Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Musique - Page 14

  • La carte postale du jour...

    "La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi."

    - René Crevel, Les pieds dans le plat

    dimanche 8 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert Teho Teardo par sa collaboration avec Blixa Bargeld (du groupe allemand Einstürzende Neubauten) il y a de cela quelques années à peine, et j'avais trouvé que ses compositions, oscillant entre post-rock mélancolique et musique contemporaine classique - qui me rappelaient d'ailleurs furieusement le morceau The Garden des Neubauten avec sa mélodie lancinante au violon, s'animant en crescendo et se démultipliant dans des éclats sonores hypnotiques -, collaient parfaitement aux textes néo-dadaïstes de Blixa.

    Je me souviens bien d'avoir littéralement sauté sur ce vinyle lorsque j'appris sa parution - une merveille.

    Je me souviens aussi d'avoir vite remarqué que l'un des titres de cette vrai fausse musique pour films s'intitule Hôtel Istria, celui-là même où logèrent Man Ray, Duchamp, Picabia ou encore Aragon, et de m'être dit qu'à mon prochain passage à Paris (dans une semaine) j'irais sans doute y faire un tour...

     

    https://www.youtube.com/watch?v=X-c_CIHxcDQ

     

    Voilà un bel essai sur les esthètes guerriers : ces poètes engagés, alors en rupture avec le désordre établi suite à la première guerre mondiale ; enfants de D'Annunzio, Jünger et T.E. Lawrence, ils se nommaient René Crevel, Auden, Klaus Mann, et s'opposaient, comme le disait J. de Fabrègues dans un numéro de la Revue du Siècle datant de 1934 "contre l'égoïsme obtus du monde bourgeois-libéral, contre le matérialisme économique et spirituel, contre l'impuissance d'une politique sans esprit et sans âme, (...)" Ils périront les armes à la main, aux commandes d'un avion ou d'une balle dans la tempe, habités par un désespoir aussi grand que leurs idéaux d'un nouvel ordre lyrique, d'une révolte décadente contre la décadence, de la tentation de l'absolue liberté, de l'avènement d'un nouvel homme et d'un âge d'or non pas passé, mais futur, voir - encore mieux - : présent. Des idéaux destinés à être broyés par la machine guerre qui se remet en route, d'abord en Espagne, puis dans toute l'Europe dès 1939. Des idéaux que l'on retrouve dans les années soixante, comme le note Hakim Bay dans son essai T.A.Z., qui lie la pensée subversive, déjà élaborée à Fiume en 1919 par D'Annunzio et ses adeptes, aux mouvements de jeunesse, la "contre-culture" (même si celle-ci est depuis longtemps devenue, malheureusement, uns niche du capitalisme ultra-libéral), celles des hippies aux anarchistes nihilistes, des punks, du squat en passant par les rave-party - tous donnent bien souvent la priorité à la vie en groupe, le refus de l'aliénation urbaine, la tentative de créer des économies alternatives, la circulation des drogues, la liberté sexuelle, etc. Maurizio Serra permet, grâce à son travail précis et soigné, de redécouvrir l'esprit de cette jeunesse des années 30, riche de ses paradoxes, esprit qui survit encore de-ci delà, en Europe et ailleurs.

     

    Extrait de Une génération perdue - Les poètes guerriers dans l'Europe des années 1930, de Maurizio Serra (paru aux éditions du Seuil 2015) :

     

    "Dans une autre vie, une autre œuvre, interrompue au seuil de la maturité des temps gris de l'immédiat après-guerre, quand l'intellectuel croit combler, par l'engagement, l'angoisse d'être relégué : "Certaines cultures végètent à un degré inférieur de l'histoire, confie Cesare Pavese peu avant son suicide ; pour elles le problème de mûrir, d'atteindre à ce viril instant tragique qu'est l'équilibre entre l'individu et le collectif, correspond à celui qui se pose pour l'anarchiste rebelle en culottes courtes : grandir en héros tragique, conscient de l'histoire."

     Ce jugement traduit le climat d'un époque où la culture suscitait des passions qui étaient, en retour, le reflet de son pouvoir d'effraction. Si elle ne conciliait, ou ne réconciliait pas, elle pouvait au moins provoquer les réflexions des uns et les contre-réflexes des autres - jusqu'à l'excès.

     Alors les esthètes armés sont partis, coupables d'avoir deviné que l'Europe s'apprêtait à hypothéquer sa propre histoire pendant des générations. Oui, Cantimori avait vu juste. Que nous ont-ils donc légué, par delà le long purgatoire auquel les a condamnés l'après-guerre ? Qu'est-ce qui nous autorise à les lire ou les relire aujourd'hui, à retracer leur parcours, à les considérer à nouveau comme actuels, malgré ce qui sépare le monde des années 30 du nôtre ? C'est que, même là où il s'exprima dans le désordre et l'incohérence, et culmina dans les luttes fratricides, le témoignage de cette génération perdue, la dernière peut-être qui puisse se définir comme réellement et idéalement "européenne", demeure authentique et profondément humain."  

  • La carte postale du jour...

    "Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapienta : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible."

    - Roland Barthes, Leçon

    dimanche 1 novembre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir d'abord possédé cet album en format cassette, qu'il fallait sans cesse tourner dans l'autoradio de ma mère, et d'avoir rapidement discerner ce son de basse que je retrouvais aussi chez les Cure et qui avait sur moi un effet presque hypnotisant.

    Je me souviens bien que la pochette de cet album de New Order est emblématique parce Peter Saville, leur designer attitré, avait utilisé une reproduction du tableau Une corbeille de roses de Fantin-Latour à laquelle des carrés de couleur sont ajoutés (sur le verso, par exemple, on peut ainsi lire le numéro de catalogue du disque : FAC75), et qu'aucune information au sujet du titre de l'album - Power, corruption & lies - ou du groupe n'apparaissait autrement que sous ce code couleur, ce qui rend cette pochette de disque mythique, à tel point qu'elle se retrouva sous forme de timbre édité par la poste britannique, en 2010 (même si finalement, en terme de code couleur, Peter Saville a presque fait plus fort sur l'album From the hip de Section 25, en 1984).

    Je me souviens aussi que cet album, charnière dans la carrière du groupe de Manchester, est celui de l'émancipation, de la recherche d'une pop moderne et du passage à la lumière après être resté dans l'ombre suite au décès tragique de Ian Curtis, un disque où les musiciens sortent du frigo dans lequel le producteur Martin Hannett les avait confiné (Movement), produisant eux-mêmes un album très inégal, certes, mais so 80s et qui contient par ailleurs mes trois titres préférés de New Order, à savoir la chanson d'ouverture, Age of consent, le très kraftwerkien Your silent face - placé au centre l'album tel un pilier -, et dernier titre de l'album qui le clôt ainsi en beauté en revenant à un son plus Joy Divisionesque sans tomber dans la caricature - bien au contre -, le très mélancolique et entêtant Leave me alone :

     

     

    "On a thousand islands in the sea
    I see a thousand people just like me
    A hundred unions in the snow
    I watch them walking, falling in a row
    We live always underground
    It's going to be so quiet in here tonight
    A thousand islands in the sea
    It's a shame."

    https://www.youtube.com/watch?v=JEJpmDUMKco

     

    Depuis presque vingt ans, les éditions du Mot et le Reste publient, principalement, des ouvrage dédié à la musique. On leur doit plein d'excellent titres comme Back in the USSR qui donnait à lire et à entendre un bref panorama du rock et de la contre-culture dans la Russie soviétique ou bien le fameux Covers, qui se penche sur l'art de la reprise dans le milieu pop/rock. L'éditeur propose aussi des manuels, ou plutôt des guides, pour faire le tour d'un genre, d'un style, d'une époque, d'une tendance musicale, à travers un nombre de disques dont les chroniques sont autant de clés de compréhension et d'invitation à la (re)découverte ; et voici enfin le tour de l'indie-pop avec des dates biens choisies puisqu'il s'ouvre en 1979 sur Unknown Pleasures (Joy Division) et se ferme avec Ok Computer (Radiohead) en 1997. Jean-Marie Pottier connaît très bien son sujet (voir la riche bibliographie utilisée en fin d'ouvrage), et il apporte une touche très particulière à son ouvrage en incorporant à ses savantes chroniques des anecdotes concernant les groupes ou leurs disques, des citations, parfois assez drôles et souvent très éclairantes. Il met en lumière le travail d'agitateurs irresponsables que sont les directeurs de labels indépendants. Grâce à cette sélection de 100 albums chroniqués dans l'ordre chronologique, ce livre est un voyage dans le son et l'histoire de la musique pop indé', un cheminement qui n'est pas rectiligne mais passe bien sûr par les chemin de traverses où l'on croise le post-punk-funk hybride d'A Certain Ratio en 1980 puis les envolées gothiques des Cocteau Twins en 1984 pour, vers la fin, bifurquer sur la pop baroque et littéraire de Divine Comedy et son album de 1993 : Liberation. Certains choix sont discutables, évidement - moi j'aurais plutôt mis LC de Durruti Column, leur deuxième album plutôt que le premier, et je m'étonne de trouver dans ce livre des groupes qui me semblaient de moindre importance comme Stockholm Monsters ou The Wake ? mais, au final, ça permet de suivre, de comprendre l'évolution d'un label indépendant, ses errances et recherches musicales, ses prises de risques aussi, et, dans le cas, de ces deux groupes, de mieux situer ce qui amène le label de Joy Division, Factory, et son mythique directeur, Tony Wilson, a sortir le dansant 24 hours party people (FAC192) des Happy Mondays quelques huit ans après le cryptique All night party d'A Certain Ratio (FAC5). Et puis - joie - Jean-Marie Pottier a choisi Strangeways, here we come des Smiths, qui, pour moi, est le meilleur album du groupe de Manchester, et peut-être le meilleur disque des 80s... Bon livre. 

     

     

    Extrait de Indie Pop 1979 - 1997, de Jean-Marie Pottier (aux éditions Le Mot et le Reste 2015) :

     

     

    "Les labels indépendants sont là pour chercher, ce sont "des gens qui font passer la musique d'abord", comme l'a chanté Stiff Little Fingers sur "Rough Trade", morceau en hommage à leur label. Évoquant la différence entre les majors et les indépendants, Tony Wilson a un jour expliqué que "les uns sont guidés par la pratique consistant à signer un groupe pour avoir un tube ; les autres par le fait de dire "ça a l'air intéressant, enregistrons un disques"." Une recherche qui passe par un refus des clichés du rock devenu empâté, toutinier, au point que même le mot rock'n'roll fait figure de repoussoir. "Different story", la face B d'un des premiers singles publiés par Rough Trade, "Ambition" de Subway Sect, clame ainsi "We oppose all rock'n'roll" ("Nous nous opposons à tout le rock'n'roll"), tandis que Pete Wylie de Wah! Heat, un des têtes d'affiches de Zoo, forge en 1981 le néologisme "rockism" pour désigner tous les clichés qui ont épuisés le genre, du rappel obligatoire lors des concerts à l'album lui-même.

    Il existe un intellectualisme très présent dans cette scène, qui se nourrit de livres autant que de disques. Chez Fast, Bob Last cite volontiers le processus de distanciation cher au dramaturge allemand Bertold Brecht ou les théories sur la reproductivité de l'œuvre d'art du philosophe Walter Benjamin. Chez Factory, Tony Wilson puise dans le situationnisme une inspiration pour titrer un album ou imaginer un epochette, et en tire même le nom du club qu'il crée en 1982, l'Haçienda, emprunté au Formulaire pour un urbanisme nouveau du lettriste Ivan Chtcheglov ("il faut construire l'Haçienda"). Leurs soutiens ne sont pas en reste, parsemant à la même époque les colonnes du NME de noms de philosophes français, de Jacques Derrida à Michel Foucault en passant par Roland Barthes."

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Ne m'attendez pas ce soir, car la nuit sera blanche et noire"

    - Nerval

    dimanche 25 octobre 2015.jpg

    Je me souviens que The Sound partagèrent l'affiche du festival Hot Point de Lausanne en 1987 avec And Also The Trees, The Woodentops (très à la mode alors), Public Image Ltd, Jad Wio et I Scream, et que c'est à cette période que j'ai du découvrir ce groupe dont le chanteur Adrian Borland me sembla, quelques années plus tard, très lié à Genève où j'ai le (mauvais?) souvenir qu'il a joué de nombreuses fois, en solo, de manière acoustique durant la première moitié des années 90.

    Je me souviens bien que, pour moi (et moi seul évidement) The Sound, et particulièrement cet album qui date de 1981, est, idéalement, la rencontre de Wire et Joy Division, mais qu'en réalité ce groupe n'a jamais passé le cap des "second couteaux" du post-punk, un peu comme les Comsat Angels ou Modern Eon, à cause peut-être de compositions pas assez travaillées, encore trop naïves, juvéniles, et d'une production qui manque d'épaisseur, ainsi que cette façon de chanter à la U2 dès débuts qui semble aujourd'hui dépassée, mais - parce qu'il y a toujours un mais - cet album avait quand même attrapé mon regard et gagné mon estime par sa pochette que je trouve aujourd'hui encore très belle et qui reprend le Daniel dans la tanière des lions, du britannique Briton Rivière (vers 1883).

    Je me souviens aussi que deux titres sortaient quand même du lot dans ce From the lion's mouth, l'un étant Winning, hymne new-wave avec sa mélodie de synthé jouée à deux doigts et un texte über-positif que le chanteur contredira tristement en se jetant sous un train 18 ans plus tard, miné par une dépression qui le poursuivait déjà depuis plus de dix ans, et l'autre titre, Silent air, dont il me faudra attendre pas mal d'années pour comprendre qu'il s'agit là d'un hommage à Ian Curtis et la chanson de Joy Dvision, Atmosphere, tant par son ambiance générale que par son texte :

     

    You showed me that silence,
    That haunts this troubled world,
    You showed me that silence
    Can speak louder than words 

    https://www.youtube.com/watch?v=U4gggZTAdSE

     

    Stanislas Rodanski fut une comète brillante que peu osèrent regarder sans couvrir leurs yeux d'une main tremblante ; je suppose que son incandescence le rendait probablement difficile à vivre pour ses contemporains d'ailleurs. Si Alfred Jarry fut, selon ses propres mots, "l'anarchiste parfait", Rodanski fut peut-être le surréaliste parfait ; dandy qui s'accommodait de la compagnie des voyous, habité par ses lectures, hanté par Jacques Vaché et Antonin Artaud, il fut une comète dont la traine regorgeait de surprises littéraires, comme la superbe Lettre au Soleil Noir, par exemple. Mais tout ça, aveugle que je suis, je ne l'aurais pas découvert sans ce livre fantastique de Bertrand Lacarelle, déjà auteur de deux essais qui sont de magnifiques hommages, l'un à Jacques Vaché, l'autre à Arthur Cravan. Ainsi, pour ce troisième ouvrage, La Taverne des ratés de l'aventure, Lacarelle se lance dans une enquête littéraire sur les traces de Rodanski, poète né en 1927 et qui écrira à André Breton : "il y a un monde et une vie à faire, car j'ai dix-neuf ans, je refuse ma solitude morale et je refuse aussi l'amitié des imbéciles... Je ne suis pas encore fou" ; pourtant, ce Desdichado, ce malchanceux, pour reprendre les mots de Nerval, fait naître en lui une "folie volontaire", jusqu'à son internement dans un hôpital de Lyon, à 27 ans, où il mourra (volontairement?) parmi les délaissés et les clochards quelques 27 ans plus tard, en 1981. Tout cela est relaté dans une langue de feu qu'on imagine comme une suite à la lecture des Chants de Maldoror ; en effet Bertrand Lacarelle s'enferme 27 jours dans cette Taverne des ratés de l'aventure pour tout savoir, comprendre, sur et autour de Stanislas Rodanski, sur la littérature comme dernière aventure et ses ratés, évidemment. C'est un livre qui fait des sauts entre l'époque de Rodanski et la nôtre. C'est aussi une galerie d'œuvres culturelles puisqu'on y parle des films de zombies de Romero, de Kerouac, d'Arthur Cravan (évidemment), de John Kennedy Toole et sa Conjuration des imbéciles, de William Burroughs, d'Alain Jouffroy, grand ami de Rodanski, etc. Tous ces allers retours, ses connections, ces correspondances entre de multiples références dans des temporalités très différentes, donnent un beau portrait de ce Soleil Noir du Surréalisme qui se décrivait avec un certain humour noir en ces mots : "Je suis à pétrir avec les débris de mon ombre un substance poétique qui ne lèvera qu'après ma mort, me laissant dans le pétrin qui est le cercueil."

    La taverne des ratés de l'aventure est une comète dans la littérature actuelle - levez-vite vos yeux au ciel, la nuit n'est pas si blanche et noire, il y brille un beau Soleil Noir!

    Extrait de La taverne des ratés de l'aventure, de Bertrand Lacarelle (éditions Pierre-Guillaume de Roux) :

    "La présence des livres se fait d'avantage sentir la nuit, comme s'ils sortaient des murs, du plafond, du sol, pour respirer, bruire et s'étirer. Ils prennent possession des lieux ; la Taverne n'est plus un bistrot mais une bibliothèque ou une librairie clandestine, et le silence s'impose naturellement, l'œil à l'écoute. La Taverne ressemble alors à une annexe de la librairie voisine, Un Regard Moderne, tenue depuis les années soixante par Jacques Noël. Entre ses murs de livres, ses empilements savants à l'équilibre précaire, Noël à reçu la visite de Burroughs ou des membres de Sonic Youth. On peut y trouver des illustrés de Bazooka, des pulp fictions aussi bien que Ulysse de James Joyce. Je n'ai pas encore vu à la Taverne le discret libraire, toujours de noir vêtu, mais il est probable que Bernard Schwartz, lors de ses apparitions, aille s'entretenir avec lui de Rodanski ou des Throbbing Gristle."

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Evoquons une situation on ne peut plus banale : un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. A ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.
    Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli."

    - Milan Kundera, La lenteur

    mercredi 21 octobre 2015.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert The Wedding Present sur la compilation Indie Top 20, en 1989, aux côtés de groupes que j'adulais alors comme Front 242 ou The Young Gods, et, à défaut de partager le même style musical que ces derniers, d'avoir particulièrement flashé sur leur version française de Why are you being so reasonnable now?- traduit très justement Pourquoi es tu devenue si raisonnable? -, avec cet accent anglais si charming, mais d'avoir par la suite été quelque peu rebuté par la pochette de l'album (argh, un footballeur dessus!).

    Je me souviens bien que The Wedding Present - croisement de The Fall et The Smiths sous amphétamines - fait partie de ces groupes dont les disques, achetés de manière impulsive, sont aller rejoindre les centaines d'autres peu, voir pas écoutés du tout, mais que j'ai finalement redécouvert le groupe au mitan des années 2000 avec le très bon album Take Fountain, plus serein et bien plus mature évidement, comme bonifié par le temps passé, leur pop tumultueuse perdant en vitesse pour gagner en subtilité.

    Je me souviens aussi d'avoir récemment craqué quand j'ai vu cette version du George Best en coffret contenant quatre vinyle 10pouces (mon format favori!) et que le dernier titre de la liste était...

    Tu ne m'avais jamais dit ca
    Toujours le dernier a savoir
    Je dois deviner chaque jour comment tu te sens

    Tu n'as jamais rien a me dire
    T'aurais du parler
    Je ne comprends pas
    Pourquoi tu n'as rien dit

    Tu sais que je hais ce que je te fais
    Je ne veux pas te blesser mais tu te voiles la face
    Je refuse de jouer le dernier acte
    Mais pourquoi es tu devenue si raisonnable?
     

    https://www.youtube.com/watch?v=A-dBBfi0wc4

     

    Grace aux éditions de Minuit j'aurais fait l'acquisition d'un livre nommé Berceau (signé Éric Laurrent - magnifique) et maintenant Football, de Jean-Philippe Toussaint. Pour faire pire il faudrait au moins que j'achète une biographie de Phil Collins ou un livre de Jean D'Ormesson (je plaisante, j'aime trop la vie). Football alors... Toussaint nous prévient : "Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s'intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel. Mais il me fallait l'écrire, je ne voulais pas rompre le fil ténu qui me relie encore au monde." Heureusement, l'auteur se trompe - volontairement peut-être... ce livre s'adresse aux uns comme aux autres (la preuve par moi : je déteste le football, où plutôt ce qui enrobe ce sport, le déforme, le rend hideux). Car oui, cet essai qui n'en ait pas vraiment un s'adresse aux bons lecteurs comme aux footballeurs (et il doit y avoir pas mal de personnes qui rentrent dans ces deux catégories à la fois), qui apprécieront dans ce texte la qualité d'écriture de l'expérience vécue, du souvenir, le fait de lier le football à l'enfance, à la liesse, à l'espoir et, évidement, aux voyages ; après tout, Toussaint est allé suivre des coupes du monde au Japon et en Allemagne et ses récits prennent alors une tournure presque ethnologique (surtout au Japon). Et puis, comme il le dit lui-même, "Je fais mine d'écrire sur le football, mais j'écris, comme toujours, sur le temps qui passe." Le football est lié aux saisons comme aux émotions et à la mélancolie qui les accompagnent. Ainsi ce qui débute comme une tentative d'épuisement d'un sport populaire teinté d'un humour sensible, se mue très lentement en récit personnel qui passe par la lecture du magnifique Survivance des lucioles de Didi-Huberman et par l'évocation de la mort du père de l'auteur, deux "actions" remettant en question son devenir en tant qu'écrivain, affirmant aussi, comme un couperet, son possible désamour (ou plutôt désaffection?) du Football.

    Magnifique, de bout en bout.

     

    Extrait de Football, de Jean-Philippe Toussaint (éditions de Minuit) :

    "À quelques secondes du coup d'envoi, dans l'ambiance électrique des tribunes du stade de Saitama, tandis que les joueurs étaient déjà en place et que la rencontre allait commencer, le stade fut soudain survolé à basse altitude par quatre avions de chasse sidérants qui frôlèrent les toits et disparurent dans un vacarme tonitruant en laissant dans leur sillage d'inquiétants lambeaux de fumée et de sinistres réminiscences de guerre, de violence et d'attentats. Mais, à part ces enfantillages militaristes, la soirée fut des plus douces. Le coup d'envoi du match fut donné, et lorsque, telle une délivrance inattendue, la Belgique ouvrit le score sur un spectaculaire retourné acrobatique de Wilmots, je bondis de mon siège, les bras au ciel, tournant sur moi-même et sautillant dans les gradins, ne sachant où aller, avec qui fêter l'événement, avant d'apercevoir un autre Belge tout aussi isolé que moi dans les tribunes. Nous nous précipitâmes gauchement l'un vers l'autre, ignorant comment concélébrer notre but, nous contentant de nous frapper violemment les paumes l'une contre l'autre, é la manière de deux basketteurs américains qui viennent de réussir quelque exploit. Rien de plus, nous n'échangeâmes pas un mot, je ne sais même pas si ce type parlait français (c'est une des relations les plus étranges que j'aie entretenue dans ma vie), le retrouvant un quart d'heure plus tard au même endroit pour répéter le même geste à l'occasion du deuxième but de la Belgique. J'aurais pu me contenter de fêter les buts belges, mais je dois confesser que, presque sans me l'avouer, j'ai éprouvé à chaque fois une satisfaction secrète de voir ce stade exploser et trembler sur ses bases à chacun des buts des Japonais. Finalement, ce match nul me convenait à merveille, c'était même exactement le score que j'appelais de mes vœux. Je me souviens que, début décembre, quand fut connu le tirage au sort des rencontres, j'avais envoyé un courriel à Kan Nozaki, mon traducteur japonais, pour lui dire que j'espérais que nous ferions assaut de civilités lors de ce Japon-Belgique, et que, connaissant de réputations les excellentes manière des gens de son pays, j'espérais que les Japonais auraient l'exquise politesse de ne pas nous battre et que nous aurions l'élégance de ne pas en profiter pour gagner."

     

  • La carte postale du jour...

     

    "J’aime le mot « croire ». En général, quand on dit « je sais », on ne sait pas, on croit. Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu. Par elle seule il peut dépasser le stade animal parce que l’art est un débouché sur des régions où ne dominent ni le temps, ni l’espace. Vivre, c’est croire ; c’est du moins ce que je crois."

    - Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Écrits

    lundi 19 octobre 2015.jpg

    Je me souviens qu'au début du film Youth, de Paolo Sorrentino, lorsqu'apparaît Mark Kozelek et sa guitare, oui, je me souviens clairement de ce sentiment de joie qui s'est emparé de moi à l'idée que Mark soit là, qu'il gagne des sous et touche peut-être un plus large public, après toutes ces années, ses probables errances et doutes et ses dizaines de disques, parus sous son nom ou Red House Painters et Sun Kill Moon... (à la fin du film ne restait plus que Mark Kozelek pour sauver un tant soit peu ce naufrage sur-esthétisé... quel dommage...)

    Je me souviens bien d'avoir été étonné par cet album où l'habituelle guitare laisse la place à l'électronique subtile et minimale de Jimmy Lavalle (The Album Leaf), compositions synthétiques d'une grande homogénéité et qui servent parfaitement les longs textes très intimes de Mark Kozelek, donnant au final un disque pour fin de soirée d'automne, un album dont la fausse simplicité est, au fond, un véritable et salutaire raffinement.

    Je me souviens aussi de cette sensation d'écouter de la littérature, comme si Perils from the sea était une autre manière de combler l'absence par les sons, mais aussi par le texte, comme si Kozelek plongeait un regard sentimental dans un rétroviseur nostalgique pour nous donner sa version de la Recherche du temps perdu, sans garantir pour autant que ce temps est réellement existé...

    (...)

    My girlfriend asked had I heard from that guy from Mexico?
    I said you mean Gustavo?
    And I just laughed and I said no
    Not since he called from the Tijuana pay phone
    Really I don’t give much thought to Gustavo
    I love to go out to the mountains, though
    And in the fall, feel the breeze blow
    And in the winter, watch the falling snow
    And in the spring, love the rainbows
    And in the summer smell the roses
    White and red and yellow

    https://www.youtube.com/watch?v=3nSuTSyymvU

     

    Ce dernier livre d'Enrique Vila-Matas s'inscrit dans la veine du précédent, le très intéressant Impressions de Kassel, réalisé à la suite de son (non)séjour durant la Documenta de Kassel - un livre où l'auteur barcelonais nous entretenait de l'art contemporain, "un art qui se confond avec la vie, et qui passe comme la vie". Il en va presque de même avec ce petit - mais essentiel - Marienbad électrique, ouvrage qui tient du journal intime, de l'essai, comme de la correspondance, de l'échange, avec l'artiste Dominique Gonzales-Foerster, qui se définit elle-même comme une "prisonnière littéraire dans un triangle formé par Enrique Vila-Matas, Roberto Bolano et W.G. Sebald". Bien sûr, la conversation de ces deux artistes tourne autour du livre, de la littérature, de l'art contemporain et de ses grandes questions, mais il parle aussi d'image et de cinéma, le titre fait d'ailleurs référence au film L'année dernière à Marienbad, dont l'étrange scénario fut écrit par Alain Robbe-Grillet ; on est alors tenté d'avoir des réserves devant l'accumulation constante de références, ce "name-dropping" trop à la mode aujourd'hui (quand on a rien à dire), mais comme souvent avec Vila-Matas, les références n'étouffent pas le lecteur, au contraire, elles le transportent. 

    Pour ceux qui connaissent l'œuvre de Vila-Matas, ce nouveau livre ira prendre place près des merveilleux Journal volubile et Voyageur le plus lent, pour les autres il est une excellente introduction à son travail littéraire. Pour moi, Marienbad électrique aura été une façon de rencontrer l'œuvre de DGF, sa scénographie, son génial "tapis de lecture", et quelle rencontre magnifique.

    Extrait de Marienbad électrique, de Enrique Vila-Matas (édité chez Bourgois) :

     

    "Ce n'est pas pour me justifier mais cette attirance envers ce type de chambre unique, d'espace fermé, est logique. C'est la sorte de pièce qui attire é cause de ce qu'elle représente fondamentalement, car elle est le lieu mythique où se déroule toujours le grand drame humain, non exempt à l'occasion de lumière. Tout compte fait, une chambre est l'espace central de toute tragédie - l lieu où Hölderlin sombra dans la folie, où Juan Carlos Onetti médita sur le monde et décida qu'il valait mieux ne plus sortir du lit, où Emily Dickinson s'enferma avec ses mille sept cents poèmes -, mais aussi l'endroit ou Vermeer connut l'expérience de la plénitude et de l'indépendance du moment présent.

    Une chambre fermée est probablement, comme dit un ami, le prix à payer pour parvenir à voir la luminosité. Elle était mon lieu préféré pour trouver ma vie à l'intérieur des textes que je lisais. Il y a ainsi, par exemple, une scène de Tolstoï que j'ai intériorisée et dans laquelle je me vois moi-même en train de lire : celle où un personnage est dans un train, un livre dans les mains, tandis que dans le compartiment, une lumière éclaire sa lecture. Pour moi, c'est une image du bonheur que seule la littérature peut probablement donner. Car il faut savoir que la littérature permet de penser ce qui existe, mais aussi ce qui s'annonce et qui n'est pas encore advenu. Penser aussi, par exemple, que le monde est un texte, une grande fiction que DGF lit passionnément tous les jours.

     Le monde est un passage, celui-ci est notre vie et il est dans les livres. Nous ne vivons vraiment qu'au fur et à mesure que nous lisons notre histoire en la transcendant. Parce que seule la littérature est vraiment transcendante, elle nous fait découvrir les autres et nous demander comment il se peut que les signes sur une tablette d'argile, les signes tracés par une plume ou un crayon soient capables de créer une personne (un don Quichotte, un Gregor Samsa, une Béatrice, un Jakob von Gunten, un Falstaff, une Anne Karénine), dont la substance excède dans leur réalité, leur longévité personnifié, la vie elle-même.

     Il n'est pas d'énigme plus grande que celle de la pièce unique. Dans ce cabinet, aussi paradoxal que cela puis paraître, nous finissons tous pas ressemblér à Robinson Crusoé. Les vagues alentour, l'eau infinie comme l'air, la chaleur de la jungle derrière : "je suis retranché du nombre des hommes ; je suis un solitaire, un banni de la société humaine." "