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Musique - Page 11

  • La carte postale du jour...

    "L'érotisme est dans l'approbation de la vie jusque dans la mort."

    - Georges Bataille, La littérature et le mal

    mercredi 17 février 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir souvent pensé qu'il n'y avait rien de mieux que le format 10pouces pour les vinyles.

    Je me souviens bien d'avoir été enchanté par ce disque car il rempli parfaitement le cahier des charges, à savoir que le beau et sobre design de la pochette fut composé par Peter Saville (New Order, OMD, etc) et que la subtile production fut réalisée en studio par Martin Hannett (Joy Division, etc) - masterpiece.

    Je me souviens aussi qu'outre de faire le lien, aussi improbable soit-il, entre le post-punk de l'année 1980 et Abba, ce disque de Pauline Murray propose, sur sa face B et en guise de cerise sur la galette, une version plus expérimentale, minimale et synthétique de Dream Sequences, version qu'il m'est possible d'écouter dix fois de suite sans m'en lasser une seconde, bien au contraire...

     

    My mind is a turmoil of messy colour
    I’m crossing the bridge of conscious and self control
    Now I’m running through a maze, a maze of bushes
    There’s a station full of people and passing strangers

    You can ride away
    You never know, you never go

    Electrical rhythms are counting out sheep
    Somebody wake me before I go to sleep

    I try to cover
    but they stare at my naked body
    It’s still snowing
    It’s a permanent scene in this dream

    You can ride away
    You never know , you never go

    https://www.youtube.com/watch?v=uk9Cp2kToEQ

     

    Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Parfois, à peine ma la lampe allumée, mes yeux s'ouvraient et cherchaient le nouveau livre d'Eric Laurrent, si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je suis éveillé. »... Ce beau début emprunté à Proust n'est là que pour signaler que l'un des auteurs les plus sous-estimés de ces quinze dernières années - au moins - a sorti un nouveau roman. Eric Laurrent avait déjà atteint des sommets dans l'autofiction avec Les Découvertes ; il nous avait aussi donné à lire un magnifique récit sur l'adoption - Berceau - il y a à peine un an et demi, et fut aussi responsable d'un très beau livre sur le décès de sa grand-mère (À la fin), pour ne citer que quelques exemples ; le voici revenu à une forme de roman plus classique, avec son penchant pour la grande phrase littéraire, harmonieuse, riche, musicale, une langue soignée à l'excès pour le plus grand plaisir du lecteur, et toujours court-circuitée par ce talent pour l'observation minutieuse des mœurs contemporaines (l'histoire se situant entre la fin des années 60 et le tout début des années 80), ce qui donne une tournure cocasse à certains chapitres. C'est qu'Eric Laurrent prend la littérature de vitesse tout en restant d'une concision rare et ce, probablement, grâce à un imaginaire fécond. S'il fallait le comparer (même si comparaison n'est pas raison, je sais), je dirais qu'il est dans la lignée directe de Jean Rouaud, de Balzac (pour ce roman en tout cas) ou même de Marcel Proust. Mais ce qui distingue particulièrement Eric Laurrent, c'est peut-être sa façon de décrire l'enfance, mais aussi l'adolescence et la découverte du corps (des corps parfois) et de la sexualité, avec un penchant pour la mélancolie post-coïtale peut-être ? Une fois la lecture terminée, on remarque cette ellipse parfaite, on reprend le premier chapitre, et on se surprend à relire Un beau début, entièrement - miracle ! c'est de la littérature, et de la grande.

    extrait de Un beau début, d'Éric Laurrent (qui sortira en mars aux éditions de Minuit) :

     

    "Il est vrai que, comme le disait Luc en plaisantant, après qu'elle lui aurait fait part de ses nouvelles ambitions, la jeune fille ne manquait pas d'« arguments », n'eût-elle que quinze ans. Même si la matière ductile qui était encore sienne continuerait à travailler un peu, son corps était désormais celui d'une femme et non plus d'une enfant. Les formes nouvelles qu'il avait prises récemment, tout au long de la dernière année, en une soudaine accélération des mouvements orogéniques qui bouleversent l'anatomie féminine durant la puberté, paraissaient d'autant plus épanouies que sa silhouette s'était étirée et amincie dans le même temps, de sorte que leur rehaut n'en saillait que davantage. Elles offraient en sus un saisissant contraste avec son visage, lequel, quoique ses traits eussent à peu près atteint leurs contours définitifs, conservait encore, en ce lent fondu enchaîné en quoi consiste la solidification de la physionomie, les inflexions un peu molles de l'adolescence. Sans en avoir pleinement conscience, Luc avait perçu tout l'intérêt qu'il y avait à fixer sur pellicule ce phénomène passager, qui fait un temps coexister sur certaines jeunes filles deux états pourtant successifs : l'innocence angélique émanant de ce visage inconfortait en effet la concupiscence aiguë qu'éveillaient ses appas, a fortiori lorsque ceux-ci étaient dénudés, qu'elle contrariait moins, cela dit, qu'elle ne l'excitait en définitive, en l'enveloppant du suave et capiteux parfum de l'interdit - et davantage encore : en faisant remonter du tréfonds de l'âme cet obscur désir de souillure, d'avilissement, de profanation, qui est chez l'homme consubstantiel à la possession physique.

     Aussi, dès la première prise de vues, et cela d'autant plus instamment que, à l'imitation de ses nouvelles héroïnes, la jeune fille inclinait spontanément à faire étalage de lubricité, Luc l'engagea-t-il à proscrire toute expression un tant soit peu aguichante, toute mine un tant soit peu salace, toute œillade un tant soit peu polissonne, et, plus encore, toute mimique par trop voluptueuse, tout geste par trop lascif ou toute posture par trop obscène, pour afficher au contraire la plus parfaite ingénuité, la candeur la plus puérile, comme si elle se fût dévêtue par pur agrément, pour se sentir à l'aise, et eût été surprise dans son intimité."

     

  • La carte postale du jour...

    "L'homme s'est lui-même enfermé jusqu'à ne plus rien voir qu'à travers les fissures étroites de sa caverne."
    - William Blake

    dimanche 14 février 2016.jpg

    Je me souviens qu'au début des années '90 l'un des membres de Mesh (à ne pas confondre avec les anglais du même nom, ersatz électro-pop de Depeche Mode) avait déposé quelques exemplaires de cet album - Claustrophobia (dans sa première version) -  au magasin de disques où je travaillais (Virus Rock), puis m'avait même proposé de venir répéter avec lui pour rajouter de la guitare et créer de nouvelles compositions (dont une à partir d'un sample du rythme de Requiem pour un con de Gainsbourg), dans un abris antiatomique de Bernex, en dehors de Genève, en plein été, une saison peu propice à la musique dark, ce qui était presque le plus étrange dans cette affaire si ce n'est que cette personne avait soudainement disparu...

    Je me souviens bien quelle allégresse, quelle exaltation même j'ai ressentie tout récemment en découvrant que ce disque ultra-underground et trop rare de cette formation genevoise avait été réédité par un label espagnol (!) dans une belle édition, avec sur la pochette une photo de la statue d'Henri Köning, la Brise, qui trône sur la promenade du Quai Gustave Ador, face au lac Léman (ou devrais-je dire... de Genève).

    Je me souviens aussi de ce choc quand, à la réécoute du disque, les souvenirs du moi d'il y a vingt-cinq ans ont ressurgi - surtout sur le titre Happier than ever, qui n'arrive pas à se décider entre The Cure et New Order, et dont la tristesse joyeuse me rappelle mes années de jeune adulte indécis.

     

    Happier than ever, as we walked around my heart
    Hand in hand in the snow, the saddest piece of the play
    But I hide in my heart, these aimless wanderings
    We always tried to reach this point that never been
    It's something before, for someone before

    https://www.youtube.com/watch?v=cyFNcIW9gl0

     

    Après nous avoir donné à lire une fantasque et violente trilogie où l'on pratiquait la crémation rituelle au bord du Rhône, Florian Eglin passe par la récit court, sous l'égide de Stevenson et fortement inspiré d'une certaine littérature américaine, et c'est bien ainsi. S'il trempe sa plume dans le whisky de Bukowski, Florian Eglin retarde l'ivresse en ingurgitant frénétiquement des madeleines (de Proust). Ciao connard est donc un huis clos hybride et bancal ; un récit schizophrène et sombre (mais avec en musique de fond le We have all the time in the world de Louis Armstrong) ; c'est un texte sanglant et brutal - oui, on torture beaucoup -, aussi cynique que sans espoir, avec une syntaxe tordue et des phrases trop longues (mais pas toujours) si ce n'est... restons-en là pour ne pas divulgacher la lecture de ce "conte" noir et radical made in Geneva.

      

    extrait de Ciao connard (un compte qui déconte), de Florian Eglin (publié aux éditions de La Grande Ourse) :

     

    "Peu à peu, je me suis mis à trembler de la tête aux pieds. Sporadiquement. Violemment. Cependant, lui, toujours derrière moi, il continuait son gymkhana invisible, avec ces foutus bruits de métal, qui se répercutaient, en un écho lancinant, aussi sourd que, sordide.
    - Chut, chut, allons, allons, il murmurait de temps en temps avec une drôle de douceur, une douceur un peu sirupeuse avec de la violence dessous posée en strates dures, indigestes lasagnes que voilà.
     Cependant, au ton de sa voix, elle semblait venir de drôlement loin, elle résonnait, comme si cette petite pièce pleine de livres était beaucoup plus grande, plus profonde que je ne le croyais, je sentais bien qu'il ne pensait pas vraiment, voire pas du tout, ce qu'il disait.
     Je sentais bien que son esprit était tout accaparé par des choses pas très joyeuses, des choses pas très joyeuses réalisées à mon endroit, et pas n'importe quel endroit, hélas une question de point de vue, une question de focalisation même, j'ai pensé, espérant que l'emploi d'un lexique choisi m'aiderait peut-être à prendre toute cette histoire avec des pincettes de circonstance, mais que dalle.

     Je sentais bien, pas de doute, qu'il ruminait toute une série de possibilités étranges accomplies, ou plutôt exécutées, à mon corps défendant, enfin, vu que j'étais attaché serré un max avec des nœuds salement techniques, mon corps tant bien que mal défendant.
     Mon corps, pauvre de moi, il allait tomber dessus à bras de plus en plus raccourcis, je pouvais mettre sans autre un billet dessus."

  • La carte postale du jour...

    "Et maintenant, réfléchissez, les miroirs."

    - Jacques Rigaut, Écrits

    mercredi 10 février 2016.jpg

    Je me souviens que l'ami russe qui m'a dégoté ce disque a dû véritablement se démener pour le trouver, parcourant une partie de Moscou - et Moscou c'est grand, très grand... - pour l'acheter chez un privé, et puis le disque a fini dans la valise d'Annick qui l'a transporté jusqu'à Genève et a traduit une partie des textes pour moi - qu'ils en soient tout deux remercié chaleureusement.

    Je me souviens bien que j'ai été amusé de découvrir ces deux groupes d'électro-pop, Прощай, Молодость! (Prochai Molodost) et Биоконструктор (Biokonstruktor), avec une préférence pour les derniers, plus sombres au niveau de la musique, groupe d'ailleurs considéré comme l'équivalent russe des Depeche Mode et célébré "meilleur groupe de l'année" en 1986 par le magazine Moskovskiy Komsomolets.

    Je me souviens aussi d'avoir été scotché par la chanson qui donne son nom au groupe - superbe hymne néoromantique synthétique, que j'ai immédiatement inscrite dans ma liste de titres à passer en soirée...

     

    Он все время что-то читает

    Или по долгу смотрит на солнце.
    Женщины его не привлекают.
    Он чертит на песке бензольные кольца.
    Он хочет научиться решать проблемы,
    Ответить на вопрос: "быть или не быть",
    И, погруженный в расчеты и схемы,
    Он синтезирует способ жить.
    Конструктор, конструктор.... 

    Il passe son temps à lire
    Ou à observer longuement le soleil
    Les femmes ne l'intéressent pas
    Il dessine sur le sable des cercles benzéniques.
    Il veut apprendre à résoudre des problèmes
    À répondre à la question "Être ou ne pas être"
    Et, plongé dans ses calculs et ses schémas,
    Il synthétise une manière de vivre
    Le constructeur, le constructeur

    https://www.youtube.com/watch?v=CLPbMA_HFz4

     

    Matei Vișniec est roumain, écrit surtout du théâtre (plus de vingt pièces) et réside à Paris où il travaille comme journaliste. Auteur d'un premier roman en 2013, il fait paraître ces jours ce second roman, mille-feuille, kaléidoscopique et surréaliste ; il y est question d'une quête, celle de la première phrase, puis de celles des romans de Kafka, Camus, Thomas Mann et beaucoup d'autres encore ; il y est question aussi de souvenirs familiaux, de début d'un roman fantastique, d'une rencontre amoureuse dans une librairie en désordre, d'un logiciel d'écriture de romans et de bien d'autres histoires encore pour avoisiner la douzaine de récits sans rapport les uns avec les autres et qui s'entrechoquent au fil de ce livre qui est en définitive un éloge à la littérature dont le contenu jubilatoire est follement addictif. Bravo aux éditions Jacqueline Chambon de prendre le risque insensé de publier un tel livre - livre qui est comparable dans sa forme (pas forcément dans le fond, bien sûr) à des objets littéraires insolites comme l'ont été, pour ne citer que quelques noms et m'adonner ainsi à la facilité plaisante du "name dropping", Vies et opinions de Tristram Shandy de Laurence Sterne, Pétersbourg de Biély ou encore Ulysse de Joyce. En effet, ce labyrinthe littéraire qu'a fabriqué Matei Vișniec s'adresse aux bibliovores, qui, au contraire des amateurs de fastfood littéraire, aiment relever des défis en forme de courses d'obstacles, avec cette satisfaction stimulante qu'est la certitude que ce livre bien particulier s'inscrira en eux de façon définitive - et un grand bravo à Laure Hinckel pour avoir traduit ce merveilleux Marchand de premières phrases.

     

    Extrait de Le Marchand de premières phrases, de Matei Vișniec, publié aux éditions Jacqueline Chambon (2016) :

    " - Ce qu'est un roman ? Avant tout, c'est une quantité de temps. Quand vous voyez un roman dans une librairie, si vous êtes un peu attentif, vous pouvez évaluer immédiatement la quantité de temps qu'il contient. Et cela dans un double sens : le temps qui a été nécessaire à l'auteur pour l'écrire et le temps qu'il faudra pour le lire.

     Ah, comme elle m'était connue cette voix !

     Mais il y a encore quelque chose, quelque chose que personne ne peut évaluer... C'est combien de temps vous serez marqué par un roman après l'avoir lu. Il y a des romans qui vous accompagnent durant toute une vie, qui restent en vous, qui durent... Voilà pourquoi je dis qu'un bon roman est une victoire sur le temps.

     La voix de M. Courtois semblait collée à mon tympan, j'entendais ses mots sans le voir, mais je n'étais ni intrigué ni irrité, car ces considérations m'intéressaient et ma seule surprise était qu'elles ne sortaient pas de mon propre cerveau.

     - Je vous devais cette phrase, dit encore M. Courtois avant de se jeter sur une nouvelle série de saucisses qui étaient cuites juste comme il le fallait, selon les conseils de Victor.

    Je sentis que dans ma main droite venait de se glisser un billet, un rectangle de papier plus consistant qu'une carte de visite : c'était un morceau de papier plié.

     Seigneur, le moment était-il venu ? Tout mon être fut ravagé par un frisson, un spasme. Tenais-je donc entre mes doigts la phrase miracle qui devait me propulser vers l'immortalité ? Mais pourquoi M. Courtois avait-il décidé de me la remettre d'une façon si peu protocolaire, si peu culturelle ? J'avais attendu pendant des mois et des mois qu'il me convoque dans un lieu chargé de mythologie, dans un de ces cafés parisiens chargés de mémoire culturelle, comme l'étaient La Rotonde ou La Coupole, ou alors Les Deux Magots ou Le Procope... Mais qu'importait la forme, ce qui comptait était qu'enfin l'on m'avait remis la phrase, la source primaire de ce que j'allais devenir, construire, laisser derrière moi après mon passage dans l'univers. En définitive, mon minuscule potager parisien était un espace culturel. Le mot culture, au sens figuré, n'avait-il pas son origine dans le sens premier de "terre cultivée" ?

     La main dans laquelle je tenais le bout de papier glissé par M. Courtois se mit à trembler et à se liquéfier littéralement. Je devais immédiatement lire ce que m'avait écrit M. Courtois, me dis-je, sinon le papier allait s'imbiber et la phrase deviendrait illisible... Je me souvins que M. Courtois écrivait toujours ses lettres au stylo plume, ce qui était évidemment aussi le cas de ma phrase, écrite à l'encre bleue sur un morceau de papier fragile, or il est bien connu que rien ne se dissout, ne se dilate, ne se déforme plus facilement qu'un texte écrit à l'encre sur un bout de papier fragile en contact avec l'humidité et la chaleur.

    Avant de déplier ce billet qui me brûlait les doigts, je jetai un œil alentour, pour m'isoler de tous ces gens rassemblés là non sans une certaine intention... M. Courtois ne m'avait-il pas dit que je devais être le dernier bénéficiaire de l'Agence ? Était-ce lui qui avait choisi ce lieu et ce symbole, mon potager entouré de rosiers, pour en faire le cadre de son geste final?"

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Dans les dessins animés, Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s'habituent à ceux qu'ils reçoivent eux-mêmes. "

    - Theodor W. Adorno, Kulturindustrie

     

    vendredi 5 février 2016.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert La Féline en écoutant un podcast de l'émission (excellente) de Marie Richeux sur France Culture - Les Nouvelles Vagues -, et d'avoir "rembobiné" (vestige linguistique du temps des cassettes) mon iPod pour pouvoir écouter cette chanson encore et encore et encore - ça s'appelle un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens bien de ma joie, il y a deux semaines à peine, lorsque j'apprends qu'Agnès Gayraud - alias La Féline - est agrégée de philosophie et qu'elle a consacré sa thèse à Adorno, qu'en plus de cela elle aime Nick Cave et que sur son disque elle emploie une boîte à rythmes TR 808 (!) - au risque de me répéter, on appelle ça un coup de foudre, je crois.

    Je me souviens aussi que la musique minimale et synthétique de La Féline m'a ramené tout droit à une partie de mon adolescence, vers 1986, lorsque j'avais découvert à la fin d'une cassette que m'avait refilée mon frère le groupe Baroque Bordello, révélation que new wave et textes en français n'étaient pas incompatibles ; un an plus tôt, celle qui allait devenir La Féline était prise en photo par son père, photographie devenue l'objet d'une obsession et d'un fétichisme dont cet album découle et dont la chanson Adieu l'Enfance est la synthèse parfaite.

     

    Cachée dans la forêt
    T'avais six ans je crois
    Debout sur ton rocher
    J'ai de la peine pour toi
    Vas, tu devrais rentrer
    Il commence à faire noir
    La nuit est tombée
    Je te dis au revoir
     
    Maintenant, j'en suis certaine
    Tu ne reviendras
    Pas j'en suis certaine
    Gamine aux abois
    J'ai retrouvé tes carnets
     
    Les cassettes que tu gardais
    Je sais même plus qui t'étais
    Ta couleur préférée
    J'suis perdue dans la forêt
    De tes grandes espérances
    Je te vois t'éloigner
    Adieu l'enfance
    Adieu l'enfance
    Maintenant j'en suis certaine
    Tu ne reviendras pas
    J'en suis certaine
    Gamine aux abois
     
    J'pleurerai pas pour ça
    J'pleurerai pas pour toi

    https://www.youtube.com/watch?v=-oZL_1ly7dA

     

    Dans le dernier roman de Céline Curiol, Les vieux ne pleurent jamais, il est question d'une photo retrouvée lors de la lecture du Voyage au bout de la nuit, trouvaille qui permet de quitter la comédie des mœurs pour une quête d'un passé plus intime, quoiqu'encore obscurci par le présent, surtout quand il s'agit du présent lent, soucieux et fatigué d'une femme âgée. On appréciera la qualité de l'écriture de Céline Curiol, qui observe et décrit le grand âge sans (trop) tomber dans la facilité ou le cliché, même si on sent parfois la quadragénaire qui essaie de décrire toutes les difficultés d'une femme de presque deux fois son âge - il faut bien l'avouer. On appréciera encore lorsque l'auteure glisse des événements d'importance dans le récit, mêlant petite et grande Histoire, comme ce passage sur la grève des imprimés (journaux) dans les Etats-Unis du début des années 60, qui permet l'examen rapide des habitudes masculines. On se laisse volontiers glisser tout au long de ce livre qui, à partir de la moitié, verse vers le roman à intrigue que les amateurs de polars apprécieront certainement (ce qui n'est pas exactement mon cas), permettant ainsi à l'histoire de prendre un nouveau souffle tout en restant centrée sur sa protagoniste : Judith, une femme d'origine française expatriée aux Etats-Unis, endeuillée par la mort encore récente de son mari. On regrettera toutefois que la lecture du Voyage au bout de la nuit ne soit, en définitive, qu'un prétexte. L'histoire arrivée à sa fin, l'énigme levée, l'opacité éclaircie, le champ de tensions disparu, reste la rumeur du monde contemporain dont Barthes disait qu'il est l'inactuel - ce qui permet de penser que ce roman a peut-être quelque chose d'universel et qu'il est donc important de le lire.

    Extrait de Les vieux ne pleurent jamais, de Céline Curiol (publié aux éditions Actes Sud) :

    "Il est des expériences supposées anodines qui, de façon aussi inopinée que définitive, renversent les représentations qui se donnaient pour certaines. La visite à l'usine Ben & Jerry, la soirée qui s'ensuivit, l'intégralité de notre voyage en bande organisée comptèrent pour moi au nombre de celles-ci. Ce fut un séjour sous vide. En l'absence d'improvisation, le monde réel se révélait hors d'atteinte : les organisateurs nous en avaient fermé l'accès en nous gardant sagement à l'intérieur de leur circuit. Sur plusieurs centaines de kilomètres, nous avions été trimbalées. Pourtant, j'avais la sensation, a posteriori, d'avoir regardé une autre accomplir ces déplacements, comme à la télévision. Au moins, Janet et moi en étions revenues plus complices. Cependant, si elle m'avait réjouie la plupart du temps, sa présence n'avait que partiellement estompé mon inconfort pendant ces deux jours. J'étais déçue ; ça avait été un faux voyage, une sortie sous surveillance aux côtés de gens dont la docilité avait fini par m'apparaître comme un outrage à la vieillesse."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
    Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie."

    - Charles Baudelaire, La voix

    dimanche 31 janvier 2016.jpg

     

    Je ne me souviens pas quand j'ai découvert Suicide et pourtant cela aurait dû être un choc et laisser une trace ?!? mais Walter Benjamin disait que le souvenir n'est jamais la bonne clé pour mettre la main sur le passé dans sa version durable et j'en déduis donc que j'ai dû perdre la clé de ce moment-là, du moment Suicide.

    Je me souviens bien des tonnes d'anecdotes entendues sur cet album datant de 1977, de leurs tournées chaotiques et de la violence envers ce groupe qui n'utilisait ni guitares ni batterie, et surtout l'histoire drôle mais effrayante de ce concert à Glasgow, en 1978, où le groupe ouvrant pour The Clash, a vu une hache lancée par quelqu'un dans le public passer à quelques centimètres du visage d'Alan Vega, le chanteur - Suicide était plus punk que les punks, c'est sûr.

    Je me souviens aussi d'un concert du belge Dirk Ivens avec son projet Dive, dans les années 90, reprenant Ghost Rider, et puis je me souviens aussi de Pascal Gravat et son projet Mars, lors d'un concert organisé par Alex et moi-même, en 2010 à l'Usine, reprenant lui aussi Ghost Rider, et de la tension et de l'attention que cela suscite dans le public aujourd'hui encore, même si mes titres favoris de Suicide sont le plus souvent les plus musicaux - comme Dream Baby Dream ou Surrender - bien que le plus fascinant de tous reste à mon avis Frankie Teardropmurder-ballad synthétique de dix minutes avec son fameux cri...

    Frankie Teardrop
    Twenty year old Frankie
    He's married he's got a kid
    And he's working in a factory

    He's working from seven to five
    He's just trying to survive
    Well lets hear it for Frankie
    Frankie Frankie

    Well Frankie can't make it
    'Cause things are just too hard
    Frankie can't make enough money
    Frankie can't buy enough food

    And Frankie's getting evicted
    Oh let's hear it for Frankie
    Oh Frankie Frankie
    Oh Frankie Frankie

    Frankie is so desperate
    He's gonna kill his wife and kids
    Frankie's gonna kill his kid
    Frankie picked up a gun

    Pointed at the six month old in the crib
    Oh Frankie
    Frankie looked at his wife

    Shot her
    "Oh what have I done?"
    Let's hear it for Frankie

    Frankie Teardrop
    Frankie put the gun to his head
    Frankie's dead

    Frankie's lying in hell

    We're all Frankies
    We're all lying in hell

    https://www.youtube.com/watch?v=8_dXp0eF8s0

     

    Nietzsche disait que "la musique a trop longtemps rêvé ; nous voulons devenir des rêveurs éveillés et conscients" et c'est ces mêmes rêveurs éveillés dont parle Théo Lessour (notez bien son nom) dans ce fabuleux essai intitulé Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos. Ce même chaos que Karl Kraus voulait rétablir au début du XXème siècle, alors que Karl Tieg, lui, voulait carrément "liquider l'art". Les avant-gardes vont vomir le chaos, Russolo en tête, pour aboutir à diverses tendances d'appréhender le bruit dans la musique - jusqu'à devenir de l'a-musique. On s'intéressera bien sûr à la révolution rock avec trois grandes dates et trois groupes / artistes majeurs, à savoir Bob Dylan en 1965 qui se met à dos ces fans en électrifiant sa musique, les Beatles en 1966 avec l'excellent album charnière qu'est Revolver, véritable concentré de technologie et d'expérimentation en studio, et, en 1967, Hendrix qui noie l'hymne américain dans un bain électrique. Mais si le rock donne l'illusion de liberté, par son bruit, ses fringues et ses postures sexuelles, il n'est au final qu'un produit d'appel aliénant de l'industrie culturelle à l'image d'un consumérisme effréné, pour reprendre les mots d'Adorno (qui disait à peu près la même chose déjà au sujet du jazz). Heureusement, et c'est là que cela nous intéresse au plus haut point : vient l'album White Light White Heat du Velvet Underground, puis le punk, et, surtout, l'arrivée de groupes plus punks que les punks, comme Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Sonic Youth, les Swans, Suicide, Coil, DAF, etc. On entre en terrain hostile. C'est un art qui dénie la culture, ou du moins, comme l'explique merveilleusement Théo Lessour, la renaturalise pour permettre à l'hybridation des genres de ne pas devenir asséchante. Mais c'est un art aujourd'hui qui tombe dans cette rétromania dont Simon Reynolds démontre les limites dans son excellent essai du même nom ; mais pour revenir à l'essai de Théo Lessour, disons simplement qu'il est original, drôle, intelligent, savant et restera - c'est tout le mal qu'on lui souhaite - une référence du genre tant il me paraît exceptionnel. C'est dit.

    Extrait de Chaos-phonies - Du jazz à la noise, le sacre du chaos, de Théo Lessour (publié par les éditions Ollendorf & Desseins) :

    "En 1978, sur le fameux Frankie Teardrop (l'histoire d'un ouvrier à la chaîne qui ne peut pas joindre les deux bouts et assassine sa famille avant de se suicider), les new-yorkais de Suicide ajoutent à l'arsenal maintenant banal du mal canto (ici particulièrement agité, proche d'un parler-crier) le hurlement le plus flippant jamais enregistré de mémoire d'homme, répété ad nauseam pendant les 5 dernières minutes d'un morceau statique aux limites du supportable (il en dure dix). A-musique par excellence : l'inarticulé total du hurlement sur la musique la moins modulée imaginable, la réduction au néant de la modulation. C'est une chanson sans notes. Sans instruments : un rythme "cardiaque", le timbre du synthé réduit à une sorte d'absence, un bourdonnement comme un frigo. Et puis c'est tout, quelques effets d'échos et de réverbération, d'ailleurs très prenants, et on est rendus. Monotonie jusqu'à l'absurde. Ce que le théoricien de la noise Paul Hegarthy pourrait appeler une "négativité non résolue". Ça n'est même pas l'ennui du travail à la chaîne qui est évoqué par cette linéarité plate, mais quelque chose de bien plus inexorable : l'horreur d'être en vie. Le hurlement de Frankie ne recèle pas la moindre parcelle d'espoir. Le cri est moins un appel à l'aide que l'ultime peur abjecte de celui qui va bientôt se faire dévorer. Mais on en jouit. En hurlant ainsi Alan Vega fait de cette fatalité de l'enfer une musique. Pornographie de l'horreur, Frankie Teardrop est peut-être un récit digne de Zola, mais ce n'est pas non plus une chanson folk sur les misères du prolétariat. Ça n'est pas le message politique qui intéresse Suicide mais la douleur elle-même. Frankie Teardrop permet de jouir de l'horreur sociale plutôt qu'elle ne la dénonce (elle ne la dénonce qu'accessoirement). Les Suicide sont des bluesmen que le malheur rend heureux, ou plus exactement qui lui trouve une vraie plastique."