses débuts, Jérôme Lindon des éditions de Minuit qui l'a invité à continuer à écrire. Et puis on revient sur l'île qu'on croyait avoir quitté, mais non, car comme il le note en page 137 : "une île est une terre d'inclusion : on en est. On peut tenter de résister, de se soustraire par orgueil : peine perdue. Elle nous détient. Dès lors que du bateau on a débarqué, on s'est embarqué sur l'île. On est libre de partir mais pas de rester." ; Et si vous vous demandez pourquoi Au nom de sa majesté, alors je vous répondrais simplement... James Bond ; pour le reste il faudra lire ce que certains affubleront de l'étiquette calamiteuse d'ovni littéraire et que, pour ma part, je qualifierais en toute simplicité comme le meilleur livre que j'ai lu depuis des mois.

    extrait d'Au nom de sa Majesté, de Laurent Graff :

     

    "La pêche a été de tout temps la principale source de travail, d'où la devise de l'île :  "De la mer nous visons." Mais depuis trente ans, l'activité n'a cessé de diminuer, la flotille est passée de quarante-six à onze bateaux, on ne dénombre plus que vingt marins. Avec l'ouverture sur le monde, l'île a perdu peu à peu son autarcie et s'est enchaînée à une dépendance extérieure; l'élevage et l'agriculture ont disparu ; les habitants se sont retrouvés les bras ballants, tout à portée de main venu d'ailleurs. Aujourd'hui, à part lever le coude, il n'y a plus grand chose à faire. On ne remplit plus les filets, mais les verres. On dilue le temps dans l'alcool, on sirote son ennui, on se noie à l'air libre. La vie est une bonne nouvelle qu'on arrose en permanence. Les jeunes sont pris entre deux courants marins, l'un qui emmène au loin et l'autre qui vous maintient, vous plaque contre les rochers ; ici, les racines sont de granit. Quand on a vécu sur un caillou au milieu de l'eau, les yeux toujours bercés par la houle, la terre apparaît monstrueusement ferme, à l'infini, c'est comme un monde sans rêve, un bloc de réel massif, ça vous gagne les pieds et vous attaque les prunelles, on a qu'une envie : la mer, de l'eau. Ceux qui partent reviennent tous, un jour ou l'autre. On n'abandonne pas son île, où l'on a grandi comme dans un moule, avec ses côtes dans nos flancs, ses dunes dans nos muscles. Ce n'est pas un lieu de naissance comme un autre."

  • La carte postale du jour...

    "Lorsque l'ambitieux s'aliène tous les partis qui l'ont porté au pouvoir, il ressemble à un imprudent qui, montant une échelle, briserait les bâtons après s'en être servi : s'il tombe, c'est dans un abîme."
    - John Petit-Senn, Bluettes et boutades (1846)

    dimanche 12 avril 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir beaucoup apprécié First Light de Django Django, groupe qui m'était jusqu'alors inconnu, parce qu'il me rappelait à la fois New Order, Stone Roses The Wake et Beach Boys.

    Je me souviens bien d'avoir été peu étonné de retrouver les Beach Boys sur cette collection de titres choisis par Django Django vu que... (voir plus haut)

    Je me souviens aussi que Gulp est LE groupe qui sortait du lot sur cette bonne compilation de la collection LateNightTales à la magnifique pochette et à l'orientation musicale plutôt funk et pop psyché' ; parce Game love de Gulp me fait penser (un peu) à Broadcast, que j'aime beaucoup, parce que le titre est intrigant, parce qu'il y a une boîte à rythme minimale tout le long, et puis son texte court mais convaincant et la voix suave de Lindsey Leven aussi, ce qui me laisse penser, à l'instar de Django Django, que Gulp est un groupe à suivre....

     Sweet, is the life that you lead
     Next to mine
     And we roll the dice of love
     And we hope it's enough

     Silence won't protect the one you love
     That's your job fool, your job fool
     And we play the game of love
     And we hope it's enough

    https://www.youtube.com/watch?v=2jBMAPx_Pdo

     

    Je dois la découverte d'auteurs et / ou de textes à beaucoup d'amis, de connaissances. Et il en est ainsi de ce génial recueil de nouvelles de Julio Cortázar qui ne me serait probablement jamais tombé entre les mains si je n'avais entendu une amie en parler (salut Céline, et merci!). Cortázar ne se contente pas d'écrire des nouvelles, il use de la métalepse, procédé narratif dont Genette explique dans son livre Figures III qu'il est une "figure par laquelle le narrateur feint d'entrer (avec ou sans son lecteur) dans l'univers diégétique". On peut comparer ceci à la mise en abyme utilisée avec génie par l'auteur italien Italo Calvino dans Si par une nuit d'hiver un voyageur ; roman (qui vient de reparaître) dans un roman dans un roman dans un roman dont le lecteur est - pour ainsi dire - l'acteur-auteur. Mais derrière le procédé technique, Cortázar brille par son imaginaire - et c'est dire si, aujourd'hui, en pleine époque de la "panne de l'imaginaire" ce recueil tombe comme un fruit mûr dans mes mains. J'ai adoré ce texte où un homme va tous les jours observer les axolotls pour subitement glisser dans la "peau" d'un de ces êtres larvaires, sans pour autant perdre le "savoir", devenant l'observateur de l'homme (qui observe les axolotls). J'ai adoré aussi La fanfare, texte dédié à René Crevel. L'ensemble de ce petit recueil est un véritable plaisir de lecture, avec en introduction la superbe nouvelle, Continuité des parcs, exemple type de métalepse, histoire géniale en deux pages, fantastique dans tous les sens du terme.

    Continuité des parcs, tiré de Fin d'un jeu, de Julio Cortázar :

     

    "Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de dérangements divers, il laissait sa main gauche caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au -delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

    Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang des égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du coeur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. À partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacable répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

    Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui allait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. À son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. À la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer et ils n’aboyèrent pas. À cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et entra. À travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman."