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Manoeuvres de diversion - Page 32

  • La carte postale du jour ...

    "Le football n'intéresse que les politiciens, les enfants, et les fabricants de ballons."
    - Michel Audiard, Le corps de mon ennemi (1976)

    blur, damon albarn, elsa boyer, mister, football

    Je me souviens bien de n'avoir jamais montré d'intérêt pour Blur et son chanteur insupportable (durant les années de gloire du groupe, celles de la brit-pop, les 90s, n'importe quel journaliste vous le confirmera), non seulement parce que je les considérais comme de la musique d'ados, mais aussi parce que j'ai toujours associé ce genre de musique avec le monde du football, que j'apprécie peu, il est vrai. Je me souviens d'avoir croisé un type avec un t-shirt où il était inscrit "j'aime oasis" et dans son dos "et blur aussi" (ou l'inverse) et de m'être dit qu'il faudrait faire la même chose du genre "j'aime Throbbing Gristle" et au dos "et Whitehouse aussi", ça serait drôle. Je me souviens aussi d'avoir eu du plaisir à écouter un titre de Massive Attack avec Damon Albarn comme chanteur, il y a de cela quelques années, et de m'être ainsi intéressé à son album solo dès l'annonce de sa sortie, il y a quelques temps, d'avoir un peu regretté son côté bon marché au niveau des sonorités électroniques (on est loin du niveau de Thom Yorke par exemple) mais d'avoir trouvé l'ensemble plaisamment mélancolique, correct, ni trop ni trop peu, surtout sur quelques titres, notament ce Everyday robots :

    "We're everyday robots in control
    Or in the process of being sold
    Driving in adjacent cars
    'Til you press restart"

    Robots journaliers ou hommes-machines, Il se dégage un semblant de mélancolie dans cet excellent roman d'Elsa Boyer dont le protagoniste principal - Mister - est un entraîneur qui se déteste autant qu'il hait le monde autour de lui. Une écriture blanche pour décrire le monde du football - mot qui n'apparaît pas une seule fois de tout le roman, qui n'en est pas vraiment un peut-être -, l'emprise de l'image, de l'argent. Superbe.

    "Le staff explique aux joueurs que le sport est mangé par ses images, ne paniquez pas. Nous allons produire des images de vous en série, chaque partie de vous déformée en un millier d'images, ce sera merveilleux, leurs corps démultipliés et transfigurés, immenses, placardés dans les villes, diffusés par les chaînes de télévision, collés sur des milliards de rétines. Leurs images vont assaillir les perceptions, coloniser les rêves. Mister grince des dents, ce discours, il le supporte à peine. Ses images, il faut les garder au plus près de soi, Mister l'a appris au cours de lutte où il aurait pu tout perdre. Il le sait, c'est une folie d'aller risquer son image là où on arrache les coeurs et les têtes à la chaîne. Le staff a recruté un jeune milieu de terrain au visage régulier, un joli lac, ses traits comme calculés et découpés par un programme. Le staff le cajole, lui ajuste sur le corps des gestes et des poses. Mister le regarde, la bouche tourmentée, lancer des passes sans imagination. Il sait que pour survivre aux images il faut glisser sur elles et respirer à fond dans leurs creux. Le staff fait de sa jeune recrue un bloc repérable en plein milieu de l'image. Dressé jambes écartées sur la surface verte, les mains fixées un peu bas sur les hanches, bouche et regard ouverts, le joueur se laisse ballotter d'une image à l'autre. Mister est horrifié par ses joueurs, il n'en revient pas de ces formes humaines si banales, leurs cellules attroupées en agrégats sans intensité. Il les regarde bouger sur la pelouse, se lancer dans des accélérations molles, reprendre leur souffle au mauvais moment. Pas étonnant qu'on arrache aussi facilement leurs images à des corps et des visages aussi vidés d'intensité. Les plus belles images sont celles des grands déserts."

  • La carte postale du jour ...

    "L'adolescence est comme un cactus"
    Anaïs Nin, Une espionne dans la maison de l'amour (1954)

    dimanche 8 juin 2014.jpg

    Je me souviens d'avoir découvert The Cure dans un lot de cassettes léguées par mon frère bien plus âgé alors que moi j'avais 14 ans à peine, décelant  ainsi, pêle-mêle, la pop avec basse en avant matinée d'électronique de New Order, la new-wave baroque de Siouxsie (suivi en fin de bande de quelques titres des français Baroque Bordello, ça tombait bien), le lyrisme victorien deThe Smiths, mais je me souviens surtout d'avoir à maintes reprises rembobiné la cassette avec The Cure sur la première face, et d'avoir subitement trouvé mon remède aux craintes adolescentes puis d'avoir régulièrement claqué l'argent donné pour acheter des tickets restaurant pour me procurer les disques de ce groupe anglais atypique. Je me souviens de débarquer chez mon médecin avec le maxi 45tours de Boys don't cry ressorti en 1986 et de l'entendre dire avec un regard interrogateur en regardant la pochette du disque : les garçons ne pleurent pas puis de lacher un ah bon? amusé. Je me souviens aussi d'avoir été étonné par le titre Three imaginary boys, qui fait figure d'ovni dans cette compilation des tous premiers titres de The Cure à cause de son évidente mélancolie, notamment dans le texte de Robert Smith quand il chante

    "Close my eyes
     And hold so tightly
     Scared of what the morning brings
     Waiting for tomorrow
    Never comes
     Deep inside
     The empty feeling
     All the night time leaves me
     Three imaginary boys"

    C'est trois filles imaginaires du Havre de 1978 que dépeint Maylis de Kerangal dans ce court mais beau roman rock intitulé Dans les rapides. Trois filles qui ne pleurent pas mais croisent la musique de Blondie et vont, pour un court moment, comme d'autres l'ont fait avant avec Bowie ou Roxy Music, ou après avec The Cure et Joy Division, marcher dans les pas de leur idole d'un moment, ne vivre que pour et par elle. Maylis de Kerangal a écrit un véritable hymne à la jeunesse, dans une langue puissante et très imagée, c'est le New York fin septante, celui du mythique CBGB's, une époque en état de siège où l'on croise les Ramones, Modern Lovers, mais aussi Kate Bush, qui supplantera peu à peu l'influence de Blondie, les "lignes parallèles" se mueront en voies divergentes ; tout cela est si bien (d)écrit qu'on verse facilement dans la nostalgie de sa propre adolescence, avec un certain plaisir...

    "Puisque nous avons peur - nous ne nous racontons pas d'histoires : nées de la dernière pluie, nous sommes en état d'alerte permanent. De ce côté-ci, on dit que c'est sombre et chatoyant, peuplé de jeunes types rageurs et goguenards, de junkies romantiques, de dandys trash, de crétins, de petites frappes frustes et électriques, d'abominables petits poseurs bidons, de chiens fous, de macs qui sniffent la bonne pioche et se pourlèchent les babines devant cette jeunesse qui ne respecte rien, irrévérencieuse, jusqu'au-boutiste, tellement vivante, par là ça chante sans voix et sans solfège, à toute allure, des trucs binaires ultra-primaires, par là ça sent la sueur et l'animal, la drogue, l'alcool, la violence et le sexe, par là ça se fout du monde mais ça s'y plante au milieu pour le faire savoir. Une mythologie gonflée de bière qui reconduit la toute-puissance virile de jeunes mâles et encolle nos doigts tel un sparadrap indifférent aux secousses. Ce n'est pas la petite maison dans la prairie, pas un endroit pour fifilles, on est prévenues, on en rigole. À l'automne 1978, nous pénétrons la terre rock via la canyon Blondie avec la fébrilité naïve d'un orpailleur tamisant les rapides. Quinze ans ai-je dit, bientôt seize, il est temps."

  • La carte postale du jour ...

    "Certes, il est pénible de vieillir, mais il est important de vieillir bien, c’est-à-dire sans déranger les jeunes." Pierre Desproges

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    Je me souviens bien de la première fois où, regardant 120minutes sur MTV, j'ai vu le clip du titre Creep de Radiohead, d'avoir vaguement apprécié cette chanson et d'avoir instanément haï son chanteur tête à claque Thom Yorke. Je me souviens de lire dans un magazine, des années plus tard, que Paul McCartney aurait déclaré qu'il aurait aimé composer un aussi bon album qu'Ok Computer avec les Beatles, avis partagé par l'un des fondateurs du label Warp qui aurait rêvé signer ce groupe, ce qui va me faire irrémédiablement changé d'attitude envers le groupe à partir du début des années 2000. Je me souviens aussi, et pour cause, de finir nombre de mes soirées comme DJ en passant Paranoid Android, ondulant sur sa rythmique changeante, ses contretemps et ses passages solennels, bénissant la production magique de Nigel Godrich, hurlant à tue tête son texte parano-misanthropique, mes amies et amis faisant de même :

    "When I am king you will be first against the wall, With your opinion which is of no consequence at all"

    Si 1997 est l'année de parution d'Ok Computer, c'est aussi l'année de la sortie du premier roman de Matthieu Terrence - Fiasco -, petit bijou de nihilisme et mini chef-d'oeuvre d'autodérision, où son protagoniste, à défaut de devenir quelqu'un, va tout faire pour devenir rien... lecture (presque) obligatoire à chaque anniversaire (le mien donc) :

    "À force d'avoir mis de la distance entre moi et les autres, j'ai finit par me perdre de vue. Qu'advient-il de celui qui ne vit plus mais toise ses instincts ? Il mime la joie comme la détresse. Il évolue entre spleens et badinages, sur un équateur enneigé. Il n'a plus le moindre excès sur lequel s'appesantir. Seul subsiste le plaisir de raisonner. Interdit de séjour sur le territoire des certitudes, banni de ses propres sensations, il conjugue ses faits et gestes à la troisième personne du singulier. Reste pour lui à cultiver le vice, quoi qu'il arrive, de n'être là pour personne.
    Pour moi aussi le silence est devenu le jardin des vérités vénéneuses, l'amour le deuil d'un flirt, et les apparences le rouge que le néant s'est mis aux joues. Je n'ai cependant pas subi la flétrissure à laquelle j'aspire.
    En société j'ai su m'attirer la réprobation générale, mais cela n'a jamais valu le dégoût d'un proche. J'ai procédé à quelques attentats à l'aide des "coups de fusil" de phrases définitives. On s'en remettait vite. La conversation clopinait un temps avant de repartir. Je faisais de l'esprit parce que je manquais de coeur.
    J'ai quitté des soirées sans mot dire, après avoir vidé un bain moussant dans l'aquarium du salon. Je me suis battu à mains nues avec des parts de gâteaux manquant de moelleux. J'ai fait mon courrier à table, en plein dîner, Je suis resté immobile lors de nombreuses pendaisons de crémaillère. J'ai parlé seul la plupart du temps. J'ai demandé à ma voisine si elle n'avait pas été présentoir à bijoux dans une vie antérieure. J'ai dragué les soeurs de mes hôtes avant de les emmener dans les toilettes sous le nez de leurs parents. J'ai croisé des ex en compagnies d'anciens copains et je n'en revenais pas de m'en contrefoutre à ce point.
    Et puis, souvent, je suis rentré chez moi écoutant dans le noir "Memory" de Barbara Streisand.
    Force m'est de constater que je n'ai tué personne. Albator m'a encore dit hier que je m'y prenais mal si mon but était de la voir s'empoisonner à cause moi. "C'est toi le poison et l'accoutumance a eu lieu." Je ne l'aurai pas plus sevrée que mise en overdose.
    En fait, je m'en veux plus encore de n'avoir décidé personne à venir me régler mon compte, de n'avoir pas été assez ignoble ni assez aimé pour qu'on me tire dessus, de n'avoir été qu'insolent quand j'aurais dû être une ordure."

  • La carte postale du jour ...

    "J'ai cherché en vain, dans la mer sans fond des plaisirs comme dans les profondeurs de la connaissance, une place où jeter l'ancre. J'ai senti la force presque irrésistible avec laquelle un plaisir tend la main à l'autre plaisir ; j'ai senti la sorte de fausse exaltation qu'il peut faire naître ; j'ai senti aussi l'ennui, le déchirement qui le suit. J'ai goûté les fruits de l'arbre de la connaissance et bien souvent, j'ai éprouvé la joie de les déguster. Mais cette joie était seulement dans l'instant de la connaissance et ne laissait aucune marque profonde derrière elle. C'est comme si je n'avais pas bu à la coupe de la sagesse, mais était tombé dedans." - Soren Kierkegaard (1835)

    jeudi 29 mai 2014.jpg

    Je me souviens, quoiqu'imprécisement, perdre peu à peu le goût de la nouveauté, ce sentiment exaltant qui, de mon adolescence jusque dans le courant des années 2000, suscita en moi une passion sincère et parfois immodérée pour des artistes ou groupes peu ou pas du tout connus, avec ce désir de les faire découvrir à mon entourage mais pas seulement, sentiment qui se transorma succinctement en méfiance et finalement en désintérêt total, ce qui ne m'empêche pas, de temps à autre, de laisser sa chance à un groupe, un disque, comme ici, celui des Warpaint. Je me souviens à la première écoute avoir pensé que des disques que j'adore -  Mezzanine de Massive Attack, Heaven or Las Vegas de Cocteau Twins ou Disintegration de The Cure - portaient en eux le germe de cette musique qui suinte l'ennui, cet ennui de l'adolescence, celui du film Lost in translation de Sofia Coppola (que je n'aime pas trop), me laissant perplexe, angoissé presque, avec cette question lancinante : j'aime ou j'aime pas ?!? Je me souviens aussi d'avoir souvent souri devant la naïveté des textes anglophones, mais qui fonctionnent si bien avec ce genre de musique, et de noter quand même que ce disque était produit par Flood, assistant de Martin Hannett pour le premier album de New Order, Movement, et producteur d'un grand nombre de groupes et d'albums qui ont compté à un moment donné (pour moi), comme le premier album de Nick Cave, le premier Nine Inch Nails ou encore le merveilleux et peut-être sous-estimé Seventh Tree de Goldfrapp, donnée non négligeable qui me permet d'écouter avec une certaine bienveillance ce disque de Warpaint, surtout quand Theresa Becker Wayman fredonne de manière presque apathique sur l'excellent titre Feeling allright

    "My mind is made of simple thoughts, I'm going up to start this day, Soon you see me now".

    Forte impression aussi avec ce nouveau livre de Vila-Matas, rédigé pendant et autour de son passage à la Documenta 13 de Kassel. Une fois de plus lire le Barcelonais ce n'est pas simplement lire de la littérature, c'est lire LA littérature. Récit en forme de tour de babel, Vila-Matas brille toujours plus sous cette forme journalistique que par ses romans ; clin d'oeil à Kafka, Borges, Benjamin, Duchamp etc. et donc bien sûr aussi à l'imposture (littéraire de préférence), c'est un écrivain angoissé par la peur de s'ennuyer qui se "livre" ici, et accomplit un travail brillant, une réflexion exemplaire sur le monde de l'art, et la fonction de l'écrivain.

    "Moi, je savais pourquoi j'avais accepté mais il n'était pas question de l'avouer. Outre l'originalité et le côté littéraire de la manière dont j'avais été invité, j'avais accepté parce que je n'avais jamais pensé que ce qu'on m'avait proposé serait un jour à ma portée - comme si on m'avait invité à jouer dans mon équipe de football préférée : quelque chose que, ne serait-ce qu'à cause de mes soixante-trois ans très récents, on ne me proposerait jamais plus -, et aussi parce que, depuis quelque temps, depuis que je m'étais remis d'un collapsus provoqué par ma vie dissolue, je faisais l'expérience d'un rétablissement sur tous les plans et, au sein de ce processus, mon écriture s'était ouverte à d'autres arts que la littérature. Autrement dit, la matière littéraire avait cessé de m'obséder et j'avais ouvert le jeu à d'autres disciplines."

  • La carte postale du jour ...

    "La récente histoire berlinoise récapitule le basculement de la modernité dans un monde post-politique organisé par des images. "

    - Francesco Masci, L'ordre reigne à Berlin (Allia 2013)

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    Je me souviens de mon premier contact avec Berlin durant les années 80 par le film Moi, Christiane F. ... 13 ans, droguée, prostituée, et des quelques titres de Bowie qui y sont utilisés, dont Heroes, qui reste l'un de mes favoris de toute sa carrière, son audition m'évoquant ainsi Berlin, Berlin m'évoquant à son tour Bowie.. Je me souviens de découvrir dans un reportage diffusé par Arte ces images de Neubauten recevant la visite, après leur premier concert à Berlin-Est en décembre 1989, la visite donc du ministre français Fritz Lang ainsi que du dramaturge Heiner Müller, dans les backstage ! Je me souviens aussi ma surprise quand je découvre que pour cet ensemble musical composé pour un documentaire sur Berlin - disque que je considère comme l'un des meilleurs du groupe Einstürzende Neubauten - un de mes passages favoris de L'Ange de l'Histoire de Walter Benjamin a été utilisé, convenant en effet parfaitement avec l'atmosphère mélancolique que peut dégager parfois cette Babylone des temps post-modernes :

    "Ein Engel ist darauf dargestellt, der aussieht, als wäre er im Begriff, sich von etwas zu entfernen, worauf er starrt. Seine Augen sind aufgerissen, sein Mund steht offen und seine Flügel sind ausgespannt. Der Engel der Geschichte muß so aussehen. Er hat das Antlitz der Vergangenheit zugewendet. Wo eine Kette von Begebenheiten vor uns erscheint, da sieht er eine einzige Katastrophe, die unablässig Trümmer auf Trümmer häuft und sie ihm vor die Füße schleudert. Er möchte wohl verweilen, die Toten wecken und das Zerschlagene zusammenfügen. Aber ein Sturm weht vom Paradiese her, der sich in seinen Flügeln verfangen hat und so stark ist, daß der Engel sie nicht mehr schließen kann. Dieser Sturm treibt ihn unaufhaltsam in die Zukunft, der er den Rücken kehrt, während der Trümmerhaufen vor ihm zum Himmel wächst. Das, was wir den Fortschritt nennen, ist dieser Sturm.“

    J'ai visité Berlin à plusieurs reprises depuis le début des années 90, j'ai vu changer cette ville austère et grise - surtout l'hiver! - en capitale post-moderne colorée et cosmopolite, mais j'ai surtout adoré revisiter son histoire récente, et surtout la période dite "Die Wende" (le Tournant) à travers la chronique "Une année allemande" (Actes Sud 1990) de Cees Nooteboom, infatiguable randonneur urbain, voyageur impénitent et observateur érudi. Avec "L'ordre règne à Berlin" de Francesco Masci (Allia 2013), ce livre de Nooteboom est l'un de mes favoris sur Berlin Babylon.

    "En 1810, Mme de Staël déplorait l'absence à Berlin de monuments gothique, la ville ne lui paraissait pas assez ancienne. "On y voit rien de ce qui retrace les temps antérieurs." On ne peut plus en dire autant aujourd'hui, depuis deux siècles et surtout depuis cinquant ans, on a produit ici une telle quantité d'histoire que l'air en est comme saturé ; et je ne parle même pas de ce qu'on y a construit, mais surtour de ce qui a disparu, du pouvoir des lieux vides, de la force d'attraction des choses évanouies - places, ministères, bunkers du Führer, chambres de torture souterraines -, du no man's land de part et d'autre du mur, du banc de sable mortel entre deux murs que l'on appelait Todesstreifen, "couloir de la mort", de tous ces lieux où se sont engloutis hommes et souvenirs. Berlin est la ville du "non-être", de ce qui a été anéanti sous les bombes, rejeté ou mystérieusement interdit. Il n'en est pas de meilleur symbole que les traces de balles que l'on voit encore si souvent, de petits cavités, des endroits où manquent la pierre qui devrait y être, de l'absence, de même que les gens sont absents des stations de métro murées. On les traverse, et on se trouve soudaint dans un territoire hanté, un monde abandonné de ses habitants ou dévasté par la peste. Les quais sont vides, balayés d'une lumière fantomatique, de la rame on voit le prodigieux silence qui y règne, on sait que, si l'on descendait, on se retrouverait immédiatement changé en un très vieux monsieur, avec un journal de 1943 dans sa poche. Les bâtiments "anciens", comme le Reichstag ou le musée de Pergame, produisent une curieuse impression, il semble s'être échoué là par hasard, grands navires échappés de quelque ère préhistorique, qui ont apparemment du mal à se rappeler leur passé et leur fonction."