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Manoeuvres de diversion - Page 31

  • La carte postale du jour ...

    "Comme la possession d'animaux sauvages est interdite par la loi et que je n'ai aucun plaisir aux animaux domestiques je préfère rester célibataire." - Karl Kraus

    dimanche 13 juillet 2014.jpg

    Je me souviens avoir été conquis par la voix sensuelle d'Anita Lane pour son interprétation du titre de Lee Hazlewood : These boots are made for walkin' repris par Barry Adamson en 1991, puis, peu après, pour avoir chanté la version anglaise de Blume des Einstürzende Neubauten, qui reste, aujourd'hui encore, un de mes titres favoris.
    Je me souviens avoir souvent associé la voix d'Anita Lane à celles d'Hope Sandoval (Mazzy Star) et Jennifer Charles (Elysian Fields) pour cette tendance à me faire fondre tel un glaçon dans une vodka chaude.
    Je me souviens m'être souvent demandé si la chanson The world's a girl était dédiée à Nick Cave avec qui elle avait eu une longue relation durant le début des années 80, à cause du texte bien sûr :

    When my protests went wild
     You brushed me aside
     Like the finger of a child
     When I closed my eyes
     You took me from the pedestal
     Down to the abyss
     My soul was but consumed
     I thought you were inspired
     But you were just possessed
     

    Possédée l'était aussi Helene Hanff, une Américaine si éprise des livres et de la lecture qu'elle fit appel en 1949 à la librairie anglaise Marks & Co. pour lui trouver des éditions rares qui l'obsédaient. La relation épistolaire entre cette grande lectrice et ces libraires qui deviendront ses amis révèle les personnalités des uns et des autres, mais aussi le cadre historique, l'Angleterre d'après-guerre, encore rationnée, et la difficulté de trouver certains livres au Etats-Unis. Un petit livre bien attachant, surtout lorsqu'Helene se lâche dans certaines lettres, comme celle-ci :

    "24 mars 1950

    Eh, Frank Doel, qu'est-ce que vous FAITES là-bas ? RIEN du tout, vous restez juste assis à ne RIEN faire.
     Où est Leigh Hunt ? Où est l'Anthologie d'Oxford de la poésie anglaise ? Où est la Vulgate et ce bon vieux fou de John Henry ? Je pensais que ça me ferait une lecture si robotative pour le temps du carême, et vous, vous ne m'envoyez absolument RIEN.
     Vous me laissez tomber, et j'en suis réduite à écrire des notes interminables dans les marges de livres qui ne sont même pas à moi mais à la bilbiothèque. Un jour ou l'autre ils s'apercevront que c'est moi qui ai fait le coup et ils me retireront ma carte.
     Je me suis arrangée avec le lapin de Pâques pour qu'il vous apporte un Oeuf, mais quand il arrivera chez vous il découvrira que vous êtes mort d'Apathie.
     Avec le printemps qui arrive, j'exige un livre de poèmes d'amour, pas Keats ou Shelley, envoyez-moi des poètes qui peuvent parler d'amour sans pleurnicher - Wyatt ou Jonson ou autre, trouvez vous-même. Mais si possible un joli livre, assez petit pour que je le glisse dans la poche de mon pantalon pour l'emporter à Central Park.
     Allez, restez pas là assis ! Cherchez-le ! Bon sang, on se demande comment cette boutique existe encore."

  • La carte postale du jour ...

    Dans l'abîme, voilà où était ma place ; dans les trous de serpents, les nids des rats, dans les repaires nauséabonds et visqueux des êtres maudits"
    - Franz Werfel

    samedi 5 juillet 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert ce groupe gothique à cause, principalement, du nom de leur label : L'invitation au suicide, et d'avoir découvert grâce à celui-ci (et à son fondateur Yann Farcy), pêle-mêle, la peinture de Max Ernst et Fernand Khnoppf, les écrits d'Isidore Ducasse et ceux de Jean Lorrain, qui ont marqué mon adolescence et me hantent encore.
    Je me souviens de cette légende qui disait que la superbe fille rousse qui officiait au magasin de disques Matchbox (à Genève) piquait les livrets des pochettes, et je n'ai donc pas été surpris d'avoir une copie de cet album sans livret à l'intérieur (et donc sans tracklist), ce qui ne m'a jamais trop chagriné jusqu'à ce jour.
    Je me souviens avoir toujours pensé que l'album Catastrophe Ballet était le plus romantique de leur discographie, le plus bowiesque et de fait le plus réussi, aujourd'hui le seul que je puisse encore écouter, surtout sur les titres les plus lancinants comme ce troublant Blue Hour :

    Can we coincide with drama?
    WIll we live to tell our sons?
    The cancer of childhood continues to grow
    nine days seven times
    lost our first to a thousand answers
    lost our sight to to tide
    can we look away
    or must we look inside?
    Or must we look inside?

    Et c'est en dénichant ce Sabbat de Maurice Sachs que j'ai eu l'idée de ressortir le disque des Christian Death, allez savoir pourquoi... l'homosexualité de l'un et de l'autre ? le fait de "recycler", dans la littérature pour l'un et la musique pour l'autre, les douleurs de la vie ? Sachs est rancunier, avide, mesquin, et brillant, il mourra misérablement, laissant ce formidable journal (ici dans une ancienne version du livre de poche avec une couverture irrésistible!), et ce beau passage sur Max Jacob :

    Contrairement à Cocteau, il faisait un bien véritable aux jeunes gens qui l'approchaient, parce que dans le tumulte de son caractère dénué de calculs, on distinguait assez vite la part de névrose et celle de bonté réelle. Et sauf qu'il vous poussait avec un peu trop d'entêtement au catholicisme (mais moins violemment que Bloy qui disait au visiteur impie : allez d'abord vous faire baptiser, revenez me voir ensuite"), il ne vous donnait que de bons conseils.
    Il me rendit d'abord le signalé service de m'encourager à écrire un livre, que je n'ai jamais publié, mais qui me fit beaucoup de bien à écrire. (C'est extraordinaire comme cela vous vide de vos humeurs la composition d'un roman ! On y sue ses amertumes exactement comme on transpire ses acidités en faisant de la culture physique. C'est sans doute pour cela que tout le monde écrit de nos jours : par hygiène, notre époque étant la plus hygiénique que notre civilisation ait connue ; mais les livres étant écrits, il est recommandable de ne pas les publier, car toute publication engendre des humeurs nouvelles.)

  • La carte postale du jour ...

    "Pour être poète, il faut avoir du temps : bien des heures de solitude, seul moyen pour que quelque chose se forme, vice, liberté, pour donner style au chaos."

    - Pasolini, La religion de mon temps (1958)

    Linda Lê, cindytalk, gordon sharp, au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau, this mortal coil

    Je me souviens d'avoir découvert la voix magique de Gordon Sharp sur le titre Kangaroo qui se trouvait sur le premier album du projet This Mortal Coil.
    Je me souviens avec beaucoup d'émotions de voir débarquer Gordon Sharp dans le magasin de disques où je travaillais, à Genève, en 1991, puis de l'avoir retrouvé avec plaisir en 2009 quand j'ai fait passer Cindytalk à l'Usine avec Blind Cave Salamander.
    Je me souviens avoir souvent pensé qu'il y avait une forme d'injustice au fait qu'un groupe aussi curieux, avec une voix si merveilleuse et une attitude aussi radicale, n'ait jamais obtenu plus d'attention du public, puis, parallèlement, je suis satisfait que Cindytalk reste un secret bien gardé, surtout cet album (vibrant hommage à William Blake, Pasolini, Artaud et quelques autres solitaires), et particulièrement lorsque j'écoute ce lancinant A song of changes et ses paroles...

    Dreamtime with some device
    Measureless time in pain
    Measureless time with shadow fall
    Measureless time in soul

    What's will be in the last racing
    Even my heart of everything
    Everything that is

    Il en est peut-être de même avec Linda Lê, grande voix de la littérature contemporaine, mais bien peu connue finalement. D'ailleurs qui se rappelle encore qu'elle fut dans le quatuor de finalistes au Goncourt 2012 avec Patrick Deville, Joël Dicker et Jérôme Ferrari ?
    Ce livre métalittéraire paru en 2009 et qui résonne comme un hommage à son éditeur Christian Bourgois (décédé deux ans plus tôt), comporte de beaux portraits d'écrivains comme Robert Walser, Louis-René des Forêts, Thomas Landolfi, Osamu Dazai ou encore Stig Dagerman. Linda Lê ne mache pas ses mots, et je suis toujours épaté par son érudition, elle sait me conforter dans mes positions, tout en me secouant habilement.

      Une certaine suspicion pèse sur ceux qui, en tricotant les mailles d'un ouvrage dit de fiction ou plutôt de friction, théâtre de luttes entre leurs différents moi - latents, hypothétiques, voire haïssables -, conservent une distance critique vis-à-vis de leur production. Ils ne vont pas jusqu'à la dénigrer, car ce ne serait qu'un piètre stratagème pour dissuader d'éventuels censeurs, sans être plus au clair avec eux-mêmes. Mais ils sèment de-ci et de-là des indices, propres à éclairer leur jeux, dans des textes qui ne fournissent aucune grille de lecture, ne sont ni des prédications ni des invites au ralliement.
      La défiance qu'ils inspirent vient d'une erreur répandue : l'art n'empoigne que s'il obéit uniquement à l'instinct et fait litière de tout raisonnement. Méprise qui autorise les faux-monnayeurs en véracité à user et à abuser de cette recette : écrire avec ses tripes. Ce qui signifie chez ces gâte-sauce sans complexe, accomoder un salmigondis d'effusions calculées et d'effets ménagés, assez au goût du jour pour flatter le chaland, assez corsé pour allécher la commère qui somnole en chaque liseur. Les tics tiennent alors lieu d'éthique ; le chantage à l'empathie de précepte. Ces colporteurs d'une littérature-déversoir, tombereau d'éructations ou torrent de geignements, excipent d'un credo imparable : Avant moi le néant, après moi le déluge. De la subversion ils ont la livrée, et qu'on ne s'avise pas de leur dire : "Ô, mon roi ! Votre majesté est mal culotée !".
      Le fait lyrique jaillit souvent d'une source violente, d'un flux de l'obscur où la convulsion, le spasme, l'hallucination, le "tétanos de l'âme", dirait Artaud, conspirent à provoquer des éclats d'écorché. Mais, quand bien même le transcripteur serait soucieux de restituer, dans chacune de ses phrases, l'écho de la vie qui résonne en nous, il doit se garder d'être le pantin de ses émotions, de confondre liberté et relâchement. Il lui appartient d'endiguer les crues verbales, de soumettre ses vocables à plusieurs contraintes.
      René Daumal conseillait au scribe d'opérer une transmutation de l'accidentel, du subjectif, du mécanique, méthode radicale pour atteindre à l'essence de la Parole, c'est-à-dire la Saveur qui, selon les poètes hindous, possède trois vertus : la Suavité, ou fluidité, l'Ardeur, ou embrasement, l'Évidence, soit limpidité de l'eau et lumière du feu. C'est à travers cette alchimie qu'il réussit à convertir le chaos intime en une force d'attraction magnétique rassemblant des individualités aimantées par l'universel."

  • La carte postale du jour ...

    Si Socrate semble triste dès qu'il refait surface, c'est parce que, venant d'éprouver l'inexistence de son moi, le voilà malgré tout contraint d'incarner son rôle de sage des rues et de ressasser sa formule : Je sais que je ne suis rien.
    - Frédéric Schiffter, Le philosophe sans qualités (2006)

    etienne daho, alan bennett, chansons de l'innocence retrouvée, la reine des lectrice, proust

    Je me souviens du Daho des années 80, celui de Tomber pour la France, d'une variétoche de bonne qualité, toujours estimable, même si c'est bien la première fois que j'achète l'un de ses disques.
    Je ne me souviens pas d'avoir vu une pochette d'album plus moche que celle-ci...
    Je me souviens aussi d'avoir eu le coup de foudre pour la chanson En surface, entendue sur France Cu' dans sa version acoustique (violons) et en duo avec Dominique A, mais d'avoir été un peu déçu par cet album en dents de scie (et du coup représentatif de la carrière du chanteur français) qu'on dirait conçu pour faire plaisir à tous, quoique bien produit et inventif, et muni de ce titre presque new-wave dont j'apprécie la simplicité efficace de la musique et du texte :

     Je rêvais d’une vie de plumes,
     Ignorais la stèle et l’enclume
     Je balayais mes propres traces
     Que de temps perdu en surface.

    Une autre vie passée en surface, celle de la Reine d'Angleterre qui se passionnerait tout soudainement pour la littérature. Fiction cocasse pour un divertissement intelligent, signé de l'écrivain britanique Alan Bennett, citant allégrement les grands noms de la littérature anglaise, mais pas seulement, comme le prouve ce savoureux dialogue de fin d'ouvrage :

    - Certains parmi vous ont-ils lu Proust ? demanda la reine en s'adressant à l'ensemble de l'assistance. "Qui ?" murmura un viellard dur d'oreille.
    Quelques mains se levèrent mais celle du Premier ministre n'en faisait pas partie. Voyant cela, l'un des plus jeunes membres du gouvernement, qui avait lu La Recherche et s'apprêtait à lever la main, s'abstint de le faire en se disant que cela risquait de lui attirer des ennuis.
     La reine compta les mains qui s'étaient levées, dont la plupart appartenaient à des membres de ses tout premiers gouvernements.
    - Huit, neuf... et dix. Ma foi, c'est mieux que rien, mais cela ne m'étonne guère. Si j'avais posé la même question au gouvernement de Mr Macmillan, je suis sûre qu'un douzaine de mains se seraient levées, y compris la sienne. Mais je reconnais que ma remarque n'est pas très fair-play, car je n'avais moi-même pas encore lu Proust à cette époque.
    - J'ai lu Trollope, intervint un ancien ministre des Affaires étrangères.
    - Je suis enchantée de l'apprendre, dit la reine, mais Trollope n'est pas Proust.
     Le ministre de l'intérieur, qui ne les avait lus ni l'un ni l'autre, acquiesça d'un air convaincu.
    - L'ouvrage de Proust est passablement long, même si l'on peut en venir à bout pendant des vacances d'été, à condition bien sûr de renoncer au ski nautique. À la fin du roman, Marcel - le narrateur - s'aperçoit que l'ensemble de sa vie se ramène à bien peu de chose et décide de la racheter en écrivant le livre que le lecteur vient de lire, exposant en cours de route les rouages secrets de la mémoire et du souvenir.
    "Pour ce qu'il m'est permis d'en juger, ma propre vie offre sans doute un bilan plus riche que celle de Marcel, mais j'estime comme lui qu'elle mérite d'être rachetée, par l'analyse et la réflexion.
    - L'analyse ? dit le Premier ministre.

    - Et la réflexion, compléta la reine.
    Entrevoyant une plaisanterie qui ne manquerait pas de faire son petit effet à la Chambre des communes, le ministre de l'Intérieur se risqua à intervenir :
    - Devons-nous en déduire que Votre Majesté a décidé d'entreprendre ce récit à la suite d'une révélation... Qu'elle aurait eue dans un livre... un livre français, de surcroît... Ha, ha, ha.
     Deux ou trois ricanements lui firent écho dans l'assembleé, mais la reine n'eut pas l'air de se rendre compte q ue le ministre avait voulu plaisanter (sans d'ailleurs y parvenir).
    - Non, monsieur le ministre de l'Intérieur. Comme vous le savez sans doute, les livres produisent rarement un effet aussi direct. Ils viennent plutôt confirmer une opinion ou une décision que l'on a déjà prise, parfois sans s'en rendre compte. On cherche dans un livre la confirmation de ses propres convictions. Chaque livre, à tout prendre, porte en lui un autre livre.

  • La carte postale du jour ...

    "Oh, the rest is silence"
    - Shakespeare, Hamlet, Acte 5 scène 2

    dimanche 15 juin 2014.jpg

    Je me souviens de cette citation - que j'appris être de Sacha Guitry tardivement - qui disait que lorsqu'on vient d'entendre un morceau de Mozart, même le silence qui lui succède est encore de lui, et d'avoir trouvé cela fantastique.
    Je me souviens d'avoir rencontré un ami dans le bus le jour où j'ai acheté ce disque, qu'il ne comprenait pas l'utilité d'un album comportant uniquement des plages silencieuses, au point d'en devenir presque nerveux, et moi d'avoir pensé à Socrates qui, peu avant sa mort, apprenant un air de flûte répondit au questionnement pressé de ses adeptes quant à l'utilité de son geste : "à savoir cet air avant de mourir".

    Je me souviens de l'utilisation du silence dans la musique de Talk Talk (Spirit of Eden), celle d'Arvo Pärt ou Dead Can Dance, mais j'ai beau chercher dans mes nombreux disques je ne trouve pas d'album comportant une plage silencieuse avec un titre, c'est bien dommage, mais ce Sounds of Silence est là pour combler ce "vide" en compilant des plages de silences tirées d'une trentaine de disques, avec un certain humour d'ailleurs, comme le prouvent les annotations de l'album entièrement vierge du projet The Nothing Record publié en 1978, représenté ici avec un silence de 44 secondes (qu'il faut jouer en 33tours) :

    "A record the whole family can enjoy together" ;
    "For everyone who hates rock and roll, folk, classical, jazz, country, electronic and blues music" ;
    "The perfect gift for your noisy neighbor or roommate" ;
    "Great for study or meditation" ;
    ...

    C'est à partir du silence des mots, ou plutôt de l'absence des livres que Krzyzanowski construit son incroyable roman intitulé Le club des tueurs de lettres. Borgésien avant Borgès (ce qui n'est pas sans rappeler l'écrivain fictionnel Hugo Vernier du court roman de Perec, qui comportait dans ses écrits, et à l'avance, ceux de Germain Nouveau, Tristan Corbière ou encore Rimbaud - à part que Krzyzanowski a lui bien existé!), le génial auteur polonais, né à Kiev et qui écrivit en russe dans les années vingt du siècle dernier, signe ici un texte complexe sur la littérature qui pourrait donner le vertige s'il n'était ponctué d'un humour pince-lèvre subtil, et qui nous ramène, après une errance dans le labyrinthe de l'écrit, vers la vie (réelle). Extraordinaire.

    "- Asseyez-vous. Vous vous demandez pourquoi il y a sept fauteuils ? Au début, il n'y en avait qu'un. Je venais ici pour converser avec le vide des rayonnages. À ces cavernes de bois noirs je demandais des idées. Patiemment, tous les soirs, je m'enfermais ici en compagnie du silence et du vide et j'attendais. Luisant d'un éclat noir, mortes et hostiles, elles refusaient de me répondre. Et moi, qui avais fini par devenir un dresseur professionnel de mots, je m'en retournais à mon écritoire. Le moment était proche où je devais honorer deux ou trois contrats littéraire et je n'avais rien à écrire. Ô, comme je les haïssais, en ce temps-là, ces gens qui éventraient avec un coupe-papier la livraison fraîchement parue d'une revue littéraire, qui encerclaient de dizaines de milliers d'yeux mon nom martyrisé et traqué ! Un fait insgnifiant me revient à l'esprit : dans la rue, par un froid sibérien, un gamin vend à la criée des lettres dorées pour marquer les bottillons de caoutchouc. Et voilà que l'idée s'impose, ses lettres et les miennes sont vouées au même sort : orner des semelles.
     Oui, j'avais le sentiment que moi-même et ma littérature étions piétinés, privés de sens, et n'eût été la maladie, la situation serait restée sans doute sans remède. Subit et pénible, un mal m'a exclu pour longtemps de toute activité littéraire ; mon inconscient a pu se reposer, gagner du temps et se recharger de sens. Lorsque, encore affaibli et à peine revenu à la réalité, j'ai poussé la porte de cette chambre obscure pour la première fois depuis bien longtemps, je me suis installé dans ce fauteuil et j'ai à nouveau inspecté l'absence de livres, eh bien, figurez-vous que, certes tout bas, ce vide a accepté, d'une voix à peine intelligible, de me parler comme autrefois, en une époque que je croyais irrémédiablement révolue. Comprenez, cela fut pour moi une telle...
     Ses doigst heurtèrent mon épaule et il les retira précipitamment.
    - Au demeurant, ni vous ni moi n'avons le loisir de nous livrer à des effusions lyriques. On va venir d'un moment à l'autre. Revenons-en aux faits. Je savais désormais que les idées exigent de l'amour et du silence. Naguère gaspilleur de fantasmes, je les ai amassés en les soustrayant aux regards curieux. Je les ai tous enfermés ici même à clef, et ma bibliothèque invisible a réapparu : fantasme contre fantasme, ouvrage contre ouvrage, exemplaire contre exemplaire, ils ont recommencé à garnir ces rayonnages. Regardez par ici, non, plus à droite, sur la planche du milieu, vous ne voyez rien, n'est-ce pas, tandis que moi... "