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Musique - Page 17

  • La carte postale du jour...

    "J'avais tenté par le choix de ce titre de suggérer une ligne brisée par la réfraction, une distorsion dans le miroir de l'être, un mauvais détour emprunté par la vie, un monde à « senestre » - sinistre."

    - Vladimir Nabokov à propos du titre de son roman Brisure à senestre (en anglais : Bend sinister)

    vendredi 31 août 2015.jpg

    Je me souviens que c'était comme ça : on lisait un article élogieux dans la presse et on fonçait à Sounds pour essayer d'acheter le disque en question pour le découvrir ensuite d'une oreille curieuse et attentive, et c'est ainsi que j'avais acheté cet album de The Fall dont j'adorais le titre - Bend Sinister -, sa pochette sombre, les illustrations intérieures ainsi que la photo de la guitariste - Brix Smith - qui m'avait immédiatement fasciné, mais j'ignorais que le groupe était contemporain de Joy Division et des Smiths parce qu'originaire de la même ville, Manchester, que son nom de groupe faisait référence à La Chute de Camus, ni même que le titre de ce disque était celui d'un roman de Nabokov - tout ça, je l'ai su bien des années après et cela a entouré ce groupe, et cet album en particulier, d'une aura presque magique.

    Je me souviens bien d'avoir été amusé de voir Mark E. Smith, le leader de The Fall, jouer son propre rôle le temps d'une poignée de secondes dans le film 24 hours party people.

    Je me souviens aussi d'avoir redécouvert Bend Sinister bêtement parce qu'un "ami" sur Facebook avait posté le titre Riddler!, morceau qui, au milieu de ce magma abrasif de garage rock tirant vers le noir corbeau, est de loin mon titre préféré, parce qu'inquiétant, voir oppressant, sordide, noir...

     

    Monday night at operation control
    I sat facing rows of monitor mountains
    Mind control
    Life control
    Operation mind control

    https://www.youtube.com/watch?v=8quorBZdfhU

    Yves Ravey ne change pas de répertoire. C'est tant mieux, car comme on le dit en Suisse : on est déçu en bien. En effet, avec ce nouveau roman, Sans état d'âme, Yves Ravey continue de travestir la littérature pure en roman noir, ou le contraire. Dans un décor de province - une province pluvieuse, grise, où règne une forme de solitude qui, en désespoir de cause, pousse aux espoirs les plus fous - ses histoires se développent au fil des pages et des détails qui sont autant d'indices pour bien cerner les personnages, même si on ne tombe jamais dans le roman psychologique, heureusement. Les protagonistes sont en quelque sorte des loosers, ils ont raté le train et sont restés à quai se demandant par quel stratagème, quelle tricherie, ils pourraient faire stopper la locomotive pour non pas simplement grimper dans n'importe quel wagon, mais carrément prendre un compartiment dans les premières classes, tant qu'à faire - sans état d'âme, ils jouent leur va-tout.

    Comme les précédents - La fille de mon meilleur ami, Un notaire peu ordinaire, etc. - ce nouveau roman est une réussite. C'est un peu Simenon qui croise Jean Echenoz. C'est Génial.

     

    Extrait de Sans état d'âme, d'Yves Ravey (parution fin août) :

     

    "Dans la maison, j'occupais le rez-de-chaussée et une pièce à l'étage. La chambre de mon père était restée en l'état depuis sa mort. De la fenêtre, on apercevait le champ de maïs qui s'étendait jusqu'aux peupliers, là où la rivière faisait un coude. Je conservais encore, dans l'armoire, quelques-uns de ses vêtements, dont son costume bleu pétrole, côté droit de la penderie. L'autre partie était occupée par ceux de ma mère, qu'elle ne portait plus, mais que je protégeais en renouvelant tous les deux mois les doses d'antimites.

     À côté de l'armoire, sur la commode, les affaires de mon grand-père, conservées par mon père, un briquet, des médailles, une arme de poing dérobée sur le cadavre d'un officier allemand pendant l'Occupation, un casque de la Wehrmacht, des balles de pistolet."

     

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir." - Henry Ford

    dimanche 26 juillet 2015.jpg

     

    Je me souviens d'avoir vu le premier album de His Name Is Alive traîner sur un des rayons du disquaire Virus Rock pendant une année entière sans que personne ne s'intéresse plus que ça à ce groupe de Detroit pourtant signé sur 4ad et dont la musique pop expérimentale louchait vers My Bloody Valentine et This Mortal Coil.

    Je me souviens bien qu'en lisant un entretien avec Warren Defever, le leader du groupe, je me suis beaucoup amusé de sa nonchalance et de son sens de l'humour, puisqu'à la question "tu sembles proche du suicide commercial?" il répond simplement "ouais, on a fait un opéra rock, c'est génial! avec un titre imprononçable." En effet le dernier disque de His Name Is Alive s'intitule Tecuciztecatl !

    Je me souviens aussi d'avoir été surpris de la longévité de ce groupe qui a continué ses expérimentations musicales depuis l'année 1990 jusqu'à aujourd'hui, élargissant sa palette musicale en y apportant même des touches psychédéliques, r'n'b, funk, post-rock et jazz, même si j'aime surtout retourner à ses premiers disques sortis sur 4ad et spécialement ce mini-album - The Dirt Eaters - qui comprend la chanson du même nom, avec sa guitare et son chant hypnotiques et, surtout - si l'auditeur tend bien l'oreille aux environs des deux minutes -, parce qu'on peut y entendre Jack Nicholson déclarer "I'd eat all the dirt in this yard for you. And all the weeds. And all the dog bones too, if you asked me", ce qui, comme le texte de la chanson d'ailleurs, préfigure étrangement la faillite de Denver, la ville où résident les membres de His Name Is Alive...

     

    Smell of your own face?
    Will you eat the
    Will you eat the world?
    Gone to a place thats rotten
    Feast on whats in the way
    Going to an open, to a clearing
    The soil is sour and unforgiving
    We buried our guilt
    I think I left the shovel there
    Any sick brain
    Knows an unknown fellow
    Makes me think about things

     

    https://www.youtube.com/watch?v=urw5gccMp6g

     

    Pour Alexandre Friederich, Detroit représente le monde à venir. Son essai sur la ville d'Henry Ford, il le propose comme un récit de voyage, mais un voyage sans GPS, sans carte, sans boussole, une dérive au milieu des restes, des ruines, des épaves et des égarés qui y survivent. Autrefois ville industrielle florissante, Detroit a perdu plus de la moitié de sa population entre 1950 et 2010, laissant ainsi plus de 70'000 bâtiments à l'abandon. Déclarée en faillite en 2013, Detroit est aussi devenue le décor naturel parfait pour tourner des films (voir le très bon Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch par exemple) et attire beaucoup de touristes qui, sans le savoir peut-être, voient le monde de demain dans ce miroir inversé du rêve américain. Alexandre Friederich n'est ainsi pas le premier à être allé se promener à Detroit pour en tirer un récit de cette expérience proche - s'il fallait faire une comparaison - d'une visite de Hambourg ou Berlin en 1946 (lire Automne allemand de Stig Dagerman). Mais Fordetroit est singulier parce qu'il donne à rencontrer les habitants là où d'autres se  concentrent sur les ruines uniquement... "Comme je suis coiffé, douché, disponible, pas saoul, du moins pas la journée, et blanc, que je porte des bermudas, un T-shirt à un dollar et des chaussures, les éclopés lèvent sur moi des regards étonnés" (page 32). Alexandre Friederich rencontre des personnes sonnées comme par un coup de poing dont ils n'arrivent pas à se remettre ; il les décrit "comme pris de vertige", mais il y a aussi ceux qui croient encore en l'avenir, comme cet homme qui montre de la main l'étendue de la ville, même s'il ne trouve pas les mots pour décrire cet avenir qui reste ainsi un geste, vague, sans explication - ou alors n'y a t-il plus de mots, ni d'explication, juste un espoir mutique ? L'auteur, lui, pressent "que l'art est la seule issue" (page 96). Et puis au hasard d'une fin d'après-midi très chaude, il tombe sur la plus grande librairie du monde (à ce sujet, lire aussi les récits de fiction de Vincent Puente "Le corps des libraires" dont la première histoire se passe à Detroit!) comme un mirage au milieu du désert, un mirage en forme de labyrinthe. Bien plus tard encore, un de ses interlocuteurs lui déclare "... bref, ça fait du bien de parler"; or c'est bien par ce genre d'anecdote que ce livre gagne en valeur et qu'il n'est pas un livre SUR Detroit, mais POUR Detroit.

     

    extrait de Fordetroit (à paraître fin août), d'Alexandre Friederich :

    "C'était bien un livre, là-haut, contre une vitre au plomb, au quatrième étage de ce bâtiment industriel. Pas seulement un, mais une rangée, les tranches tournées vers la rue. Bientôt je constate que toutes les fenêtres sont remplies de livres. Un calicot annonce : "La plus grande librairie d'occasion du monde." Moi qui suis persuadé que personne ne lit, que ce temps est révolu, que l'image n'usurpe pas la place du livre mais la place du corps, qu'elle le traverse et l'impressionne, je tombe sur la plus grande librairie du monde dans une zone ! Une moquette huileuse couvre l'escalier de service. Je m'enfonce dans un dédale de livres. Le goût âcre du vieux papier me prend les narines. J'aspire un air saturé de connaissances. À quatre pattes, une dame déballe, trie, empile. Elle ouvre la main, je tends mon sac.

     - Nous fermons à six heures, soyez de retour !

     Je longe un couloir, passe sous une bibliothèque, rase des piles de livres, emprunte un autre couloir. J'atteins une salle remplie de buffets où les livres remplacent les assiettes. (Un mois plus tard, dans des circonstances toutes différentes, j'entendrai parler pour la première fois de la classification décimale de Dewey, mais au moment où je pénètre dans les réserves de la librairie Jenkins je n'ai pas de méthode, je reste émerveillé.) Sections et sous-sections me conduisent de coins en recoins et je les crois inventées par quelque génie local. Je creuse. De plus en plus. Les ampoules n'éclairent que l'escalier de service et les accès, chaque visiteur est muni d'une torche. Lorsque j'avance dans le faisceau, je constate que les sous-sections se ramifient. Les étagères punaisées d'étiquettes écrites à la main comportent des titres télescopiques. Religion, Christianisme primitif, Paléontologie chrétienne, Pierres de la vallée d'Ilhara. Et dans un meuble bas sous un radiateur : Cactus, Espèces du Yucatan, Agua Azul. Puis, dans la section Philosophie hermétique, ce Manuel d'ipséité. Quand ma torche distrait un lecteur, je marmonne une excuse. Il s'éloigne : il ne m'a pas vu. Dire que ce lecteur était là est une erreur. Il est dans le livre, comme ceux que je croiserai plus tard, au troisième, section Histoire, le nez sur la page, les yeux rapides, navigant, classant, hiérarchisant.

     Quand je songe à notre exploration des sites informatiques ! D'un hameçon à l'autre dans une eau polluée. Variété vulgaire : le silure. Consomme ce qu'il trouve. À notre image. Ou pire, un spécimen de pisciculture nourri de semoule de cadavres, le tilapia. J'avise une chaise. Après tout, j'ai beaucoup parlé depuis le matin, le soleil a tapé sur ma tête et maintenant cette comparaison dégradante avec des poissons ignobles - je tiens à m'asseoir."

    (Allia 2015)

     

  • La carte postale du jour...

    "La beauté on sait que ça meurt, et comme ça on sait que ça existe."

    - Louis-Ferdinand Céline, L'Église (1933)

    dimanche 19 juillet 2015.jpg

    Je me souviens qu'Alain Bashung a éveillé mon intérêt avec son album Novice, vers 89/90, parce qu'il avait su s'entourer de musiciens atypiques (pour la chanson française du moins) que j'adulais, comme Blixa Bargeld (Einstürzende Neubauten, Bad Seeds), Dave Ball (anciennement Soft Cell) et Colin Newman (Wire), intérêt avivé deux ans plus tard avec le titre Madame Rêve, dont les pizzicati sont inspirés du morceau In the Wake of adversity de Dead Can Dance, achevant ainsi d'installer Bashung sur un piédestal dont il n'est plus jamais descendu.

    Je me souviens bien que l'un de mes fantasmes eût été que Bashung soit produit par Nigel Godrich qui fit des merveilles avec Radiohead (Ok Computer) et Beck (Sea Change).

    Je me souviens aussi que certains titres de Bleu Pétrole se sont détachés du lot, comme Tant de nuits, co-écrit par Arman Méliès, Joseph d'Anvers et Bashung lui-même, Sur un trapèze, de Gaëtan Roussel, et, surtout, Vénus, qui est pour moi le plus beau titre de cet album, par Arman Méliès et Gérard Manset, dont le texte est magnifique et l'interprétation de Bashung rien moins que sublime :

    Là un dard venimeux
    Là un socle trompeur
    Plus loin
    Une souche à demi-trempée
    Dans un liquide saumâtre
    Plein de décoctions d'acide…
    Qui vous rongerait les os
    Et puis...
    L'inévitable clairière amie
    Vaste, accueillante
    Les fruits à portée de main
    Et les délices divers
    Dissimulés dans les entrailles d'une canopée
    Plus haut que les nues…

    Elle est née des caprices
    Elle est née des caprices
    Pommes d'or, pêches de diamant
    Pommes d'or, pêches de diamant
    Des cerises qui rosissaient ou grossissaient
    Lorsque deux doigts s'en emparaient
    Et leurs feuilles enveloppantes
    La pluie et la rosée
    La pluie et la rosée

    Toutes ces choses avec lesquelles
    Il était bon d'aller
    Guidé par une étoile
    Peut-être celle-là
    Première à éclairer la nuit
    Première à éclairer la nuit
    Première à éclairer la nuit
    Vénus
    Vénus
    Vénus

    https://www.youtube.com/watch?v=YgmzwgdiV_o

     

    Il y a des œuvres qui vous embarquent, d'autres qui vous ramènent. Le dernier film de Podalydès, Comme un avion, m'a embarqué à bord d'un kayak pour ensuite me ramener vers Bashung puisque le film contient plusieurs extraits (joués avec un Ukulélé) de Vénus. D'ailleurs Comme un avion est presque un hommage à ce dernier, comme l'avait été l'album The Something Rain des Tindersticks d'ailleurs ; hommage encore avec ce livre de Gérard Manset au très beau titre : Visage d'un dieu inca. L'écrivain-chanteur y parle de sa relation distante avec Bashung, qui va l'amener à prendre part à l'album Bleu Pétrole dans la composition de quatre titres : Il voyage en solitaire, Comme un lego, Je tuerais la pianiste et Vénus. Manset raconte son amitié, son estime, immense, pour Bashung, leur travail, tout ça dans un langage soigné et tout à lui, parfois presque cocasse, utilisant la phrase longue et sinueuse, bancale même, pour mieux vous perdre. C'est un livre magnifique pour qui sait y entrer, et dont on n'a plus envie de ressortir, relisant certains passages à l'infini, en prenant juste le temps de retourner le vinyle de Bashung qui est, bien sûr, l'accompagnement rêvé de cette lecture non moins rêveuse...

    extrait de Visage d'un dieu inca, de Gérard Manset :

    Mais reprenons : entrer dans cette écoute, donc par les coups d'archet de quelque synthétiseur apparu là, dans l'ordre, pour le relief d'une musicalité nouvelle. Il n'était pas à l'aise, Alain, ce n'était pas son terril, ce paysage trop évasif, trop évasé et trop finement ciselé. Puis cela s'est dégagé... C'est in vivo que j'ai pu saisir l'activité d'un tel volcan : Vénus. Je les ai vues et eues d'un coup, prises en pleine face, ces pommes et pêches d'or et de diamant roulant au fond d'un val qui pouvait être devenu pour un instant celui de Rimbaud. Brûlure d'une sensation qui signifiait la profondeur et la proximité. N'était-ce l'amour ? dont le visage ami se transformait en un visage unique qui flamboyait : l'elfe prenait position, ses quartiers dominants... que chacun avait connus dans leur liquide fœtal, endormi en fœtus, rêvant de ne plus jamais revenir à la réalité ni voir le jour sans la tenir par la main, cette fée symbolisée par ses fruits légendaires, sans l'avoir avec soi, cette sœur des séminaux liquides..."
     

     

  • La carte postale du jour...

    "(...) daß wir nicht sehr verläßlich zu Haus sind
    in der gedeuteten Welt"

    - Rainer Maria Rilke, Élégie de Duino

    lundi 13 juillet 2015.jpg

    Je me souviens que ce disque ne s'est pas dévoilé à la première écoute mais qu'il m'a fallu trouver le bon moment, tourner et retourner le vinyle, pour apercevoir dans le dénuement voulu de ces compositions fragiles nourries de mélancolie douce les détails cachés dans les zones d'ombres, comme la voix d'Alexandre Varlet, toute en discrétion, sur deux titres, ou encore ces nappes synthétiques et lointaines qui viennent peu à peu enrober les arpèges de guitare ou le piano, parfois les deux, et là, à cet instant même, le disque s'est révélé dans toute sa simplicité, sa tristesse et sa beauté.

    Je me souviens bien que ce nouveau disque de Goodbye Ivan m'a remémoré la musique du pianiste italien Ludovico Einaudi ainsi que celle de James Blackshaw, et que, décidément, s'il fallait déterminer une catégorie à ce projet cela serait celle d'une musique résolument cinématographique, pour mieux écouter les grands espaces, la nature et le calme, le temps qui passe, la musique pour larguer les amarres et se laisser aller au gré des Marées.

    Je me souviens aussi d'avoir pensé qu'à une époque où les œuvres artistiques veulent transmettre des messages, prouver leur engagement et nous inciter à nous (re)trouver, ce disque au contraire invite à se perdre, et c'est là bien toute sa force tranquille (dépêchez vous de commander un exemplaire de Marées, c'est une édition limitée) ...

    https://www.youtube.com/watch?v=WIIr34SMu9E

     

    Le protagoniste du premier roman de Marion Guillot est frappé d'un nom commun, Paul Dubois, et d'ennui ; il souffre sans souffrir, d'un vouloir sans volonté et d'une pensée sans raisonnement ; redoutant "les endroits sans fenêtre, les tunnels, les mouvements de foule" (page 41) ; il est incapable de se situer dans le monde parce qu'il a perdu le rapport même au monde. Changer d'air est le roman de la vision d'une chute puis d'un effacement, ou plutôt d'un égarement suite à cette vision. Paul Dubois est un peu le Belacqua de Beckett, ("sans identité, à l'abri "), ou même Charles Benesteau, l'anti-héros qui choisi de rompre avec sa vie, de quitter la comédie, comme on peut le lire dans le roman d'Emmanuel Bove, Le Pressentiment. Mais Marion Guillot ne se contente pas d'accompagner Paul Dubois dans son errance, de lui faire quitter la scène d'une comédie pour une autre, elle lui fait quitter la comédie tout court et, elle nous invite nous aussi à nous perdre avec lui, à nous absenter en quelque sorte ; et cet état d'absence - qui fera peut-être fuir certains lecteurs et en attirera d'autres qui veulent Changer d'air (sortie du roman fin août) - c'est ce que Pessoa décrivait si bien dans Le livre de l'intranquillité : "(...) un isolement de nous-mêmes logé tout au fond de nous, mais ce qui nous sépare est aussi stagnant que nous-mêmes, fossé d'eaux sales encerclant notre intime désaccord." - Le néant est en fait une promesse d'ailleurs, et c'est déjà beaucoup.

    extrait de Changer d'air, de Marion Guillot :

    "Le bateau arrivait. Toujours le même, bleu et blanc, avec sa cabine de pilotage à trois hublots et le logo de la compagnie de transports de la communauté de communes. On pouvait le voir contourner la bouée cardinale avant d'entrer dans le chenal. J'avais presque fini par le rater à rester là debout, seul sur ma terrasse avec mon journal et ma cigarette, seul à éprouver cet instant d'absurde puissance, à me repaître de la satisfaction d'avoir assisté à la scène sans compassion, fier de n'avoir pas porté secours à cette jeune femme qui, de toute évidence, n'en avait pas besoin, profondément heureux, pour la première fois, d'avoir su m'éprouver dans ce qu'ailleurs ou de l'extérieur j'aurais trouver cruel, terriblement heureux, oui, d'avoir eu raison d'être impitoyable, de m'être enfin senti sans me regretter, d'avoir rendu hommage, finalement, à cette étrangère dont je ne saurais rien, qui ne me demanderait rien, de connaître cette joie inoubliable, emprisonnée dans un corps de professeur qui s'apprêtait à une nouvelle rentrée et à retrouver ses classes."

    (éditions de Minuit 2015)

     

     

  • La carte postale du jour...

    "Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. (...) le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre."

    - Junichirô Tanizaki 

     

    lundi 6 juillet 2015.jpg

    The Names est l'exemple type du groupe qui rentre (bien malgré lui) dans la catégorie "second couteau". Repéré par Martin Hannett (le producteur attitré de la Factory des débuts, et donc de Joy Division - faut-il encore le répéter?), qui avait reçu leur premier 45tours au tout début des années 80 par l'entremise de Rob Gretton (le manager de Joy Division), The Names est à la base un groupe post-punk belge fondé à la fin des années 70 et qui ressemble peut-être plus à Simple Minds et Magazine mais que la production de Martin Hannett rehaussera presque au niveau de Joy Division (Closer) et The Cure (Faith). En guise de contrat il eurent droit à une poignée de main du directeur artistique de Factory : Tony Wilson. Ils vont aussi découvrir très rapidement que la philosophie du label de Manchester doit avant tout au situationnisme. Ainsi lorsque leur premier 45tours pour le label, Nightshift, est épuisé et alors que tous s'en réjouissent, le groupe comme les membres du label Factory, Tony Wilson décide que c'est plus amusant de ne pas le rééditer pour que les amateurs soient obligés de le rechercher âprement - la longue pente descendante de la déception et de la frustration va alors commencer pour le groupe qui envoie son nouveau single - Calcutta - à Martin Hannett qui met plus de huit mois à terminer le mixage. Dommage, le groupe loupe son public de peu ; Calcutta préfigure cette new-wave/pop fébrile et sautillante qu'on va retrouver moins d'un an plus tard chez Modern English et leur succès I melt with you (utilisé dans un film en 1983 aux côtés des Psychedelic Furs, ce qui leur vaudra un énorme succès en Amérique du nord surtout). Malheureusement The Names ne décrocheront jamais le gros lot. En 1982 ils décident quand même de rentrer en studio pour enregistrer un premier album avec Martin Hannett qui va diviser le disque, avec pour la première face - Day -, les titres plus rythmés, et pour la seconde face - Night - les plus lents. L'ambiance est lancinante, sombre, elle rappelle une fois de plus Joy Division, The Cure et New Order avec son premier album, Movement, qui avait été enregistré dans des conditions polaires (Martin Hannett avait tourné la climatisation sur froid délibérément), condition clinique qui avait réellement fini par se ressentir dans la musique - après cela d'ailleurs, New Order avaient décider de ne plus jamais travailler avec Martin Hannett. The Names eux ne se sentent pas encore prêt à couper le lien avec le génial producteur quoique parfois trop "original" et facétieux (en plus d'être alcoolique).  L'album Swimming ne va d'ailleurs pas sortir sur Factory mais sur le label belge les Disques du Crépuscule, Tony Wilson voulant rendre service à son collègue belge Michel Duval. The Names regrettent amèrement cette décision. En effet les Disques du Crépuscule sont bien moins connus que Factory, et comme la presse est passée à autre chose (l'électro-pop cartonne en 1982), les mélopées lancinantes de The Names ne va pas avoir beaucoup d'attention de la part des médias, même si, sur le long terme, l'album continuera de se vendre correctement et très régulièrement, le groupe ayant (maintenant) la chance d'être dans la queue de la comète Joy Division, aux côtés de nombreux autres comme Section 25, Tunnelvision, The Wake et A Certain Ratio dés débuts. D'ailleurs, surprise, le groupe qui s'était séparé au mitan des années 80 revient en 2007 pour jouer lors d'une soirée Factory, en Belgique, devant une salle comble et un public partagé entre vétéran de la première heure et jeunes amateurs de post-punk. Il aura donc fallu vingt cinq ans pour que The Names rencontrent un réel succès et sortent de l'ombre. The Swimming est réédité en double vinyle (incluant ainsi les singles ainsi que des raretés - peel sessions par exemple -) en 2011.

    https://www.youtube.com/watch?v=SU4B32Qg2kY

     

    La librairie Ombres Blanches a quarante ans. Christian Thorel offre ainsi le récit de son parcours de lecteur et de libraire passionné, de cette aventure que fut Ombres Blanches, librairie établie à Toulouse et qui n'a jamais cessé de s'épanouir, de s'agrandir, de se transformer. À l'heure où ce type de commerce et d'ailleurs toutes les professions qui entourent le livre (et qui dit livre, dit littérature) sont obligées de se repenser, c'est un témoignage beau et revigorant. L'espoir fait lire en tout cas ; si retrouve toute une communauté de lecteurs, une communauté de solitaires, rassemblée autour du texte dans ces lieux qui, pour Christian Thorel, "restent parmi les trop rares lieux de nos villes à avoir survécu non seulement à l'enfermement des consommateurs dans l'espace disproportionné des galeries de la marchandise situées en périphérie, mais aussi à l'éradication des échanges produite par le commerce à distance." L'auteur, le libraire, ajoute encore que "les lecteurs aiment leur liberté, celle de vagabonder parmi nos livres, des livres de papier qui ne laissent par les traces de leur lecture, ces traces désormais capturées dans la lecture de fichiers numériques par les grandes sociétés commerciales, devenues agent de surveillance."

    Dans les ombres blanches est un magnifique texte sur le monde du livre et particulièrement sur la profession de libraire, mais ne s'adresse pas seulement à ses derniers qui ne sont, en définitive, qu'un maillon de la chaîne du livre - non : ce récit s'adresse à tous les amoureux des livres et de la culture en général, et chacun aura le plaisir d'y croiser des auteurs Bernard Noël, Didi-Huberman, Pascal Quignard, ...), des éditeurs (Jérôme Lindon/Minuit, Vladimir Dimitrijevic/L'Âge d'Homme etc) et de nombreux autres acteurs, passeurs, amateurs, dévoreurs... de livres.

    extrait de Dans les ombres blanches, de Christian Thorel (Seuil 2015):

    "Décembre 2000, la fin d'un monde ? Le mois dernier, le prix Goncourt a été attribué à Jean-Jacques Schuhl, pour son troisième livre Ingrid Caven. Nous recevons le romancier, dans l'émotion. Lorsque j'ai appris la publication de ce livre, en mai dernier, j'ai lancé auprès de Gallimard une invitation. C'est un homme qui publie peu, deux livres en trente ans. J'ai acheté les exemplaires restant à la Sodis de son premier livre, Rose Poussière, que Georges Lambrichs avait édité dans la collection "Le Chemin", en 1972. Rose Poussière est une trace de mes années à la recherche du cinéma, et un livre de la bibliothèque de mes vingt ans.

     Ingris Caven interprète la mère de l'adolescent, personnage principal du film de Jean Eustache, Mes Petites Amoureuses. Avec Jean-Luc, l'ami d'enfance, avec Martine, nous nous étions rendus en 1974 sur le tournage du film à Narbonne, dans l'espoir de rencontrer Jean Eustache. La Maman et la Putain représentait pour nous la perfection du style au cinéma, et nous avions avalé tout Eustache dans un festival au printemps précédent. Si nous avions facilement localisé l'équipe, nous avions dû repartir sans rencontrer l'artiste, reclus dans sa chambre de dépressif.

     La journée en compagnie de Jean-Jacques Schuhl, l'ami de Jean Eustache, le complice, me rapproche éphémèrement de mon histoire, du passé d'un je encore hésitant, il y a plus de trente ans. Tous deux, Schuhl, Eustache, se confrontaient dans un désœuvrement  volontaire, trouvant une finalité à l'inutilité, dans le rien. Quelque chose d'Oblomov, à Saint-Germain-des-Prés, en quelque sorte. "Moi, très longtemps, j'ai continué à ne rien faire. Là-dessus, c'est quand même moi le plus fort, moi qui ai tenu le plus longtemps. C'est ce qu'il appréciait en moi, je crois, cet aspect ascétique, plus nul que lui", raconte l'écrivain, en 2006 à Libération à propos du cinéaste."